Me Farouk Ksentini s’exprime sur les réformes, la Justice et les droits de l’Homme

Me Farouk Ksentini s’exprime sur les réformes, la Justice et les droits de l’Homme

“L’armée doit protéger la Constitution”

Par : Mohamed Mouloudj, Liberté, 13 février 2013

“Il croit savoir, toutefois, que cette proposition ne fait pas consensus au sein des cercles de décision.”

Invité hier au Forum hebdomadaire du quotidien Liberté, Me Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’Homme (CNCPPDH), a déclaré que l’armée doit protéger la Constitution.
“Nous avons suggéré, entre autres, à la commission Bensalah, dans le cadre des réformes initiées par le chef de l’État, que l’ANP doit être la gardienne de la Constitution”, a-t-il indiqué, avant de préciser qu’il réitère toujours cette proposition. Est-elle une allusion au coup de force opéré en 2009 par l’actuel chef de l’État et lancer ainsi un appel du pied à l’armée pour protéger la Constitution contre d’autres coups de force à venir ?
Me Ksentini n’en dira pas plus, se limitant à affirmer qu’il “ne veut pas porter de jugement sur les faits passés, mais regarder vers l’avenir”. Toujours dans le même ordre d’idées, il a ajouté que le président de la République “est le garant politique de la Constitution”, et “comme cela se fait en Turquie, c’est l’armée qui doit la protéger”. Il croit savoir, toutefois, que cette proposition ne fait pas consensus au sein des cercles de décision. Interrogé sur le dossier des disparus et la possible réouverture du dossier pour une mission onusienne, Me Ksentini a estimé que, par le passé, “l’Algérie a eu à s’expliquer sur ce dossier”. Un dossier, certes, sensible à propos duquel, estime-t-il, l’Algérie “a été sévèrement jugée”. La réouverture du dossier par une mission onusienne dont il dit ne pas être au courant est, de l’avis de Me Ksentini, une simple constatation.
“Ils peuvent venir constater” car “les dossiers de disparus n’ont pas d’archives”, a-t-il révélé. Expliquant encore une fois que ses services ont recensé 7 200 cas de disparitions, il a précisé que les ONG, qui ont fait leur choux gras avec cette histoire de disparus, “prenaient part pour les terroristes”. À partir des évènements du 11 septembre 2001, explique-t-il, ces mêmes ONG ont découvert les affres du terrorisme, d’où le changement de leur attitude vis-à-vis de l’Algérie et notamment par rapport à ce dossier. Plus explicite, il a indiqué que “ce n’est pas l’État qui est l’auteur de cet état de fait”, mais “la terreur imposée par le terrorisme”.
En outre, il soutient que “les rares cas” amputables aux agents de l’État “sont l’œuvre d’agents zélés ou de militaires pris de panique”.
À propos de ces cas, précise-t-il encore, “l’État n’est pas responsable. Il a combattu loyalement le terrorisme”, mais “ce sont des dépassement non délibérés”.
D’autre part, l’invité de Liberté a indiqué que l’Algérie n’était pas l’unique pays au monde qui comptait des disparus. Il cite, à titre d’exemple, le Chili, l’Argentine et le Maroc. Tous ces pays, soutient-t-il, “ont fait recours à l’indemnisation pour résoudre ce problème”. Ce que l’Algérie avait fait, rappelle-t-il, à travers les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, même si, regrette-t-il, “certaines familles avaient refusé l’offre de l’État”.
Sur un autre registre, Me Ksentini a indiqué que la Charte pour la paix votée par référendum en 2005 n’était plus une question de textes de loi, mais “elle est dans les cœurs des Algériens”.
Une affirmation à laquelle il ne tardera pas à apporter, lui-même, la contradiction, en soutenant que “des dispositions complémentaires doivent être ajoutées au texte initial”. Me Ksentini n’a évoqué, cette fois-ci, ni amnistie générale ni de nouvelles mesures pour les “repentis”, mais elles concerneront, entre autres, les autres victimes du terrorisme qui ont perdu des biens durant la décennie noire. “Cela fait dix-sept ans que j’attends cette disposition, moi qui ai perdu tous mes biens durant cette période”, a indiqué une des victimes à l’adresse de Me Ksentini. Pour ce dernier, cette disposition doit être incluse rapidement pour aboutir à une réconciliation entre toutes les victimes. Évoquant le rapport de la commission à remettre au président Bouteflika, Me Ksentini a indiqué qu’il sera rendu public au moment opportun. Plusieurs questions liées à l’indépendance de la justice, à la liberté d’expression, aux droits sociaux ont été incluses dans le rapport. “Notre rôle est de constater et non pas de dénoncer”, a indiqué l’invité de Liberté, sur les objectifs de ce rapport.

