Défi des disparus d’Algérie

Défi des disparus d’Algérie

Maître Ahmed Simozrag, 18 juin 2004

Avec le temps, il devient de plus en plus évident que la vérité fait peur au pouvoir algérien et l’empêche de régler le problème des disparus autrement que par l’argent. Les familles des disparus veulent savoir la vérité sur le sort de leurs proches. A cette fin, elles ont frappé à toutes les portes et effectué partout des recherches, dans les casernes de l’armée et de la gendarmerie, dans les commissariats de police, dans les prisons, dans les locaux des milices, mais sans succès.

Elles ont saisi la Commission des droits de l’homme de l’ONU, la FIDH, Amnesty international, Human Rights Watch. Ces organisations n’ont pas manqué d’intervenir maintes fois auprès des autorités algériennes, demandant la constitution d’une commission d’enquête indépendante, mais leurs démarches n’ont jamais abouti.

Le pouvoir algérien s’obstine malheureusement à vouloir résoudre ce problème à la dérobée, au détriment de la vérité et de la justice. Il veut régler par décret les conséquences d’une décennie de larmes et de sang.
Le décret 03-299 du 11 septembre 2003 complétant le décret 01-71 du 25 mars 2001, instituant la commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme a pour seul objectif de recenser les disparus, de localiser leurs cadavres et d’indemniser leurs ayants droit.

De tels agissements au mépris de la justice et de la volonté des citoyens ont fait de l’Algérie l’un des rares pays où les règles du droit international sont les moins respectés et où les droits de l’homme sont les plus violés. En effet, cette réalité que l’on peut observer à tout moment a été maintes fois constatée et dénoncée par les organisations internationales de défense des droits de l’homme. Plusieurs données peuvent d’ailleurs la confirmer. Ainsi par exemple, les cas de tortures et de disparitions, le nombre de morts (près de 200.000), le nombre de prisonniers, de déportés et d’exilés, le maintien de l’état d’urgence, le bâillonnement de la presse, l’absence des libertés comme la liberté de manifester sont autant d’éléments caractéristiques dudit pouvoir en terme de dictature. Jamais peuple n’a subi la même hémorragie et les mêmes pertes sur le plan humain et financier que le peuple algérien au cours de cette dernière décennie. Et l’Algérie est le seul pays où l’impunité a atteint un niveau intolérable, où la ‘‘hogra’’ est érigée en mode de gouvernement. Pour preuve, les disparitions et la torture continuent à se pratiquer aujourd’hui sous les yeux du monde entier par des miliciens et des agents de sécurité sans que personne ne s’indigne le moins du monde comme si la loi, le droit international, n’ont point de prise sur le pouvoir algérien. Ce dernier continue à faire usage de procédés machiavéliques, corruption et mensonge entre autres, pour obtenir le silence, voire même le soutien de la communauté internationale.

En dépit des cris d’alarme des familles en question, malgré les témoignages édifiants d’anciens officiers ayant assisté à l’exécution des crimes des disparitions, aucune réponse concrète n’a été apportée au problème des disparus. Mis à part la commission nationale consultative qui n’a ni les moyens ni les prérogatives lui permettant de répondre aux attentes des victimes. Les démarches qu’elle a accomplies jusqu’à maintenant ne sont que des manœuvres dilatoires sans aucun rapport avec les revendications précises des intéressés. La question qui se pose est de savoir pourquoi ferme-t-on les yeux sur les seuls disparus de l’Algérie ? Pourquoi l’impunité ne profite qu’aux seuls tortionnaires et assassins de ce pays, à la différence de ce qui se passe dans d’autres pays ? Presque tous les problèmes des disparus dans le monde ont trouvé une solution – plus ou moins satisfaisante, mais définitive – sauf en Algérie où la situation est des plus lamentables, où l’on veut acheter la conscience des victimes où l’on veut tordre le cou à la vérité, à la justice et à la mémoire. Une manière de ramer à contre-courant de l’Histoire. Il y a eu partout des commissions vérité et justice du Bangladesh jusqu’à l’Ouganda en passant par l’Afrique du Sud, le Pérou, l’Argentine, le Chili, le Salvador, la Bolivie, le Guatemala, Haïti. Après avoir contribué de manière plus ou moins irréprochable à la manifestation de la vérité, ces commissions ont conduit au jugement des criminels – même si beaucoup d’entre eux ont été amnistiés- à l’indemnisation des victimes et enfin à la réconciliation. Un fait essentiel est que ni l’indemnisation ni la réconciliation n’ont été opérées au détriment de la vérité et de la justice.

