Le sérail n’est plus celui à qui on pense généralement

Le sérail n’est plus celui à qui on pense généralement

par Farouk Zahi, Le Quotidien d’Oran, 11 février 2010

Sous l’effet gravitaire d’une ploutocratie dévorante, le sérail n’a plus la connotation de jadis, c’est-à-dire influence et pouvoir politique. Décentralisé, il gîte dans les sphères de l’entregent et de l’argent. Le néo-sérail se compose à quelques nuances près, d’un argentier qui est généralement ordonnateur secondaire des dépenses publiques et détenteur du pouvoir décisionnel, d’un cabinet parallèle que constituent informellement des rabatteurs, un ou deux ténébreux individus du mouvement associatif utilisés comme faire-valoir et des protecteurs. Ces derniers sont généralement puisés dans le vivier du parlement ou de l’administration centrale. Dans une de ses récentes livraisons, un quotidien arabophone de grand tirage, nous livre quelques ragots truculents de vie de nabab que mènent certains élus ou fonctionnaires locaux. Tels ces hauts fonctionnaires baladés par leur maire à Istanbul ou à Sharm El Cheikh, se targuant de s’habiller «Smalto» et portant bracelet-montre «Rolex» d’une valeur de 400.000 DA et roulant carrosse. L’achat d’un rutilant 4×4 à 5.800.000 DA par un chef de l’exécutif local d’une wilaya de l’Est, pour le compte de sa fille, ne fait actuellement plus partie des choses qui suscitent l’indignation ou l’opprobre. Il est même admis par le subconscient collectif que cet homme ne fait qu’assurer ses arrières. Il fait bien d’ailleurs ; l’Administration est tellement oublieuse des bons et loyaux services rendus. C’est ainsi que l’on contextualise toutes les postures perverses et les conséquences qui en découlent. Cette dérive ne date pas d’aujourd’hui, son lit a été préparé depuis bientôt deux décennies. La paternité en revient aux instances de transition inaugurée par les Délégations exécutives communales (DEC) de wilaya (DEW) et le Conseil national de transition (CNT). On parait au plus urgent ; tout, d’ailleurs, était urgent sous l’état de siège. On élevait ou surélevait des clôtures interminables, on déroulait des kilomètres de barbelés, on érigeait des tonnes de fer «cornière» en barraudage branlant. Les projecteurs, les caméras de surveillance et les serrures commandées à distance faisaient une entrée tonitruante dans les nouvelles mœurs liées à la sécurité.

 Les quelques fossés qui séparaient encore l’administré de l’administrateur se trouvaient ainsi élargis par ces nouveaux attributs de la fortification. On grillageait le moindre petit trou…et ce n’était, malheureusement pas, gratuit. Il suffisait de délivrer un simple bon de commande, les devis quantitatifs et estimatifs comptaient peu. La facture définitive pouvait constituer la seule pièce comptable exigible pour la liquidation de la dépense et vogue la galère. Cantonnées initialement aux seuls champs pétrolifères du Sud, des sociétés de gardiennage prirent du poil de la bête pour essaimer et devenir de véritables bastions d’un secteur jusque-là inconnu.

 Des déplacements de subalternes sur la capitale qui ne pouvaient exiger au maximum que deux jours, s’étalaient parfois jusqu’à une semaine. Les frais supportés par la collectivité, faisaient le bonheur de grands hôtels algérois qui affichaient toujours «complet». Les préparatifs de l’élection présidentielle de 1995 ouvraient le bal à la curée. Tout se faisait sous le seau de l’urgence et probablement sous celui de la raison d’Etat. Il ne fallait surtout pas perturber la grande marche par des velléités de contrôle ou de vérification. On pouvait à tout moment être taxé de pro terroriste. Les sérails locaux se constituaient autour du chef dont les vœux étaient des ordres ; des constellations de prestataires de service prêtes à intervenir en tout lieu et tout temps sont créées pour les besoins de la cause. Le financement des opérations, même s’il n’existait pas encore, ne posait aucun problème, on faisait en toute confiance crédit l’Etat. Les contrôles budgétaires a priori et la conformité des dépenses avec les lignes budgétaires étaient ajournés sine die. Et si un quelconque remords devait animer certaines âmes, on crée des comités ad hoc pour mieux «malmener» l’enceinte réglementaire là où elle pourrait encore faire obstacle. Pour mieux damer le pion à son prédécesseur dont le parti a été dissous, un défunt président de Délégation communale prenait en charge sur le budget communal les frais inhérents à la célébration du mariage de jeunes couples. Il voulait par cette incongrue procédure ramener l’électorat perdu au giron de son parti. Et si des entités étaient tentées de s’élever contre de telles pratiques, la parade des mis en cause ne souffrait d’aucune équivoque, elle faisait valoir leur mérite téméraire quand personne ne voulait de ces fonctions mortelles. Il est vrai que beaucoup d’entre eux y ont laissé leur vie. Quant au Conseil national transitoire (parlement), celui-ci a ouvert l’appétit à bon nombre d’aventuriers et le mot n’est pas fort. Accompagnés de leur famille, des membres de l’auguste assemblée étaient logés, nourris et blanchis dans les palaces de la capitale. Cette débauche dépensière était justifiée et sans vergogne par leur «attachement» à la patrie en péril. Cette longue hibernation politique a quand même duré jusqu’aux élections locales de novembre 1996. L’underground mafieux constitué entre-temps et qui a déjà fait son œuvre, s’installait durablement dans les sphères décisionnelles. Les contours des plans de développement locaux et les contenus des autorisations de programmes y afférents étaient puisés à la source. Nul besoin d’attendre la consultation publique, on proposait ses services bien avant l’heure. Les quelques tentatives de résistance de fonctionnaires ou d’élus soucieux de l’orthodoxie dans la gestion des affaires publiques, ont été vite réduites au silence. Le sérail immédiat aura vite fait de les ramener à la raison par une décision à contresens de leur intime conviction. Intimidés, ils rumineront leur dépit sous le regard snobinard de leurs antagonistes ou compétiteurs.

 Chacun pensait que la fin de cette longue transition dont les turbulences sécuritaires constituaient l’alibi, allait sonner le glas des nébuleuses corporatives du BTP, des transports et des services. Le premier plan de relance économique censé réinscrire la machine administrative dans la normalité managériale fut, malheureusement, contrarié par les calamités naturelles que personne ne pouvait prévoir. Il fut émaillé par les inondations de 2001 de Bab El-Oued et le séisme dévastateur de 2003 de Boumerdès, les usages de l’urgence revenaient au-devant de la scène pour, une fois encore, chahuter les règles que l’on tentait de réhabiliter. L’aubaine du moment faisait encore le bonheur des attentistes et opportunistes de tout bord. Les grandes inondations de 2008 de Ghardaïa et de Béchar venaient, par on ne sait quel sort, frapper des populations dans leurs intégrités physique et matérielle pour le plus grand bien de beaucoup de sangsues locales. Ajoutée à la gabegie, la gestion approximative de la chose commune dépasse, par son surréalisme, les péripéties hallucinantes de Si Makhlouf «El Bombardier» de la satire filmique de Mohamed Oukaci «Carnaval Fi Dechra».