D’Alger (1992) à Damas (2012): deux pouvoirs militaires face à des soulèvements islamistes

D’Alger (1992) à Damas (2012): deux pouvoirs militaires face à des soulèvements islamistes

Ahmed Henni, Maghreb Emergent , 11 Août 2012

Professeur d’économie à l’Université d’Artois (France), Ahmed Henni a fait partie de l’équipe de « réformateurs » de l’ex-Chef du gouvernement algérien Mouloud Hamrouche (juillet 1990-juin 1991). Dans cette contribution, il compare la révolte contre le régime d’Al Assad au mouvement insurrectionnel qu’a connu l’Algérie suite à l’annulation des législatives de décembre 1991, dont le premier tour avait été remporté par le Front islamique du Salut (FIS). Il souligne que l’attitude des puissances occidentales envers ces deux rebellions n’est pas la même. Si, durant les années 1990, elles ont soutenu le pouvoir algérien contre les groupes armés islamiste, en Syrie aujourd’hui, elles soutiennent les groupes armés islamistes contre le pouvoir syrien, œuvrant à son renversement par les moyens militaires. C’est que le poids et la fonction de chacun des deux pays sur l’échiquier géostratégique mondial sont loin d’être comparables, explique-t-il.

Lorsqu’en juin 1991 l’appareil militaire algérien annula la tenue des premières législatives pluralistes et proclama l’état d’urgence, nul gouvernement étranger ni organisation internationale ni système médiatique ne relevèrent l’évènement. De massifs internements administratifs dans des camps ouverts à la hâte dans le désert du Sahara s’ensuivirent en plein été et ne suscitèrent aucun écho. Dans ces camps furent entassés des milliers de militants, ou supposés tels, du tout nouveau Front islamique du salut (FIS), qui venait de remporter les premières élections municipales de l’année précédente.

Ces camps allaient être des viviers d’où sortiraient de futurs terroristes ou simplement rebelles. Après une nouvelle annulation des élections législatives en janvier 1992 – qui donnèrent, au premier tour, une forte avancée du FIS –, une partie de ces “islamistes” s’engagea dans une protestation armée, une lutte de guérilla et des actions terroristes, qui provoquèrent une violente riposte de l’appareil militaire (état d’urgence, suspension des libertés publiques, internements administratifs, ratissages de zones devenues interdites, tortures, procès préfabriqués avec juges encagoulés, et suspicion de massacres systématiques de civils dans les villages qui avaient voté “islamiste”, enlèvements et disparitions de milliers de personnes, etc.). Cela dura dix ans, une « sale » guerre dont le bilan a dépassé les 150 000 morts, 700 000 blessés ou estropiés, près de 10 000 disparus, des dizaines de milliers d’arrestations, et, semble-t-il, quelque 4 milliards de dollars de dégâts matériels. Un vainqueur : l’appareil militaire algérien et le régime mis en place à partir du 19 juin 1965 et qui, après cinquante ans de pouvoir, reste toujours en place.

En Méditerranée occidentale, l’Algérie occupe, entre l’Europe et l’Afrique, une position stratégique sur le plan géopolitique et dispose de ressources pétrolières et gazières conséquentes. L’intérêt de la communauté internationale ne se porta pas vers le vécu des populations soumises aux horreurs de la guerre mais poussa les gouvernements étrangers au silence. Une sale guerre dans un huis clos qui dura dix ans.

La Syrie, une autre Algérie ?

Pourquoi donc, aujourd’hui, devant une situation semblable – une partie de la population d’un pays qui ne peut s’exprimer librement par les urnes prend les armes contre un appareil militaire la tenant sous sa botte depuis des dizaines d’années –, pourquoi donc un intérêt soudain et immédiat pour les violences en Syrie où un appareil militaire similaire livre, comme le faisait le pouvoir algérien, une sale guerre qu’un système médiatique international dénonce, cette fois-ci, fort bruyamment, alors qu’il ne disait mot du huis clos algérien ? Les rebelles islamistes algériens furent d’office qualifiés alors de « terroristes ». Aujourd’hui, le système médiatique et la communauté internationale se refusent à utiliser ce qualificatif pour les rebelles syriens, affichant une sympathie pour ces « révolutionnaires » armés que seul le pouvoir militaire syrien qualifie de « terroristes ».

Est-ce parce que, contrairement à l’Algérie, la Syrie n’ayant pas de pétrole, l’appareil militaire syrien se trouve démuni de soutiens ? Mieux : la Syrie abrite une forte minorité chrétienne qui s’est – en grande partie, semble-t-il – rangée du côté des militaires. Prompte à s’émouvoir du sort des chrétiens ou d’autres minorités religieuses ailleurs, la communauté internationale et le système médiatique semblent ignorer complètement ces chrétiens – en danger, disent certains –, mais, en revanche, dénoncent l’appareil militaire qui, à en croire le régime, les protège contre une éventuelle victoire d’une rébellion inspirée, dit-on ça et là, par des islamistes.

