La mauvaise conscience des anciens amis du pouvoir

La mauvaise conscience des anciens amis du pouvoir

Par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 20 octobre 2005

Quand Saïd Sadi se place dans l’opposition, il fait de brillantes analyses.

Tout comme Rachid Boudjedra. Mais sont-elles basées sur de vraies convictions ?

Quand, dans un même élan, l’UGTA redécouvre les travailleurs, Saïd Sadi retrouve l’opposition, et Rachid Boudjedra glorifie les vertus de l’intellectuel indépendant, l’Algérie devient un beau pays. Malgré ses drames, ses larmes, ses échecs, ses crises, elle redevient belle, car pendant un moment, un court moment, elle retrouve quelques règles universelles de fonctionnement de la société. Elle revient à des normes, à des repères connus, identifiables, à un univers où des acteurs politiques et sociaux jouent un rôle conforme à leur vocation, un univers dans lequel le syndicaliste défend les travailleurs, l’opposant critique le pouvoir et en révèle les tares, et où l’artiste, l’intellectuel, l’homme libre, s’accroche aux valeurs éthiques et morales qui fondent son statut.

Pour l’UGTA, le retour à cette normalité apparente a été trop facile. Il a suffi qu’un représentant du FMI, une blonde, paraît-il, venue d’un pays où il n’existe pas de RND, émette un avis sur le niveau des salaires en Algérie, pour déclencher la colère de la centrale syndicale. L’UGTA a brutalement redécouvert la souveraineté nationale, l’indépendance économique, l’hymne national et la fierté du pays. Le changement a été très brutal, trop brutal pour être honnête.

Saïd Sadi le confirme d’ailleurs. Dans une de ces formules lourdes de sens, le chef du RCD a déclaré que l’UGTA est «le bras social» du DRS, disqualifiant ainsi totalement la centrale syndicale. Dans une analyse percutante, même si elle est tardive, Sadi relève l’ampleur de la mainmise du DRS sur le pays, ainsi que le changement majeur d’alliances que le référendum du 29 septembre a provoqué dans le pays.

«Pour la première fois depuis 1962, la Présidence de la République, l’islamisme radical et les services spéciaux constituent le front au pouvoir», a-t-il dit. Depuis la déclaration de Sadi, ce front a été renforcé par le ralliement de Hassan Hattab, l’ancien chef présumé du GSPC.

Après une alliance d’une quinzaine d’années plus ou moins heureuses avec le pouvoir et son «noyau central», le DRS, Saïd Sadi a donc découvert que «l’armée algérienne n’était ni capable ni disponible pour tolérer, encore moins accompagner un processus de démocratisation». Paroles d’amant éconduit, ou vraie conviction ? Peu importe. Les propos valent par ces appréciations osées portées sur les décisions du pouvoir et les grandes échéances politiques, comme les élections présidentielles de 2004 et le référendum du 29 septembre. «Le 8 avril 2004, le DRS, encadrant les forces terrestres, a manipulé l’élection de bout en bout. Ce 8 avril a montré que tant que le DRS reste le centre du pouvoir, sans contrôle institutionnel et sans limite de moyens, il est illusoire de vouloir changer quoi que ce soit par une consultation électorale de portée nationale», dit-il, ajoutant que «tant que le système reste verrouillé par les services spéciaux, il n’y aura pas d’élection nationale qui mènera à la démocratie». On a l’impression que c’est Hocine Aït Ahmed ou Mouloud Hamrouche qui parle.

Quant au 29 septembre, Sadi en fait une lecture précise. «Ceux qui croient avoir protégé les services spéciaux algériens en décrétant l’immunité se trompent», affirme-t-il. «Il n’y a pas meilleure façon de relancer les investigations internationales que de paralyser la justice nationale», ajoute-t-il, car «aucun pays n’a réglé ce genre de crise par la censure et le reniement».