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Il a dressé un tableau peu reluisant sur la situation des droits de l’Homme

“Beaucoup reste à faire pour l’édification d’un État de droit”

Par : Farid Abdeladim

S’il a tenté de justifier la dégradation de la situation des droits de l’Homme en Algérie par certains faits de l’histoire, Me Farouk Ksentini n’a pu dissimuler, hier, la réalité du terrain pour brosser inévitablement un tableau peu reluisant en la matière. S’exprimant au Forum de Liberté, le président de la CNCPPDH a reconnu, en effet, que la situation des droits de l’Homme dans notre pays reste encore otage des pratiques de “l’État prédateur” et que les choses n’avancent pas comme souhaité. “Certes, les choses progressent, et de manière substantielle, mais force est de reconnaître qu’elles le sont à une vitesse ralentie”, a concédé de prime abord le défenseur officiel des droits de l’Homme, imputant cette situation, entre autres, à des textes de loi “injustes et déséquilibrés”.
Ceci, quand bien même il estime qu’en matière de droits de l’Homme, l’Algérie “a pris de l’avance par rapport à des pays de la région”. Avant de rebondir : “Il nous reste beaucoup à faire pour atteindre l’objectif d’édifier un État de droit.” Me Ksentini n’ignore pas que l’édification de l’État a toujours pris le dessus sur les droits individuels dans notre pays. “Après l’Indépendance, le seul souci pour nous était de construire un État. Et cela a été fait au détriment de l’individu”, a-t-il rappelé pour justifier sa “bonne” conception générale des droits de l’Homme qui, estime-t-il, devrait se construire successivement autour de l’État puis de la collectivité et, enfin, de l’individu. Pour autant, si les libertés individuelles doivent primer, la chose est admise implicitement, dira le président de la CNCPPDH, du fait qu’il reconnaît la dégradation des libertés individuelles et des droits sociaux dans notre pays.
C’est ainsi qu’il citera, tour à tour, les dysfonctionnements de la justice algérienne, les textes de loi incompatibles, le mépris total de l’administration aux citoyens et la bureaucratie qui gangrène tous les secteurs, ou encore les innombrables souffrances sociales.
Du droit d’accès au logement à l’état piteux de nos écoles et celui qui laisse toujours à désirer de nos hôpitaux, en passant par le code de la famille qui nécessite une nouvelle révision, Me Ksentini n’ignore rien de la réalité pitoyable des droits de l’Homme dans notre pays. Entre autres, il adhère parfaitement à l’appel des professionnels de la santé pour la prise en charge des personnes atteintes de cancer, dont pas moins de 20 000 patients nécessitent un transfert à l’étranger pour se faire traiter par radiothérapie.


Il considère que la justice algérienne est de “très mauvaise qualité”

Ksentini : “C’est la faute aux magistrats”

Par : Farid Abdeladim

Le drame de la justice algérienne, souvent accusée d’être dépendante, n’est plus un secret pour personne, certes. Mais, pire, elle est de plus en plus décriée, y compris par des personnalités réputées proches du pouvoir. C’est le cas, entre autres, de Me Farouk Ksentini qui est revenu encore une fois, hier, lors du Forum de Liberté, pour qualifier les magistrats ouvertement d’“irresponsables” ! “En dépit de tous les efforts consentis, il faut reconnaître que nous avons encore une justice de très mauvaise qualité, une justice approximative”, a asséné, en effet, le président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’Homme (CNCPPDH), estimant que les magistrats sont les premiers responsables de cette situation. “En Algérie, il y a environ 5 000 magistrats. Parmi ces derniers, il y a ceux qui sont courageux et d’autres qui ne pensent qu’à leur carrière”, a-t-il fulminé. Pour Me Ksentini, “un magistrat ne doit pas se conduire comme un domestique” car le métier “doit répondre à une certaine déontologie, à une certaine éthique, une responsabilité particulière.
Or, dans le contexte national actuel, le comportement de certains magistrats relève carrément de l’irresponsabilité”.
Ce comportement, ajoute-t-il, est davantage encouragé du fait que le magistrat reste un des rares responsables à ne pas rendre compte de ses actes. “Les magistrats jouissent d’un statut qui n’est soumis à aucun contrôle ; c’est l’impunité
totale”, a-t-il regretté. “Pourquoi les journalistes, les avocats, les médecins sont tous comptables de leurs actes devant les instances civiles, administratives et juridiques, mais jamais les magistrats ?” s’interroge-t-il. Certains magistrats, une minorité, selon Ksentini, bâclent plusieurs affaires rien que pour s’en débarrasser et ne se soucient donc guère des droits des justiciables. Pour Me Ksentini, les décisions prises au cours des dernières années, visant l’amélioration de la situation socioprofessionnelle des magistrats à même de les mettre à l’abri de la corruption, sont au contraire faites pour les fragiliser davantage. “Plus le magistrat est mieux payé, plus il a peur pour sa place”, juge-t-il. L’autre reproche fait par Me Ksentini à la justice algérienne est relatif à “l’abus” dans la pratique de ce qui est désigné par “la détention provisoire”. Or, précise l’avocat, cela s’appelle “détention préventive”. Rappelant que cette pratique fait l’objet de dénonciation depuis déjà quelques années,
Me Ksentini s’interroge sur les raisons qui font qu’elle soit encore pratiquée. C’est vraiment “un des mystères de la justice” que Me Ksentini ne semble pas en mesure de comprendre.