Un conte pour les sages

Les Algériens comme ils sont

Un conte pour les sages

Djamel Benchenouf

Deux amis devisaient dans ce qui fut, dans un lointain passé, un jardin public. Ils parlaient de ce qu’était devenu leur pays, des événements de plus en plus fâcheux qui s’y accumulaient, de la dégradation des valeurs, du règne de la médiocratie. Une dame, d’un certain âge pour ne pas dire d’un âge certain, qui était assise sur ce qui restait d’un banc voisin, se mêla de leur discussion et les pria d’écouter un conte qu’elle voulait leur raconter. Comme ils n’avaient rien à faire et que les dames qui racontent des histoires dans des restes de jardins publics ne courent pas les rues, ils daignèrent lui prêter quelque attention. «Autrefois, commença-t-elle, il y avait un royaume très prospère où le peuple filait des jours heureux. La plus grande justice régnait et les plus riches n’étaient heureux que lorsqu’ils pouvaient trouver quelqu’un à aider. C’est que personne n’était dans le besoin et tous les sujets avaient pour ultime aspiration de s’instruire et de se cultiver. Ils avaient tous une vie spirituelle et cultivaient leur jardin. Les plus estimés du royaume étaient les érudits, les hommes de science, les artistes, les enseignants et ceux qui tendaient une main charitable aux plus démunis. Ce véritable âge d’or était dû au mérite du sultan et de son vizir. Ces hommes de grande sagesse avaient su insuffler à leur peuple les vertus cardinales qui sont devenues les siennes. Mais il y avait un secret, un terrible secret. Un jour le sultan appela son vizir et lui confia que le temps était venu pour lui d’accomplir le devoir sacré du pèlerinage à La Mecque. C’est à lui qu’il avait décidé de confier le royaume pendant son absence. Il lui fit beaucoup de recommandations, lui demanda de veiller scrupuleusement aux respect des lois du royaume, aux bonnes mœurs, d’être à l’écoute des gens de science et surtout de ne laisser personne s’approcher et boire de la fontaine maudite qui est au sommet de la montagne et qu’une garde vigilante et en armes surveillait jalousement. Car le terrible secret s’y trouvait. Le vizir promit d’y veiller et le sultan partit à La Mecque, le cœur étreint d’angoisse. Il avait peur pour ses sujets.

En ce temps-là, il fallait environ deux longues années pour aller au pèlerinage et en revenir. Lorsque, après avoir accompli son devoir, le sultan revint et qu’il franchit enfin les frontières de son royaume, il sut que le pire était arrivé.

Le pays de la sagesse et de la générosité s’était transformé en enfer. Devant ses yeux, un jeune homme battait sa mère et répondait à ses cris de douleur par des éclats de rire. Un autre tirait une charrette dans laquelle était vautré son âne, un autre brûlait sa propre maison sous les applaudissements et les vivats de ses voisins. Plus loin, il passa devant une fête où les convives montraient leur joie par des hurlements en tapant sur des casseroles et en se roulant dans la poussière. Plus loin encore, dans une mosquée, les places du premier rang — celui des dévots et des mystiques — étaient vendues au plus offrant. Partout où il passait, le sultan n’était pas reconnu, car il était le seul, avec sa garde, à avoir gardé un teint clair. Celui de tous ses sujets avait viré au violet. Tout le monde courait dans tous les sens en se marchant dessus. Le sultan héla quelqu’un et lui demanda pourquoi il était si pressé. Il apprit qu’il fallait se presser pour accumuler des richesses avant de mourir afin de les laisser à ses héritiers et leur donner ainsi une bonne raison de s’entredéchirer. Arrivé à son palais, le sultan eut la surprise de découvrir que son vizir avait gardé le teint clair. Cela voulait dire qu’il n’avait pas bu à la fontaine maudite. Car c’était cela, le terrible secret. Celui qui s’y désaltère devient un démon nuisible à l’apparence humaine. Le nom de cette fontaine est «Cupidité». Le vizir se jeta aux pieds de son roi et l’implora en pleurant de lui pardonner d’avoir failli à sa mission et de ne pas avoir pu empêcher le peuple de Se corrompre à «Cupidité». Il allait s’étendre dans les détails, mais le sultan le releva, l’embrassa tendrement et lui dit ces mots : «Ecoute-moi bien, mon bon vizir. Il est inutile de te justifier ou de m’expliquer ce qui s’est passé. Le mal est fait, de toutes les façons. Le peuple s’est abreuvé à «Cupidité». Il est perdu à jamais. Quant à nous, nous devons choisir, maintenant ! Ou bien nous y buvons aussi et nous ne verrons plus le mal, car nous deviendrons comme tout le monde, ou alors, si nous estimons que nous ne pouvons descendre aussi bas, exilons-nous loin de ce royaume et essayons de nous en trouver un autre qui ressemble à celui que nous avons connu.»

L’histoire, conclut la dame d’un certain âge, ne dit pas ce qu’ils ont décidé. Et, sans dire un mot de plus, elle s’en alla.

Paru à InfoSoir