«La Tunisie est éligible à une conciliation entre démocratie, modernité et islam»

Professeur Ferhat Horchani. Président de l’Association tunisienne de droit constitutionnel

«La Tunisie est éligible à une conciliation entre démocratie, modernité et islam»

El Watan, 18 janvier 2014

La Tunisie est sur la voie de faire un pas important dans sa transition démocratique avec l’adoption presque finie de sa nouvelle Constitution. Près de 120 articles ont été déjà adoptés sur les 146 que compte le projet. Le consensus a généralement prévalu malgré les tensions qui ont caractérisé les débats. Pour parler de ce projet, El Watan a invité le professeur Ferhat Horchani, président de l’Association tunisienne de droit constitutionnel (ATDC) et membre du conseil scientifique de l’Académie internationale de droit constitutionnel.

– Vous avez exprimé, à plusieurs reprises, des appréhensions par rapport au projet de Constitution qui était en cours d’élaboration à l’ANC. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Aujourd’hui, je pense qu’un nombre non négligeable de ces appréhensions sont dissipées. Le projet en cours d’adoption par l’ANC est beaucoup mieux à la fois par rapport à la Constitution de 1959 et, surtout, par rapport aux cinq avant-projets présentés jusque-là. Mais je tiens à faire quelques observations préliminaires avant d’en venir au contenu de ce projet : malgré de nombreuses faiblesses et obstacles, le processus constituant présente plusieurs aspects positifs. Contrairement à d’autres expériences de transition dans la région et dans le monde, la Tunisie a choisi la voie la plus difficile et la plus longue, celle de l’élaboration d’une Constitution participative, rédigée par une Assemblée nationale constituante, mais écrite par les différentes composantes de la société civile et accessoirement par la société politique. Force est de constater qu’une des spécificités tunisiennes est que les discussions décisives sur la Constitution se sont déroulées dans un cadre ad hoc et informel (Dialogue national dirigé par l’UGTT, commission des consensus), non prévu par les textes et même contre ces derniers et en grande partie en dehors du circuit formel de l’ANC. Les différents projets de Constitution (cinq avant-projets) ont été discutés et améliorés suite essentiellement au rôle décisif joué par la société civile dont les très fortes pressions ont été relayées par la société politique.

Un nombre impressionnant d’activités (séminaires, colloques, tables rondes, rapports d’experts nationaux et étrangers ou internationaux, médias, manifestations gigantesques de rue durant tout l’été dernier) a mis le doigt, pour chacun des projets, sur les faiblesses, les failles, les reculs et les dangers que recèlent ces avant-projets.

– Vous alliez suggérer une seconde remarque… ?

Oui. Force est de constater que, de prime abord, beaucoup de temps a été perdu dans des débats de type idéologique, (place de la religion, relation entre la religion et l’Etat, ou encore récemment sur la question de l’interdiction des accusations d’apostasie) ou identitaire, (sources du droit, caractère civil de l’Etat) ou relativement à des questions qui semblaient pourtant être réglées (place de la femme) et qui ne figuraient, en en aucun cas, ni parmi les mots d’ordre de la révolution ni parmi les problèmes de la Tunisie. Pourtant, ces débats publics ont été très utiles : d’abord, parce qu’ils n’ont jamais eu lieu auparavant (y compris lors de l’élaboration de la Constitution de 1959 ou du code du statut personnel en 1956). Ensuite, contrairement aux années post-indépendance, les solutions retenues dans le projet de la Constitution actuelle ont rejailli de la société civile elle-même et ne résultent donc pas d’un modèle imposé ou suggéré par une élite politique. Le projet a été réellement débattu sur la scène publique. C’est dire que sur ces questions au moins, et une fois la Constitution adoptée, le débat sera définitivement clos et aucune force ou groupe politique ou idéologique ne pourra remettre sérieusement en cause les choix arrêtés comme par exemple les dispositions identitaires ou ceux relatifs à la place de la religion ou l’universalité des droits de l’homme.

– Quelle conclusion peut-on donc tirer de ce constat ?

Le projet de Constitution, amendé par la Commission des consensus et soumis à l’ANC, est, dans l’ensemble, un texte correct qui contient les garanties minimales pour la protection des droits et des libertés (Etat civil proclamé, droits des femmes améliorés, restriction aux libertés limitées, droits de l’opposition consacrés). De même, le régime politique choisi garantit, dans l’ensemble, une division du pouvoir et un meilleur équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif. La création d’une justice constitutionnelle est une garantie essentielle pour la protection des droits et des libertés et pour se prémunir contre l’arbitraire.

