Normalisation, transition vers la démocratie et démocratie durable

Normalisation, transition vers la démocratie et démocratie durable

Arezki Derguini, La Nation, 5 Juin 2012

Deux scenarios extrêmes peuvent être avancés pour décrire la période de transition dans laquelle nous allons entrer. Le premier, très optimiste, suppose une convergence explicite des forces internes et externes pour un changement démocratique. Il se traduirait par un gouvernement d’union nationale qui aurait pour objectif de réaliser les mesures d’urgence capables de rétablir la confiance de la société en elle-même pour qu’elle puisse s’engager dans un processus de réformes.

Il faut signaler dans ce scénario, l’importance de l’exécutif relativement au législatif au cours de cette période. Ce n’est pas la loi qui est en défaut dans le système politique algérien, c’est le caractère discrétionnaire de la justice, c’est la distance entre la loi et son application, c’est la distance entre le mode d’administration par le chaos et l’insécurité et le mode d’administration par la loi et le contrôle social. Dans cette période, c’est l’indépendance de la justice qui est la pierre d’achoppement du changement.

Ce premier scénario suppose une ouverture par le haut du système encourageant une autonomisation du travail parlementaire et du travail judiciaire et une progression par le bas de l’autonomie sociale. L’opposition principale ne passe plus entre mouvement social et gouvernement, gouvernement et opposition parlementaire. La transition est à la charge du gouvernement et de la société auxquels s’opposent les forces d’inertie du système sécuritaire et celles qui profitent du chaos, vivent de l’insécurité. Il est entre les forces parasitaires et les forces nationalistes dont l’objectif est devenu la construction d’un nouveau système social et économique durable. Le débat politique pour la construction des consensus nécessaires à l’institution d’une assemblée constituante s’effectueraient alors à tous les niveaux : exécutif, parlementaire et social. Les consensus et les clivages réels peuvent alors émerger et être fixés.

L’autre scénario extrême, suppose qu’il reviendrait comme aux seules forces non gouvernementales le devoir de construire l’alternative démocratique. L’autonomisation par le bas devrait seule reconfigurer les rapports de forces. Il faudrait alors parler de transition à la transition vers la démocratie. Des forces internes du système en faveur d’une transition vers la démocratie étant incapables de se soustraire à sa dynamique suicidaire, les forces de l’opposition auraient pour tâche de rendre possible une telle dissociation pour pouvoir envisager l’avènement des conditions favorables à l’établissement d’un régime démocratique. La transition consistera à faire reculer les forces du chaos et de l’insécurité.

Le scénario qui s’imposera, empruntant à ses deux tendances actives au sein de la société et du pouvoir (ouverture par le haut et autonomisation par le bas), dépend du devenir et de l’avenir des forces sociales et politiques qui dépendent eux-mêmes de ceux de l’environnement dans lequel ces forces comptent se réaliser. Trois espaces participent à la configuration des forces sociales et politiques. L’environnement extérieur, les forces au sein du pouvoir et celles au sein de la société. Pour les forces extérieures, l’Europe en particulier, l’enjeu consiste en l’établissement d’une politique de bon voisinage. Une transition non déstabilisante vers une démocratie durable serait la panacée. Elle permettrait le contrôle au mieux des flux d’énergie et de population en particulier.

Pour les forces nationalistes, dirigeantes et d’opposition, l’enjeu réside dans la conversion d’un système sécuritaire basé sur les services à un système démocratique de production et de services plus autonome débarrassé des intérêts parasites. Le système sécuritaire soutenu par la rente énergétique est menacé par la baisse tendancielle du pouvoir d’achat, la croissance des inégalités et du désordre social. Il leur faut lui substituer un système durable. Et la difficulté de la conversion est au cœur de la transformation du rapport de forces au sein du pouvoir et dans le monde. Le pouvoir et la société vivent aujourd’hui de l’insécurité et du chaos financés par la rente. Il faut qu’elles puissent se projeter dans un autre système pour pouvoir se soustraire à l’ancien. Convertir simplement l’emploi actuel en emplois durables producteurs de richesses, les sujets du système sécuritaire en citoyens et agents autonomes, les intérêts captateurs de rente et cause de fortes externalités négatives en intérêts producteurs de richesses et de fortes externalités positives, répondre aux considérables demandes nouvelles de travail, tout cela indique l’ampleur de la tâche dans un contexte de grande transformation mondiale. Il n’est pas exagéré de comparer l’Algérie d’aujourd’hui à l’Irak d’avant l’occupation du Koweït : la transformation d’une société en guerre en société pacifique, d’une armée pléthorique en citoyens producteurs. La tâche n’est cependant pas nouvelle, elle doit parcourir le chemin classique de toute activité nationale à l’œuvre dans toute puissance : du militaire (secret des laboratoires, monopole) au civil (l’usage public, la compétition) et du civil à l’économique (l’autonomie, la reproductibilité), puis à nouveau de l’économique au militaire (financement) pour fermer le circuit. La gestion de ce circuit est au cœur du politique et de la puissance. On peut ici parler de défi politique, établir l’autonomie d’un tel circuit c’est le relever, c’est accéder au politique.

Une chose est donc sûre, il faut envisager la conversion des emplois, ce que j’appelais ailleurs la civilisation de l’encadrement de la société. Ce processus est au cœur des processus de division du pouvoir, d’autonomisation de ses sphères. Je caractérisais alors le colonialisme par l’administration militaire des communes mixtes (en opposition à l’administration civile : les communes de plein exercice où résidaient la colonie de peuplement) et l’indépendance par la généralisation de la deuxième formule. Une telle « civilisation » devrait commencer par les secteurs de l’information, de la justice et de la politique. La conversion des emplois ici ne serait pas complexe. Cela pourrait figurer dans le programme d’un gouvernement de transition. On voit qu’il ne peut pas être l’œuvre d’un simple processus d’ouverture du système par le haut mais d’un processus global de transformation, impliquant Etat, pouvoir et société.

Entre l’environnement extérieur et les forces du pouvoir, qui doivent gérer l’équilibre des rapports de force, le déclassement et le reclassement de certains intérêts pour la pérennité du système, dans le cadre du système interétatique mondial et de la sécurité mondiale, un agenda commun depuis l’avènement des printemps arabes était inévitable. On peut donc supposer que des engagements ont été pris entre l’Etat algérien (que nous avons appris à distinguer du pouvoir algérien) et l’Union européenne tout du moins, pour une transition vers la démocratie. Dans sa politique de bon voisinage, l’Europe a pour politique l’établissement de démocraties durables dans les pays voisins.

Pour le Front des Forces Socialistes, ignorer un tel environnement et ses multiples desseins, les convergences de forces possibles qu’il peut permettre, cet autre programme de nécessaires conversions sociales, économiques et politiques, reviendrait à mal se situer, à mal se positionner et à mal se projeter et donc à se condamner à l’impuissance. Le processus de transformation global de civilisation doit compter avec les différentes dimensions qui doivent y être à l’œuvre.