La peur de remuer le passé

Commémoration insignifiante du cinquantenaire de l’indépendance

La peur de remuer le passé

El Watan, 15 avril 2012

Les moudjahidine accueillent avec enthousiasme l’idée de la création d’une chaîne d’histoire. Se sentant lésés dans les programmes de l’ENTV, ils estiment que cette chaîne, si elle venait à voir le jour, les rétablirait dans leurs droits.

Le chargé de la communication de l’ONM, Aoamar Ben El Hadj, a le sentiment qu’on refuse aux moudjahidine le droit à la parole. «On ne veut pas de nous à la télévision. On dirait qu’on ne veut pas qu’on parle ! Ce sont eux qui choisissent leurs interviewés et nous donnent un temps très court. La télévision donne plus d’importance aux chanteurs qu’aux moudjahidine. Nous aurions voulu qu’on mette sur un pied d’égalité le fusil et la mandoline», considère-t-il. Il y a aussi, d’après Aoamar Ben El Hadj, une défaillance au niveau de l’école dans la transmission de l’histoire de l’Algérie. «On effleure l’Emir Abdelkader, Ben Badis, et c’est à peu près tout.

Pourquoi ne parle-t-on pas des méfaits du colonialisme ? Il ne suffit pas de dire que l’Emir Abdelkader a combattu Bugeaud, il faut expliquer qui était Bugeaud», dit-il.
Ben El Hadj insiste sur la préservation de la mémoire. Il vient de créer une association de la Wilaya III historique, dont le siège provisoire est à Bouira, afin de recueillir la mémoire des moudjahidine, de les structurer sous forme de séminaires, d’écrits, de livres édités en communs à but non lucratif. «Il n’y a pas en Algérie de véritables archives. Si des moudjahidine se sentaient cernés, ils déchiraient leurs carnets, s’ils en avaient. Les archives sont dans la tête de ces gens», dit-il.

Cinquante ans après la libération de l’Algérie, il souligne que les moudjahidine, qui ont une moyenne d’âge de 70 à 75 ans, vont mourir la conscience tranquille. «L’Algérie indépendante a eu, dit-il, des hauts et des bas, mais cela est inhérent à la vie. Aujourd’hui, elle appartient aux jeunes. Même s’ils souffrent, ils n’atteindront jamais le niveau de souffrance qu’on a vécu sous l’occupation.»
Amel Blidi


Abdelmadjid Merdaci. Sociologue et historien

«Qui a peur en Algérie de l’histoire de la guerre d’indépendance ?»

Abdelmadjid Merdaci, docteur d’Etat en sociologie, est enseignant-chercheur à l’université Frères Mentouri de Constantine et écrivain. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le Mouvement national algérien, la musique algérienne et l’histoire de la ville de Constantine.

– Alors que le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie a été accueilli, en France, par une profusion d’ouvrages historiques, pourquoi y a-t-il, selon vous, si peu de travaux réalisés par les chercheurs et historiens algériens à l’occasion de cet anniversaire ?

La bonne question devrait plutôt être pourquoi si peu de travaux par la recherche historique algérienne et on fera alors le constat que la perspective change du tout au tout. La recherche est en principe encadrée, financée, programmée par différentes institutions dépendant directement ou pas de l’enseignement supérieur, du ministère de la Recherche scientifique, celui des Moudjahidine et sur le terrain, par les innombrables laboratoires budgétivores. Et c’est à leur niveau que se planifie la recherche que se fixent les objectifs. Les observations que porte votre question sur la rareté des travaux algériens peuvent ainsi appeler une lecture plus politique. La question du jour, celle que peut légitimement inspirer la commémoration en «creux» du cinquantenaire des Accords d’Evian pourrait être celle-ci : qui a peur en Algérie de l’histoire de la guerre d’indépendance ou encore qui a intérêt à protéger l’ancienne puissance coloniale ?


– Quels sont les principaux obstacles auxquels font face les historiens algériens?

La recherche s’appuie généralement sur différentes sources, les témoignages d’acteurs, les archives audiovisuelles et iconographiques, les archives, et il faut bien préciser qu’il s’agit des archives algériennes de la guerre d’indépendance. Celles du GPRA bien sûr mais aussi celles de l’ALN, du MALG, des représentations du GPRA et du FLN à l’étranger.

Ces archives sont pour l’heure inaccessibles et seraient sous le contrôle du ministère de la Défense. Le fait est que, dans les meilleurs des cas, les historiens algériens travaillent sur la base de dérogations accordées par les Archives françaises et qu’il convient d’ajouter à tout cela la privatisation d’une partie des archives – documents, photos- par les acteurs de la guerre ou leurs ayants droit.

