Libye : milices et factions en ordre de bataille pour le contrôle de la rente

Libye : milices et factions en ordre de bataille pour le contrôle de la rente

par Saïd Mekki, Le Quotidien d’Oran, 20 décembre 2011

Une bataille militaire politico-économique a eu pour théâtre l’aéroport de Tripoli avec des milices comme acteurs immédiatement après le déblocage des avoirs libyens par les pays occidentaux. Enjeu immédiat : l’arrivée de plusieurs milliards de dinars fraîchement imprimés en Allemagne à bord de jets. Avoir le contrôle de l’aéroport, c’est avoir l’assurance de prélever une taxe de sécurité substantielle sur l’argent destiné à la Banque centrale. La bataille de l’aéroport est significative des luttes entre milices et factions pour le contrôle économique et politique de la nouvelle Libye.

Mouammar Kadhafi était l’unificateur par défaut. Sa disparition brutale met du jour les contradictions entre les groupes et les factions qui se sont unis pour le faire tomber avec l’aide décisive des puissances occidentales. Elles viennent de prendre un tour violent pour le contrôle de l’aéroport international de Tripoli. La question des milices et de leurs poids est devenue un souci occidental. Le Collège de défense de l’Otan a fait récemment un constat alarmiste sur le poids des milices. Le risque d’un affaiblissement durable du pouvoir central n’est plus considéré comme une hypothèse farfelue même chez les «experts» de l’OTAN. Une centaine de milices armées qui estiment avoir joué un rôle essentiel dans la destruction du régime de Kadhafi, campent sur leurs positions et cherchent à s’imposer à la table du pouvoir. Ces milices s’organisent comme autorités de plein exercice sur les lambeaux de territoire qu’elles prétendent avoir libérés. Et les tensions entre milices, et entre ces milices et le Conseil National de Transition (CNT) s’intensifient à mesure des déblocages de fonds libyens par les Occidentaux. Les Etats-Unis et le Conseil de sécurité de l’ONU ont décidé la levée les sanctions imposées à la Libye en février dernier. Selon Al-Seddik Omar al-Kabir, gouverneur de la Banque centrale libyenne (BCL), cette levée des sanctions et la reprise plus rapide que prévue, de la production pétrolière libyenne, devrait améliorer de manière significative les finances du pays.

APPETITS EXACERBES

L’afflux de capitaux, environ 150 milliards de dollars de fonds publics – les avoirs du clan Kadhafi ne sont pas encore clairement identifiés – exacerbe les appétits de tous les acteurs d’un conflit qui n’est pas encore achevé. Ainsi l’aéroport de Tripoli, centre principal des échanges libyens avec le reste du monde a été fermé en raison d’une confrontation en bonne et due forme entre la milice de Zenten, appuyée par celle de Misrata, qui contrôle l’aéroport de la capitale et l’«Armée Nationale» du CNT. Cette armée «nationale» embryonnaire est dirigée par le général Khalifa Hifter, un officier de l’armée de Kadhafi qui avait fait défection aux Etats-Unis il y a une trentaine d’années lors de la guerre avec le Tchad. L’armée du CNT est essentiellement composée d’officiers originaires de Benghazi et reste d’une faiblesse insigne tant au niveau des effectifs que de l’organisation. Cette armée, tout comme le CNT, éprouve les pires difficultés à s’imposer sur un terrain où les allégeances tribales, plus que les idéologies, sont déterminantes et où une grande partie des éléments de l’armée kadhafiste détruite par l’OTAN reste fidèle au défunt guide. La déstabilisation et les tentations centrifuges sont alimentées par les quantités considérables d’armement en libre circulation dans le pays. Des milliers de missiles notamment échappent à tout contrôle dans un pays où le libre accès aux arsenaux est encore une réalité.

LE CNT CONTESTE

Le CNT dont la composition et les membres restent encore inconnus est la structure décisionnaire suprême malgré la formation d’un gouvernement. Une manifestation a été organisée le 12 décembre dernier à Benghazi pour demander son départ. L’opacité et les rumeurs de corruption circulent avec insistance dans un contexte de mécontentement croissant. Les conditions d’existence de la population ne sont guère améliorées depuis le début des événements, constitue la trame sociale d’une lutte pour le pouvoir. Le CNT dirigé par Mustapha Abdeljalil, ancien ministre de la Justice du régime déchu, est lourdement handicapé par les luttes de factions autour de la rente. La production de la Libye qui devrait atteindre 1,3 million de barils par jour dès les premiers mois de 2012 suscite bien évidemment les convoitises de tous ceux qui s’estiment redevables de la «libération» de la Libye. Ainsi, la nomination à la tête du ministère du Pétrole et du Gaz de Abderrahmane Ben Yazza, ancien représentant de la compagnie pétrolière italienne ENI, a semé un certain trouble entretenu par les puissances étrangères ayant participé à la chute de Mouammar El Kadhafi. La voie vers la paix civile et la stabilité souhaitée par les soutiens occidentaux du CNT emprunte un chemin semé d’embûches. Et la rente, plutôt que de faciliter la transition, est le carburant d’une déstabilisation qui semble s’inscrire dans la logique des rapports de forces actuels.