Un timide mea culpa accompagne ce déballage du chef du RCD. Ainsi reconnaît-il à demi-mot avoir joué le jeu, dans les années 1990, en sachant que le pouvoir manipulait les événements. Comme d’autres, qui affirment avoir pour «priorité la stabilité de l’Etat, y compris lorsqu’ils savaient que certains de ses organes manipulaient la crise». Mais depuis le 29 septembre, estime-t-il, «les mécanismes par lesquels les services spéciaux cadenassaient et embrigadaient la société ont été inopérants», et «le DRS ne peut pas être un substitut viable à l’organisation politique du pays».

S’agit-il d’un changement de fond de la part de Saïd Sadi, ou l’expression d’un dépit momentané, d’une brume passagère qui se dissipera sous l’effet de quelques pressions amicales et l’intervention «d’amis communs» ? Les propos, acerbes, laissent supposer que la rupture est consommée. Mais en Algérie, rien n’est définitif. Après tout, Sadi a déjà fait des déclarations très dures envers les services spéciaux par le passé, sans jamais rompre.

Rachid Boudjedra nous donne peut-être l’explication de cette attirance – répulsion qui fonde les relations de certains intellectuels avec les services spéciaux. A priori, «l’intellectuel est un humaniste qui fonctionne dans l’incompatibilité totale avec le pouvoir politique en place, quelle que soit sa philosophie ou son idéologie», estime Boudjedra. Mais «ces intellectuels sont devenus souvent des jouets de la société du spectacle, donc des médias, donc du pouvoir politique», qui «impose ses règles du jeu et devance l’intellectuel, abasourdi et abattu devant tant de machiavélisme».

Cette analyse s’applique-t-elle à Boudjedra lui-même ? Est-il lui aussi tenté par une autocritique, après ce long compagnonnage avec le pouvoir, qui l’a vu entre autres accompagner Khaled Nezzar à Paris lors du procès contre Habib Souaïdia, ce qui ne constitue pas le plus beau symbole de l’intellectuel indépendant ? «Une minorité d’intellectuels arrive à garder une position déontologique et morale acceptable», dit-il. On ne sait si Boudjedra en fait partie, même s’il trouve des excuses à ceux qui se laissent tenter. «Dans nos pays, les intellectuels «rigides» (sont) confrontés à une réalité très dure et plus douloureuse que dans les pays riches», souligne-t-il. Ultime sentence, qui balaie tout reproche, et peut-être tout remord: «L’intellectuel est fragile, en proie à ses doutes et à ses démons. Il est donc un être instable par définition. Tandis que le politique est stable, solide, rusé et capable de s’adapter à n’importe quelle situation prévisible ou inattendue».

Rachid Boudjedra en tire une conclusion terrible. «Souvent, le pouvoir politique dissout l’intellectuel dans son système». Faut-il alors se résigner ? Non, affirme Boudjedra. «L’intellectuel ne peut rester en marge et doit accomplir son intervention sociale», dit-il, avant de conclure par cet appel, ou ce voeu, ou ce regret, on ne sait: «Il faudrait que les intellectuels perspicaces se cramponnent à leur «rigidité». Plus que jamais».

Est-ce à dire qu’ils n’ont pas été suffisamment «rigides» par le passé ? Boudjedra lui-même a-t-il été suffisamment rigide ? S’il ne l’a pas été, il a des excuses. Car, affirme-t-il, «de tout temps et partout, chaque pouvoir politique sait trouver les intellectuels qu’il faut pour lui «fabriquer» sa légitimité de toutes pièces, et en toute mauvaise conscience et mauvaise foi».

En fait, tout est là, dans cette dernière phrase de Boudjedra. Il y a aujourd’hui des gens et des groupes qui ont mauvaise conscience, à cause de choix passés. Mais avoir mauvaise conscience à propos du passé suppose, au moins, qu’il n’y a pas de mauvaise foi pour ce qui concerne l’avenir.