Il reste que les Tunisiens attendent plus. Ce projet demeure encore faible et n’est pas à la hauteur ni des revendications de la révolution tunisienne ni des meilleurs standards internationaux. Il y a encore des ambiguïtés et de nombreuses faiblesses, mais elles ne mettent pas en danger le projet de bâtir une société démocratique et moderniste.

Mais encore une fois, seule une société civile forte relayée par une société politique, qui reste à construire, est capable de défendre la société à laquelle on aspire. Car il ne faut jamais l’oublier, une Constitution, qui – rappelons-le – peut être révisée, est une condition, certes, nécessaire, mais très insuffisante pour bâtir une démocratie. L’enjeu majeur est le pouvoir qui se situe, faut-il le préciser, en dehors des textes. Donc, tout dépendra aussi des résultats des prochaines élections et du parti, ou de la coalition des partis qui gagneront ces élections et qui seront chargés d’appliquer cette Constitution dans un sens ou dans un autre.

– Comment la transition s’est-elle faite entre la phase de discorde et celle du consensus ?

Je pense que l’ANC a été incapable à elle seule de résoudre les divergences et que les luttes partisanes ont bloqué le processus constitutionnel. La transition entre la phase de discorde et celle du consensus a été facilitée par une spécificité, voire une exception tunisienne : d’abord la pression d’une société civile dynamique et jalouse de ses droits, dont essentiellement les droits des femmes ensuite, le rôle décisif des organisations nationales et à leur tête l’UGTT, mais également les autres organisations qui ont créé le «quartette» avec l’organisation du patronat, les avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme. C’est ce «quartette» qui s’est pratiquement substitué non seulement à l’ANC, mais aussi à tous les partis politiques et même au gouvernement. Et c’est lui qui a su, avec beaucoup de doigté et de patience, éviter l’affrontement et la rupture. C’est un phénomène unique dans le monde arabe. C’est cela qui fait que la Tunisie ne peut pas sombrer dans la violence. Mais le consensus reste fragile et il faut toujours l’entretenir, car nous sommes face à deux protagonistes qui défendent deux modèles de société. Un modèle moderniste ancré dans des traditions arabo-musulmanes profondément tunisiennes, fondé sur les paradoxes et la diversité ; et un deuxième qui souhaite ou veut imposer par la force ou par la ruse ou par des doses homéopathiques, un modèle également arabo-musulman, mais venu d’ailleurs et fondé sur une prétendue pureté originelle.

– Quelle évaluation faites-vous du parcours, déjà réalisé, de l’adoption de la nouvelle Constitution en Tunisie ?

Un parcours périlleux, difficile à accoucher avec un pas en avant et deux en arrière, des ambiguïtés et des malentendus, mais c’est le tribut de la liberté et de la démocratie. Toutefois, la Tunisie ne sera plus comme avant. Elle est maintenant face à elle-même, ce qu’elle n’a jamais été auparavant. Alors les risques sont énormes. Mais c’est mieux qu’une dictature, ou qu’un pouvoir autoritaire fut-il moderniste ou paternaliste. La modernité d’Etat sans démocratie a ses limites, car elle est perméable à toutes les dérives, y compris sa propre chute. Et nous avons deux exemples pour cela : le 7 novembre 1987 et le 14 janvier 2011.

– Quels sont les principaux acquis par rapport à la version originale de la Constitution du 1er juin 2013 ?

Beaucoup de réalisations, essentiellement en matière d’identité de l’Etat et de source du droit. L’article premier qui a été repris de la Constitution de 1959 dit : «La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime. Il n’est pas permis d’amender cet article.» A cet article, il faudra ajouter la suppression du projet d’article 141 qui stipule qu’«aucune révision constitutionnelle ne peut porter atteinte à l’islam comme religion d’Etat (..)». Ce qui veut dire qu’il n’est plus permis actuellement d’avoir deux lectures de l’article 1, mais une seule : celle où l’islam n’est pas la religion de l’Etat. Ce dernier a une nature civile et donc seul le peuple représenté par le pouvoir législatif est source de la souveraineté et donc de droit. D’autres acquis portent sur le principe d’égalité entre l’homme et la femme, cette égalité, malgré quelques faiblesses, est mieux consacrée que dans la Constitution de 1959.

