Le plus dur reste à faire en Libye

Le plus dur reste à faire en Libye

Hocine Belalloufi, La Nation, 6 Septembre 2011

Alors que les grandes puissances célébraient à Paris leur victoire et «aidaient» le CNT en lui permettant d’utiliser une petite partie des fonds libyens indûment bloqués dans les banques étrangères, une recomposition politique sur le terrain s’avère inéluctable pour assurer le salut de ce pays.

Kadhafi et ses partisans, dont son fils Seïf el Islam, ont-ils encore un avenir politique ? Certains assurent qu’ils se terrent «comme des rats», mais qu’ils finiront inéluctablement par être retrouvés, arrêtés, jugés et condamnés s’ils n’opposent pas de résistance. Dans le cas contraire, ils seront tout simplement abattus. D’autres considèrent à l’inverse que le Guide réorganise ses forces militaires en vue de mener la résistance à l’agression étrangère et au «CNT fantoche». Ils affirment que le peuple libyen soutient Kadhafi, ce qui devrait permettre à ce dernier de remporter inéluctablement la victoire.

Quel avenir pour Kadhafi ?

L’avenir de Kadhafi dépendra de plusieurs facteurs politiques. A très court terme, de sa capacité à échapper à l’anéantissement. Après avoir perdu toutes ses places-fortes, la chute de la capitale a marqué pour le Guide l’effondrement de son régime. Vivant désormais dans la clandestinité, il doit d’abord et avant tout penser à survivre. Retranchées dans Béni Walid et dans Syrte, où elles subissent les bombardements de l’Otan, et approchées par des émissaires qui les conjurent de se rendre, les dernières forces loyalistes ne sont pas en mesure d’inverser la tendance militaire. Si elle intervenait rapidement, l’arrestation du Guide et de son fils, ou leur mort, risquerait de porter un coup fatal à ses partisans.

Le camp de Kadhafi se trouve donc dans une situation critique. S’il arrive à esquiver les attaques de ses ennemis, il lui faudra dans un second temps reconstituer une force de frappe suffisante. Affaiblie depuis longtemps par le Guide lui-même, il est peu probable que ce qui reste de l’armée libyenne incarne une telle force. Il reste à savoir si les membres de sa tribu, ceux des Comités révolutionnaires et des Gardes de la Jamahiriya ainsi que sa légion étrangère et autres touaregs restés fidèles seront en mesure de la former.

En admettant que cette force se maintienne, quelle stratégie et quelle tactique mettra-t-elle en œuvre sachant que les villes, situées principalement sur le littoral méditerranéen, lui échappent ? Or, c’est là que vit l’essentiel de la population, clef de tout succès ou de toute défaite. L’intérieur du pays étant désertique et peu peuplé, que feront les partisans d’un Kadhafi qui ne peut plus compter sur les revenus de l’Etat – du pétrole en premier lieu – et qui ne dispose pas de base-arrière viable dans un pays voisin ? Quant à la population, qui n’a pas participé dans sa grande majorité à la guerre pour soutenir le régime, qu’est-ce qui pourrait l’inciter aujourd’hui à se joindre à lui et à se rebeller contre le nouveau pouvoir soutenu par l’Otan ? Pourquoi accepterait-elle de s’engager aux côtés du Guide déchu, avec tous les risques qu’une telle attitude comporte, pour mener une guerre des plus incertaines alors que la chape de plomb que son régime faisait peser sur elle a été soulevée ?

