ODHA: A. Hachemi: Souvenirs de Serkadji

Souvenirs de Serkadji

Témoignage d’A. Hachemi

Observatoire des droits humains en Algérie (ODHA), Algeria-Watch, 29 février 2004

Le 09 mars 1994, je fus présenté au tribunal d’Alger, situé à la rue Abane Ramdane. Trois autres compatriotes étaient également présentés avec moi pour d’autres affaires. Deux d’entre eux, anciens prisonniers de droit commun (dealers) avaient été arrêtés cette fois-ci pour une affaire de « terrorisme ». Le troisième était le muezzin du quartier d’Oued Ouchayeh, dans la banlieue d’Alger. Il avait été blessé à la main par balle lors de son arrestation et laissé sans soins au commissariat d’Hussein Dey où il a été séquestré et sauvagement torturé. C’était pour moi la fin d’un cauchemar, après deux mois de séquestration et de tortures. Nous étions au mois de Ramadhan, à la veille du 27e jour de ce mois sacré, si mes souvenirs sont bons. C’était aussi à cette période qu’avait eu lieu la fameuse évasion de près d’un millier de détenus de la prison de Tazoult.

Après avoir été brièvement entendus par le magistrat et la lecture des chefs d’accusation préfabriqués par nos tortionnaires au commissariat, nous fumes conduits à la sinistre prison de Serkadji.
C’était en début d’après-midi. Nous avons été reçu d’emblée par des coups de poings et de pieds par les gardiens. Des insultes et obscénités fusaient de partout. C’était, à l’époque leur manière d’accueillir les détenus politiques. Encadrés par de nombreux gardiens vociférants, on nous descendit au sous-sol, dans le quartier dit des « punis » pour reprendre le langage des détenus. Arrivés dans le couloir de ce quartier, on nous intima l’ordre de nous déshabiller totalement pour la fouille. Des coups de poing et de pied continuaient à pleuvoir sur nous. Une fois nus, on nous aligna contre le mur. Des moqueries de tous genres sortaient de la bouche des gardiens qui riaient.
Une fois fouillés, ils nous demandèrent de nous rhabiller et ils nous emmenèrent chez le coiffeur de la prison pour raser nos barbes et cheveux hirsutes qui dataient de plusieurs semaines de séquestration au centre de torture d’Hussein-Dey.
Ensuite, ils nous enfermèrent dans les cellules du sous-sol et ce, durant quinze jours. De temps à autre, des frères prisonniers des autres salles nous envoyaient par l’intermédiaire de certains gardiens des vêtements et des couffins d’aliments (nous étions au mois de Ramadhan). J’ouvre une parenthèse pour dire que tous les gardiens n’étaient pas sauvages dans leurs comportements. Il y avait une minorité qui se comportait correctement, respectant notre dignité d’êtres humains. C’est cette minorité qui nous transmettait des aliments et vêtements d’autres prisonniers, en cachette, bien sûr, de peur d’être dénoncés par leurs collègues à la direction.

Durant ces quinze jours d’isolement dans les cellules étroites du sous-sol, nous passions notre temps à chasser les poux qui avaient envahis nos cheveux et nos vêtements. Là aussi, des anciens prisonniers arrivaient à nous faire parvenir de la poudre DDT pour nous débarrasser de ces bestioles.
Au 15e jour, on me transféra à la salle 27. Nous étions quarante pour une salle d’à peu près 30 m2 dont au moins 5 m2 étaient constitués par les WC et le bassin. La sortie dans la cour était quotidienne. Elle durait 40 minutes, sous une stricte surveillance.
L’ambiance à la prison variait selon ce qui se passait à l’extérieur. Durant la période des pourparlers entre le FIS et le pouvoir, la répression était moindre et le moral des détenus remontait, dans l’espoir que cette guerre se termine et que nous soyons libérés. Mais dès que les pourparlers étaient interrompus, la répression des gardiens reprenait de plus belle. C’était le directeur lui-même ou son adjoint qui la menaient, entourés de leurs sbires qu’ils lâchaient comme des chiens contre les prisonniers politiques. Je me rappellerais toujours de certains gardiens tortionnaires qui étaient les hommes de main de l’administration. Ils étaient connus pour leur sauvagerie et leur bestialité. Certains sont connus seulement par leurs surnoms. Je citerais les sinistres Gaufretta, l’araignée (Selsaf Ramdane), Bouamra, Sakker, Aïssa El Fassouk, Droppy, etc. De véritables animaux enragés.

En tant que prisonniers politiques, on ne nous permettait pas de nous occuper d’un quelconque travail, alors que les prisonniers de droit commun faisaient fonction de coiffeur, de cuisiniers, d’agents de service au sein de la prison. Ces mêmes prisonniers de droit commun avaient droit à la grâce présidentielle à l’occasion des fêtes religieuses et nationales, alors que nous, en tant que prisonniers politiques en étions exclus. Il faut ajouter que le statut de prisonnier politique n’existe pas mais dans le traitement la distinction était nette.