Au Pérou, la commission de la vérité a été mise en place par décret du 2 juin 2001. Devenue ultérieurement commission de la vérité et de la réconciliation, cette instance a procédé à l’audition des victimes (évaluées à 69.000) et des témoins de la violence qui a ensanglanté le Pérou entre 1980 et 2000. Le président Alexandro Toledo a promis de faire en sorte que tous les responsables de la tragédie soient jugés : « Nous ne pouvons pas ouvrir, dit-il, les portes de l’avenir sans ouvrir celles du passé, sans vengeance et sans impunité. » Et il a tenu sa promesse.
La commission a conclu à la responsabilité politique des gouvernements de Fernando Belaunde et de Alan Gracia. Elle a déclaré la responsabilité pénale de l’ancien président Alberto Fujimori et du chef des services secrets Vladimino Montesinos. L’église catholique a été déclarée coupable par abstention ; celle-ci n’ayant pas défendu les droits humains pendant le conflit armé.

En Afrique du Sud, la commission vérité et réconciliation (CVR) a été créée en 1995. Le mérite de cette instance est qu’elle a permis de faire éclater la vérité, de recenser des milliers de crimes, d’identifier et de contraindre les criminels à confesser leurs crimes en public pour bénéficier de l’amnistie. Quoi qu’on dise, des procès ont eu lieu et durant plusieurs années ; des criminels furent jugés et condamnés, certains à la prison à perpétuité : c’est le cas par exemple des criminels Wouter Basson ‘‘le docteur de la mort’’, Eugène de Kock ‘‘le mal principal’’, qui a écopé d’une peine de 212 ans d’emprisonnement, Ferdji Barnard et beaucoup d’autres. Bien que l’amnistie de quelques-uns n’a pas été du goût de certaines victimes qui considèrent que « l’amnistie leur a volé la justice », d’autres, au contraire, s’estiment satisfaits du seul fait que les criminels aient essuyé la honte d’avoir vu leurs crimes exposés en public.

Au Chili, des procès ont eu lieu contre le général Sergio Arellano, chef de la caravane de la mort, ainsi que les ex-généraux Gabriel del Rio et Hector Bravo, l’ex-brigadier Perdo Espinoza et l’ex-colonel Marcelo Moren Brito.
Quant au dictateur Pinochet, la cour d’appel de Santiago a récemment décidé de lever son immunité pour avoir ordonné les crimes de la caravane de la mort. Son calvaire n‘est donc pas près de connaître son épilogue.

En Argentine, les membres des juntes militaires ont été condamnés pour assassinats, tortures et enlèvements. Plusieurs d’entre eux ont été condamnés à la prison à perpétuité. Il s’agit notamment des Généraux Jorge Rafael Videla, Leopoldo Fortunato Galtieri, des Amiraux Emilio Massera, Rubèn Franco, Jorge Supicich, Antonio Vanek, du Capitaine de Frigate Jorge Acosta, du Préfet maritime Hector Febres et des centaines d’autres militaires. Non seulement la grâce décrétée par le président Carlos MENEM en décembre 1990 n’a pas mis à l’abri les militaires dont les deux généraux qui furent condamnés à perpétuité en décembre 2000 par la Cour d’Assises de Rome, mais surtout elle n’a pas empêché les procès de reprendre par suite de l’annulation des lois du « Point final » et de « l’obéissance due ».

En outre, la grâce a suscité la colère des associations des victimes. Ces dernières, regroupés sous le collectif HIJOS, ont créé une espèce de justice populaire appelée « Scratche ». Il s’agit d’une manifestation où la foule débarque sur le quartier du criminel scandant : « alerte, alerte, alerte, voisin à côté de chez vous vit un assassin ! » De la sorte, le coupable est mis au banc de la société, il devient l’ennemi de son quartier, de ses concitoyens ; les commerçants refusent de le servir, les passants lui crachent dessus, d’autres le harcèlent par des appels téléphoniques à n’importe quelle heure, d’autres encore vident les ordures devant son domicile, et ainsi il est livré à la vindicte populaire jusqu’à la fin de ses jours. La pratique du ‘‘scratche’’ s’est même étendue à d’autres pays comme l’Uruguay et le Chili sous le nom de ‘‘funa’’

Pourquoi veut-on faire de l’Algérie un pays hors normes en matière d’impunité ? Des crimes ont été perpétrés en violation de la loi algérienne et des conventions internationales, les victimes de ces crimes réclament justice, la plupart des criminels sont en vie, la loi veut qu’on les arrête et qu’on les juge. Rien ne sert de louvoyer, ni tenter d’occulter la vérité ; l’adage populaire dit : ‘‘sors nu, Dieu te couvre’’.

D’autant plus que sous d’autres cieux, pareils événements, on l’a vu, ont mobilisé des moyens considérables, des tribunaux, des procès, des commissions, des enquêtes dans le seul but de faire éclater la vérité et de rendre justice aux victimes.

De la même manière, les familles des disparus d’Algérie veulent avoir accès à la vérité et à la justice. Leurs revendications se résument en la mise en place de deux mécanismes : une commission vérité et justice et un tribunal indépendant pour juger les coupables.