Toutes ces raisons réduisent singulièrement la marge de manœuvre du camp d’un Kadhafi qui n’est pas à l’abri, comme Saddam Hussein avant lui, de la trahison d’un proche agissant par esprit de vengeance ou par avidité…

L’avenir de Kadhafi dépend aussi du CNT

Le camp du Guide se trouve dans une situation objectivement désespérée. Toutefois, s’il arrive par miracle à échapper à l’anéantissement et à préserver son unité, son camp pourrait se trouver en mesure, à l’avenir, de bénéficier des difficultés certaines, voire de l’échec éventuel de ses ennemis.
Le CNT a accompli la partie la plus facile de son chemin. Disposant d’un appui massif de l’Otan, du soutien d’une partie de la population et de la neutralité du plus grand nombre, il a réussi à renverser un pouvoir en fin de course historique. Mais il lui faut maintenant démontrer de quoi il est capable. C’est là une autre paire de manche. Les avions, missiles et autres drones de l’Otan ne lui seront d’aucun secours lorsqu’il s’agira de gouverner et de répondre aux aspirations des citoyens libyens.
Convergence d’oppositions hétéroclites que seul le désir de renverser Kadhafi rassemblait, le CNT va devoir préserver son unité, au moins le temps de la transition. La diversité des forces qui le composent ne devrait pas constituer un problème si elles acceptent de régler leurs différents par des moyens démocratiques. Qui peut assurer aujourd’hui qu’elles auront la volonté et la capacité de le faire ? La non-arrestation de Kadhafi pourrait paradoxalement jouer en faveur du CNT dans la mesure où le Guide constitue peut-être le seul facteur de convergence des opposants. Son arrestation ou sa mort favoriserait en effet l’expression de dissensions et menacerait ainsi la cohésion des anti-Khadafi.

Mais au-delà de sa capacité à préserver son unité, il faudra surtout que le nouveau pouvoir offre une perspective unitaire à la grande majorité du peuple libyen afin de marginaliser les Kadhafistes et d’éviter de susciter de nouvelles oppositions issues de ses rangs. Cela passe en premier lieu par une capacité à intégrer une grande partie de ceux qui ont participé à la gestion des affaires publiques sous l’ancien régime : fonctionnaires, militaires, policiers… Il faudra également satisfaire les attentes immédiates d’une population dont la situation sociale s’est dégradée avec la guerre. Rétablir l’alimentation en eau potable et l’électricité à Tripoli et dans les autres centres urbains détruits par les affrontements, assurer l’approvisionnement en nourritures et autres produits indispensables ainsi que l’enlèvement des ordures ménagères et l’hygiène publique, relancer l’appareil de production en comblant l’absence des nombreux travailleurs immigrés, effectuer la rentrée sociale, rétablir le fonctionnement des hôpitaux et autres services sociaux ainsi que le système de transport, faire fonctionner l’administration et assurer la sécurité de tous en mettant fin aux règlements de compte qui frappent de plein fouet les Libyens et autres Africains noirs…

Le CNT ne manquera pas de capitaux pour relancer la machine économique et sociale. Encore lui faudra-t-il éviter le piège de la corruption. Le deuxième défi auquel le CNT sera confronté est celui de la pression provenant d’intérêts contradictoires. D’un côté, ceux des grandes puissances occidentales qui l’ont parrainé et qui exigeront certainement – comme en Tunisie et en Egypte – la poursuite d’une politique économique de rigueur obéissant aux canons de la doctrine néolibérale. De l’autre côté, le CNT devra répondre aux attentes de la majorité de la population, des couches les plus défavorisées en particulier, qui attend une amélioration de sa situation dégradée par des années de politique d’ouverture économique menée par Kadhafi. Dans quel sens le CNT penchera-t-il ? De la réponse à cette question dépendra en grande partie l’évolution de la situation politique du pays.