Devant l’échec des manifestations entamées depuis mars 2011 et qui, espéraient les protestataires, conduiraient à une « révolution orange » comme en Ukraine, en Tunisie ou en Égypte, les rebelles syriens d’aujourd’hui ont pris les armes et entrepris une véritable guerre contre l’appareil militaire syrien. Ils reçoivent argent, armes, soutiens médiatiques, politiques et diplomatiques de l’extérieur. Ces aides proviennent de gouvernements dictatoriaux – ou, au moins, conservateurs –, prompts à s’ériger comme défenseurs de la démocratie et dont le but proclamé publiquement est d’abattre le régime dirigé par Bachar al-Assad. Quel mobile mystérieux guiderait ces nouveaux exportateurs de révolutions ?

Depuis la disparition de l’Union soviétique, les soutiens extérieurs et les sanctuaires des guérillas “progressistes” en territoire étranger ont été condamnés par la nouvelle communauté internationale et ont pratiquement disparu. Les Nations unies interviennent militairement à l’est de la République démocratique du Congo pour soutenir les autorités élues et contenir les incursions venant du Rwanda ou de l’Ouganda. La règle est le passage par les urnes.

Pourquoi alors veut-on, en Syrie, encourager une solution armée de l’étranger si ce n’est pour affaiblir l’appareil militaire syrien ? Ce type d’explication géopolitique transcende, bien entendu, les conflits d’intérêts internes entre les différentes composantes sociologiques et politiques de la société syrienne – des conflits d’intérêts que les médias étrangers ignorent en nous présentant la situation de façon manichéenne opposant les « bons rebelles démocrates » aux « méchants militaires tyranniques ». Or, ces médias faisaient le contraire pour l’Algérie : ceux qui soutenaient les militaires étaient présentés comme de « vrais démocrates » et ceux qui étaient contre les militaires, qu’ils soient islamistes ou non, étaient qualifiés de « terroristes »?Qui a eu intérêt à renforcer hier l’appareil militaire algérien contre des islamistes et à affaiblir aujourd’hui l’appareil militaire syrien contre d’autres islamistes ? Telle me semble être la question essentielle.

Une « réconciliation nationale » en Syrie?

Cet intérêt semble moins être celui de soutenir une « révolution orange », où le pouvoir plierait face à des milliers de manifestants appelant quotidiennement à la « démocratie », que de mettre en place une authentique guerre civile opposant des forces régulières à des combattants disposant en abondance d’armes fournies par l’étranger. Les États-Unis, par exemple, ne peuvent à chaque fois rééditer le coup irakien de 2003 (invasion armée) ou ukrainien de 2004 (manifestations ininterrompues). Le but semble pourtant le même : mettre à bas un tyran et dissoudre un système politico-militaire. Au profit de qui ? Pas de la démocratie si on en juge par le cas irakien.

Hors l’Iran, l’Irak de Saddam Hussein, la Libye de Mouammar Kadhafi et la Syrie des Al-Assad étaient, dans la région, les seuls pays récalcitrants à l’hégémonie israélienne. A la suite de l’évaporation des armées de Saddam Hussein et de Mouammar Kadhafi et une fois l’armée baâthiste syrienne dissoute, il n’existera plus aucun contrepoids inamical sérieux face à la puissance militaire israélienne.

Seules des négociations rapides entre Syriens permettraient d’écarter cette perspective. Or, l’appareil militaire syrien semble sourd à toute concession, comme l’était l’appareil militaire algérien lorsque la communauté de Sant Egidio avait tenté de réunir autour d’une table les différentes forces politiques algériennes. Les partis d’opposition laïcs, nationalistes et islamistes réunis en janvier 1995 à Sant Egidio avaient souscrit à une plate-forme pour une solution politique et pacifique de la crise algérienne, appelant à la cessation des « violences d’où qu’elles viennent ». Cette plate-forme fut rejetée « en gros et dans le détail » par un pouvoir militaire sûr de ses soutiens occidentaux et qui préféra poursuivre la « sale » guerre jusqu’à amener par la force les « terroristes » à résipiscence. Il déploya une stratégie de « réconciliation nationale », dont il dicta seul les termes et qui lui a permis d’être encore à la tête de l’Algérie.

S’inspirant peut-être de ce précédent, le pouvoir militaire syrien appelle, lui aussi, à une « réconciliation nationale » dont il dicterait seul les termes. Mais la Syrie, voisine d’Israël, n’est pas l’Algérie lointaine.