Certains prisonniers ne supportaient pas la dureté de la vie carcérale et plus particulièrement le régime imposé aux prisonniers politiques. Et cette atmosphère tendue provoquait souvent des bagarres entre détenus.

Outre cette atmosphère carcérale, il y avait un autre problème qui apparut à la fin de l’année 1994 et qui allait en s’exaspérant. Il s’agissait d’un conflit idéologique entre les détenus dits salafistes et les détenus taxés de djaz’aristes. Les premiers évoquaient souvent comme références Ibn Taïmya, Edahabi, Ibn El Kayam et Ibn El Djaouzi. Ils voulaient imposer leur point de vue de force. Souvent ils en arrivaient aux poings. Si par malheur, un quelconque prisonnier évoquait le penseur algérien Malek Bennabi, il était immédiatement taxé de djaz’ariste et devenait leur cible. Les salafistes accusaient souvent les djaz’aristes de ne pas avoir participé au déclenchement de la lutte armée contre le pouvoir au lendemain du coup d’Etat. Ils s’attaquaient aussi aux détenus fumeurs et leur rendaient la vie dure.
Je me rappelle d’un incident qui m’avait marqué. Parmi nous se trouvait un groupe de citoyens accusés d’être les initiateurs de la radio clandestine El Wafa. Le jour de leur procès et alors qu’ils étaient transférés au tribunal d’Alger pour être jugés, le groupe salafiste a organisé une prière pour que ce groupe soit lourdement condamné !!!
Il était rare où les détenus taxés de djaz’aristes, réagissaient aux provocations et aux coups des autres. Ils étaient d’une patience sans limite.
Du fait de ces conflits qui dégénéraient souvent et de la surpopulation dans les salles de détention, j’avais demandé volontairement à aller dans une cellule malgré mon âge. Cette demande me fut accordée. La cellule était de 8m2 dont un m2 de WC. Un m2 était réservé à notre vaisselle et aux bidons d’eau de réserve (en raison de la pénurie d’eau qui sévissait). On avait droit à trois couvertures chacun. Il n’y avait pas de matelas dans les cellules. Nous étions sept personnes à nous mouvoir dans cette exiguïté et ce n’était pas facile tant sur le plan physique que psychologique.

Les fouilles étaient très fréquentes. Elles se déroulaient lors de notre sortie dans la cour. A notre retour, nous retrouvions un désordre indescriptible dans nos cellules. Tous nos effets étaient à terre, jetés sans ménagement. Les gardiens recherchaient des objets interdits (morceaux de métal, lames de rasoirs, livres dits « subversifs », etc….). Au cours de cette fouille, les gardiens aidés parfois des prisonniers de droit commun s’en donnaient à cœur joie pour nous subtiliser vêtements et denrées alimentaires. A qui se plaindre alors ? Nous n’avions d’autre choix que de prendre notre mal en patience et de supporter cette hogra.
Pour ce qui est des couffins que nous ramenaient nos familles, nous étions là aussi à la merci de l’humeur des gardiens mais aussi du climat politico-sécuritaire qui régnait à l’extérieur. Tout aggravation de la situation sécuritaire avait un retentissement direct sur nos déjà maigres couffins qui étaient fouillés sans ménagement, et desquels les gardiens subtilisaient plusieurs produits. Là aussi, nous ne pouvions rien faire.

Je voudrais relater une image qui m’est restée gravée dans la mémoire. Cela se passait en juillet 1995. On avait ramené à la prison un citoyen prénommé Ali, la trentaine, qui avait été préalablement séquestré successivement au commissariat d’Hussein-Dey, au commissariat de Rouïba, au centre de la SM de Châteauneuf, au commissariat de Climat de France puis au commissariat central. Il avait été horriblement torturé. Il était très amaigri. Je fus très frappé par son visage déformé par la torture et sa silhouette cadavérique. Il fut jeté par les gardiens dans la cellule 12. Nous craignions pour sa vie après ce qu’il a enduré comme souffrances durant des semaines dans les différents centres de tortures. Heureusement que la solidarité entre détenus était totale. Il fut pris en charge par ses compagnons d’infortune. Après lui avoir enlevé ses vêtements crasseux et déchirés et l’avoir débarrassé de ses poux, il fut mis sous le robinet d’eau et il fut lavé au shampoing. Quelque temps après, il réapparaissait sous la forme d’un être humain, après que des tortionnaires sauvages aient bafoué sa dignité et l’aient avili durant des semaines en employant chiffon, bastonnades et gégène.
Il m’est très difficile de raconter ce que j’ai vécu comme calvaire dans cette sinistre prison de Serkadji, dix ans après. Mais cela était indispensable pour que nos enfants et petits-enfants sachent ce qu’ont fait des algériens contre leurs « frères » algériens dans l’Algérie indépendante.