Le nouveau pouvoir devra ainsi conquérir puis conserver l’hégémonie sur la société libyenne. C’est là que l’hétérogénéité sociale, politique et idéologique des forces qui ont renversé Kadhafi jouera à fond. Il faudra répondre aux aspirations des Libyens, satisfaire les intérêts des différentes forces politiques tout en faisant face aux exigences des parrains étrangers qui ont placé le pays sous tutelle.
Quel projet économique, social, politique et idéologique est en mesure de satisfaire des attentes aussi contradictoires ? Comment arbitrer entre ceux qui sont prêts à vendre le pays aux multinationales des grandes puissances occidentales et ceux qui entendent défendre avant tout les intérêts de la Libye ? Entre ceux qui sont prêts à se soumettre aux intérêts de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Italie et des Etats-Unis et les patriotes qui refusent de brader les richesses de leur pays ? Entre les amis de Bernard Henri Lévy et d’Israël et ceux du peuple palestinien ? Comment préserver cette unité dans un pays où toutes les forces politiques sont désormais armées ? Des tensions et des dissensions au sein même du CNT devraient inéluctablement accompagner l’ère post-Khadafiste.

Emergence de quatre courants politiques principaux

Malgré les risques inhérents à toute schématisation, on peut logiquement penser que quatre principaux courants politiques vont se cristalliser dans les semaines et les mois à venir sous l’effet des aspirations du peuple libyen, des intérêts défendus par les différentes forces sociales locales et des pressions internationales.
Le premier est un courant entièrement soumis aux intérêts des grandes puissances qui ont participé à l’agression contre leur pays, France, Grande-Bretagne, Italie et Etats-Unis en tête. Composé de personnalités et de forces basées, la plupart du temps, à l’étranger, ce courant ne voit le salut de la Libye que dans sa transformation en Etat vassal allié à tous les Etats pro-occidentaux de la région : Arabie Saoudite et monarchies du Golfe… Il va sans dire que ce courant est totalement gagné aux thèses néolibérales de dérèglementation, de privatisation, d’ouverture, bref de bradage de l’économie libyenne, avec toutes les conséquences que l’on imagine sur la situation sociale de la population. Représentant des couches sociales compradores qui se sont développées au sein de la société libyenne depuis que Kadhafi a entrepris une transition à l’économie de marché et un rapprochement avec ses anciens ennemis occidentaux, les éléments de ce courant occupent des postes importants au sein du CNT et disposent, surtout, du soutien militaire de l’Otan.

Le second courant se compose d’anti-Khadafistes patriotes. Ce courant est certainement hétérogène idéologiquement en ce sens qu’il comprend des islamistes, des laïcs, des nationalistes libyens ou panarabistes, des démocrates… Mais ces forces ont en commun de défendre avant tout les intérêts de la Libye, ce qui ne devrait pas manquer de les amener à s’opposer au premier courant ainsi qu’aux grandes puissances occidentales qui entendent engranger les bénéfices de leur engagement armé en Libye. On peut situer dans ce courant, à titre d’exemple, ceux des rebelles et opposants qui tout en acceptant l’intervention de l’Otan pour renverser Kadhafi se sentent proches de l’Iran et du Hezbollah qui ont soutenu la révolte contre le Guide. Il y a fort à parier que ceux des opposants à Kadhafi qui se sentent proches de Téhéran et de Hassan Nassrallah s’opposeront également aux desseins des puissances occidentales en Libye.

Le troisième courant est celui des Khadafistes fidèles à l’ancien régime qui assimile les intérêts de la Libye aux intérêts du clan du Guide déchu. Ce courant s’opposera au premier courant, aux grandes puissances et à leurs politiques.

Le quatrième courant se compose de ceux qui tout en étant opposés aux rebelles se sont d’abord et avant tout mobilisés contre l’agression de l’Otan. Ennemis déclarés du CNT et, surtout, des pays de l’Otan, ils ne lient pas forcément leur sort et celui du pays à l’avenir de Kadhafi. En ce sens, ces patriotes ne militent pas pour un simple retour au régime déchu du Guide.