Quoi de plus légitime qu’une telle revendication que le pouvoir lui-même reconnaît comme fondée et légitime ! Me Farouk Ksentini, président de la commission nationale consultative a reconnu récemment qu’il existe près de dix mille disparus du fait des terroristes et quelque 7250 disparus du fait des forces de l’ordre. Peu importe que les coupables soient de l’une ou de l’autre catégorie, l’essentiel est de les juger, exécutants et donneurs d’ordre sans passe-droit, étant tous égaux devant la loi.. En ce qui concerne les disparitions imputées aux forces de l’ordre, les exécutants sont connus à travers les déclarations des témoins parmi leurs collègues de services et parmi les familles des victimes ou parmi les voisins du quartier qui les ont vus au moment de l’arrestation. La presse ayant évoqué quelques cas d’enlèvements suivis de disparitions par les milices. C’est le cas des enlèvements opérés par les patriotes de Bougara en mars 1997 selon les déclarations de l’ancien président de l’ONDH Kamel Rezzag Bara (liberté 12 mars 1997), c’est le cas aussi des milices de Hadjout en 1995, celui du tristement célèbre El Hadj Fergane, maire RND de la ville de Relizane et de son acolyte El Hadj El Abed maire de la commune voisine de Jdiouia. La presse du 13 au 18 avril 1998 a fait état d’enlèvements, d’assassinats et d’extorsion de fonds perpétrés par la bande de Relizane et indiqué les charniers où les cadavres des victimes furent déposés. Sur ce point, il existe même des aveux en plus des témoignages poignants de personnes ayant assisté aux arrestations des victimes ou les ayant vus en détention.
Quant aux commanditaires, ils n’ont jamais nié leurs responsabilités dans les événements en tant qu’instigateurs et donneurs d’ordres. Parmi les militaires figurent les généraux Khaled Nezzar, Mohamed Lamari, Mohamed Mediène dit Toufik, Smaïn Lamari, Larbi Belkheir, Mohamed Touati, Benabbès Gheziel, Kamel Abderrahmane, Fodhil Cherif Brahim . Et parmi les civils : Rédha Malek, Ahmed Ouyahia, Ali Tounsi, Salim Saâdi.

La dernière révélation du président de la commission nationale consultative, Me Farouk Ksentini sur le nombre des disparus est une donnée fondamentale qui peut constituer une base de travail pour la future commission vérité et justice. Les opérations d’enquêtes doivent être menées par la commission vérité et justice qui doit être totalement indépendante du pouvoir ; cette tâche n’est pas celle d’un organisme étatique comme la commission présidée par Me Ksentini. Il est donc inutile de recueillir les témoignages de repentis pour faire croire à une mise en œuvre d’un processus de vérité, c’est la poudre aux yeux, pas plus.

La question des disparus est fondamentale dans la mesure où elle conditionne désormais le respect des droits de l’homme et de la justice en Algérie. Si elle est malmenée ou bafouée ce sont les droits de l’homme et la justice qui seront malmenés et bafoués. C’est, en d’autres termes, laisser la porte ouverte aux abus, aux tortures, aux enlèvements, aux disparitions, etc.

C’est pour cette raison que cette question interpelle tout le monde, non seulement les organisations internationales de défense des droits de l’homme mais aussi tout magistrat, tout juriste, tout intellectuel homme et femme, enfin toute personne éprise de justice et de respect des droits de l’homme. En conséquence, aider les familles des disparus d’Algérie à accéder à la vérité et à la justice équivaut à sauvegarder la vérité et la justice.

Ce n’est pas un hasard si la déclaration de l’ONU sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées du 18 décembre 1992 dispose que « les disparitions forcées portent atteinte aux valeurs les plus profondes de toute société attachée au respect de la légalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et que leur pratique systématique est de l’ordre du crime contre l’humanité. »

Elle qualifie d’outrage à la dignité humaine et de violation grave et flagrante des droits de l’homme tout acte conduisant à une disparition forcée. Il y est stipulé (art 6) qu’aucun ordre ou instruction émanant d’une autorité publique, civile, militaire ou autre ne peut être invoqué pour justifier une disparition forcée. Il est précisé dans son article 14 que « les auteurs présumés d’actes conduisant à des disparitions forcées dans un Etat doivent être déférés aux autorités civiles compétentes de cet Etat pour faire l’objet de poursuites et être jugés […] Tous les Etats devraient prendre les mesures légales appropriées qui sont à leur disposition pour faire en sorte que tout auteur présumé d’un acte conduisant à une disparition forcée, qui relève de leur juridiction ou de leur contrôle, soit traduit en justice. » Il est interdit d’accorder l’asile à ces personnes, affirme l’article 15.

Le statut de la Cour Pénale Internationale inclut dans la catégorie des crimes contre l’humanité « la pratique à grande échelle ou systématique des disparitions forcées. »

Maître Ahmed Simozrag
18 juin 2004