De plus, un nombre important de droits nouveaux sont consacrés dans ce projet tels que la liberté de conscience, les libertés académiques, les droits de l’enfant, les droits de l’opposition, etc. Mais l’apport le plus novateur est sans doute l’article 48 qui a apporté des garanties considérables en ce qui concerne les limites aux droits et libertés et qui sont conformes aux meilleurs standards internationaux consacrés par le Pacte international sur les droits civils et politiques. Aucune limite n’est permise si elle touche l’essence du droit ; elle doit être nécessaire dans une cité démocratique, soumise au principe de la proportionnalité et intervenir sous le contrôle du juge.

– Et qu’en est-il de la question de l’indépendance de la justice ?

C’est le problème le plus important, car sans cette indépendance, les droits et libertés proclamés seront vidés de tout leur sens. Curieusement, ce sont ceux qui ont souffert le plus de la soumission de la justice au pouvoir et des injonctions du pouvoir exécutif, qui se sont montrés les plus réticents à l’égard de cette indépendance. L’enjeu a porté sur les articles 103, 109 et 112 qui concernent la nomination des magistrats, la composition du Conseil supérieur de la magistrature et l’indépendance du ministère public par rapport au pouvoir exécutif. C’était pratiquement une partie de bras de fer qui s’est jouée entre d’une part les magistrats et la société civile, et d’autre part des courants conservateurs. Heureusement que le dénouement fut heureux avec des articles consensuels consacrant l’indépendance de la justice. La même bataille est en cours pour le secteur de l’information avec les articles 122 et 124. Espérons qu’il y aura une même issue à l’image des grandes lignes de cette Constitution.

– Y a-t-il en plus d’autres améliorations à faire et pourrait-on encore les introduire dans l’actuel projet ?

Oui ! Le projet actuel, comme je l’ai dit, est un projet acceptable, mais encore en deçà des revendications de la révolution tunisienne et des standards internationaux.

La place du droit international est misérable et les députés de la coalition au pouvoir manifestent une grande méfiance à l’égard des traités internationaux et en particulier ceux relatifs aux droits de l’homme. L’article 19, déjà voté, précise, de manière tout à fait inutile et préjudiciable à l’image de la Tunisie, que «les traités internationaux (…) ont un rang supra-législatif et infra-constitutionnel». De même l’article 38 qui prévoit que «l’Etat veille aussi à ancrer l’identité arabo-musulmane et la langue arabe, la promouvoir et généraliser son utilisation auprès des jeunes générations» doit assurer l’ouverture de l’esprit des jeunes aux civilisations et aux langues étrangères. Le projet de Constitution de 2014 souffre, en réalité, du syndrome identitaire, comme si la Tunisie était menacée dans son islamité ou dans son arabité, ou comme si la révolution a été faite pour sauver l’islam et la langue arabe. Enfin, le projet doit protéger de manière claire les étrangers vivant sur notre territoire. Or, dans plusieurs de ses articles, le projet s’adresse exclusivement aux «citoyens» et exclut implicitement les «non-citoyens», c’est le cas du principe d’égalité devant la loi (article 20) ou du droit de choisir sa résidence et de circuler librement dans le territoire ou de quitter librement le pays (article 23). Ce sont des droits qui s’adressent aux seuls Tunisiens.

Le projet doit garantir clairement l’indépendance de la justice en tant que pouvoir séparé des deux autres pouvoirs, car sans cette indépendance, toute démocratie est illusoire. Cette autonomie se mesure surtout par la non-soumission des magistrats et des organes de la justice (ministère public) au pouvoir exécutif tant en ce qui concerne leur nomination que le fonctionnement du secteur ou la définition de sa politique. Enfin, l’indépendance de la magistrature doit se mesurer par rapport aux «standards internationaux» qu’il aurait fallu expressément citer. Enfin, le projet contient encore de vagues notions et un style littéraire avec des dispositions sans intérêt (article 8 sur la jeunesse, article 43 sur l’eau).

– Etes-vous maintenant tranquille concernant des questions fondamentales, comme l’aspect civil de l’Etat, les libertés démocratiques ou les acquis de la femme ?

On n’est jamais tranquille dans un pays qui n’a pas encore pris le train de la démocratie et où «l’islam politique» n’est pas encore adapté à la modernité. Par besoin de compromis, le projet comporte des notions à contenu variable et qui peuvent être interprétées de manière contradictoire par des juges de culture et de référentiel différents. D’un autre côté, avec beaucoup de difficultés, certes, la Tunisie semble le pays le plus éligible à une conciliation possible entre la démocratie, la modernité et l’islam.
Mourad Sellami