Que représente chacun de ces courants aujourd’hui ? Sont-ils déjà cristallisés sous cette forme et de façon aussi nette et schématique que nous venons de l’indiquer ? Certainement pas. Il s’agit plutôt d’une tendance à l’œuvre qui verra ces courants se cristalliser ou non, en fonction des événements à venir : issue des combats, pressions contradictoires des nombreux «amis» de la Libye, attitude de la population…

Ce qui s’avère en revanche certain, c’est que l’avenir de la Libye dépendra de l’évolution de ces courants et de la capacité de certains d’entre eux à devenir hégémonique, c’est-à-dire à s’agréger d’autres courants en surmontant les désaccords politiques du passé – y compris ceux nés du récent et encore actuel conflit – et en assumant les différences idéologiques qui les séparent. L’avenir de la Libye dépendra surtout de la capacité de ces courants à gagner l’adhésion de la majorité des Libyens à travers un projet politique, économique et social intégrateur.

Nécessaires et inévitables recomposition et reclassements politiques

Dans la situation présente, le scénario idéal verrait se rapprocher ceux des rebelles qui ont accepté l’intervention de l’Otan pour des raisons de tactique militaire – armes et protection aérienne – mais qui sont patriotes et ceux qui ont combattu l’Otan aux côtés de Kadhafi sans être des inconditionnels de ce dernier. Pour que ces deux courants opposés lors du conflit, mais qui ne transigeront pas pour défendre leurs pays face aux appétits des grandes puissances, trouvent un terrain d’entente politique, il conviendrait qu’ils s’affranchissent de leurs alliances initiales respectives, avec l’Otan pour le premier et avec Kadhafi pour le second. La fin de la situation de guerre et le passage à une lutte politique pourrait être propice à une telle recomposition.

A ces deux courants pourrait éventuellement, par la suite, s’agréger tout ou partie du courant Kadhafiste proprement dit, à condition qu’il renonce à exiger une position dominante, c’est-à-dire un simple retour à l’ancien régime. Une telle alliance aurait l’avantage d’isoler le courant le plus dangereux actuellement, celui de la soumission à la domination étrangère.

Ceux qui refusent l’asservissement de la Libye sont en effet confrontés au projet de mise en coupe réglée du pays par les grandes puissances qui attendent un «retour sur investissement», selon la formule quelque peu prosaïque d’un ministre «va-t-en guerre» de l’Otan. Ils doivent déjouer le projet d’agrégation de leur pays au courant pro-impérialiste du monde arabe représenté par les monarchies pétrolières du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Un CCG qui vise à enrôler de nouveaux membres (Jordanie, Maroc), à en polariser un certain nombre (Egypte, Tunisie, Libye…) et à en faire chuter d’autres (Syrie, Soudan…).

L’avenir immédiat de la Libye dépendra de la maturité politique de ces différents courants, de leur aptitude à comprendre qu’en période spéciale (révolution, guerre, retour à la paix…), les objectifs tactiques peuvent changer très rapidement (cible principale, alliés, formes de lutte…). En politique, il n’y a nulle place pour la rancune et encore moins pour la rancœur. Les ennemis d’hier peuvent devenir des alliés d’aujourd’hui ou de demain comme les amis d’hier peuvent devenir des ennemis d’aujourd’hui ou de demain. Il ne s’agit pas alors d’oublier le passé, d’abandonner ses propres perspectives stratégiques, de se renier et de fusionner avec ses nouveaux alliés, mais d’agir, en toute indépendance, avec tous ceux qui vont conjoncturellement dans la même direction. Toute la question est de déterminer objectivement comment, à un moment donné et dans des conditions précises, se positionnent réellement les uns et les autres afin d’ajuster sa propre attitude à leur égard. La politique, depuis de nombreux siècles déjà, est une science, ou un art. On ne peut la pratiquer avec succès qu’en se pliant à ses exigences. La Libye devrait, de ce point de vue, constituer un terrain tout à fait fécond dans les mois et années à venir. De la maturité des forces politiques locales dépendra l’avenir du pays. Qu’elles soient à la hauteur des défis et enjeux historiques et cet avenir sera radieux. Qu’elles ratent le coche et le pays pourrait sombrer pour de nombreuses années avec tous les risques que cela engendrerait pour l’ensemble de la région.