– Cinquante ans après l’indépendance, les chercheurs algériens ont-ils les coudées franches pour aborder l’histoire de leur pays avec une approche décomplexée ?

Contrairement aux apparences, nos historiens travaillent et la qualité de leurs contributions est suffisamment établie pour leur valoir des sollicitations des plus prestigieuses universités et centres de recherche. Il suffit simplement – et cela pourrait être le travail de la presse – de se rapprocher des colloques et autres rencontres scientifiques qui s’organisent dans notre pays ou de suivre celles auxquelles participent nos historiens à l’étranger pour prendre acte du sérieux et de la régularité des contributions de nos chercheurs.
Amel Blidi


Y a-t-il une volonté politique de fêter le cinquantenaire de l’indépendance ?

Chronique d’un fiasco orchestré

En toile de fond de la célébration de la libération du pays, apparaît le poids d’une histoire non assumée. Cinquante ans après les faits, il semble encore difficile de raconter la guerre sans manichéisme.

N’importe quel militaire vous le dira : pour remporter une guerre, il faut avoir le sens de l’anticipation. Dans la guerre des mémoires qui oppose l’Algérie à la France à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance, les premières batailles semblent avoir été conquises par les Français.
Les Algériens ont été pris de court par la profusion de documentaires, d’émissions, d’articles et d’ouvrages réalisés à cette occasion. De ce côté-ci de la Méditerranée, l’année du cinquantenaire se déroule en silence. Dans un pays où l’accès à l’information est déjà difficile, le fait de savoir précisément quel sera le programme prévu pour cette date-anniversaire relève de la mission impossible. Le fait est curieux, d’autant que le passé a toujours été omniprésent en Algérie.

Ce black-out est imputable, selon Sidi Moussa, chargé de la communication au ministère de la Culture, au fait que les programmes doivent d’abord avoir l’aval du gouvernement. Si, en France, la commission de préparation des festivités est présidée par l’ancien ambassadeur de France à Alger, Hubert Collin de Verdière, elle serait pilotée, du côté algérien, par le Premier ministre pour éviter d’éventuels débordements.
Peut-être n’y aurait-il pas d’incartades à l’histoire officielle, mais il y aura sans doute quelques désappointements, le fait est qu’il y a déjà de nombreux cafouillages dans l’organisation de cet événement.

Cafouillages et désorganisation

D’abord, les porteurs de projets se perdent entre les trois commissions mises en place pour cet anniversaire, celle de la culture, des moudjahidine et de l’ENTV. Beaucoup ont reçu l’aval du ministère de la Culture mais pas celui des anciens combattants ou vice versa.
Le réalisateur Bachir Derrais a vu son scénario sur Larbi Ben M’hidi, écrit en collaboration avec l’historien Mohammed Harbi et l’écrivain Mourad Bourboune, avalisé par le département de Khalida Toumi, mais bloqué par celui de Mohamed Cherif Abbas.
«Le problème réside dans le fait que nous n’avons pas d’interlocuteur au ministère des Moudjahidine. Nous sommes obligés d’écrire au ministre pour savoir où en est le projet», nous explique le réalisateur, estimant qu’il aurait fallu mettre en place une commission pour gérer cela, comme cela a été fait pour les manifestations «Tlemcen, capitale de la culture islamique» ou l’«Année de l’Algérie en France».

Son film a néanmoins été cité par Mohamed Cherif Abbas dans le programme «achevé à 95%» du ministère des Moudjahidine. Au moment où les différentes commissions hésitaient à donner leur aval, la caméra de Derraïs était à l’arrêt.
Ayant perdu leur énergie à défendre leurs projets dans les méandres de la bureaucratie algérienne, les réalisateurs auront peu de temps pour mettre sur pied leurs projets cinématographiques. Les premières productions diffusées de l’autre côté de la Méditerranée ont été réalisées avant la fin de l’année 2011. En Algérie, le délai pour le dépôt des projets a été fixé pour le 31 octobre 2011. Le deadline aurait été prolongé jusqu’au mois de novembre.

«La commémoration de cet important événement le 5 juillet 2012 a été pourtant annoncée depuis plus d’une année par le président Bouteflika ; pourquoi alors avoir attendu aussi longtemps pour lancer cet
appel ?», s’est interrogé le cinéaste Saïd Guenifi dans une tribune publiée dans le journal El Watan. Il poursuit : «Faut-il comprendre par-là que la production des films historiques touchant la période coloniale dans notre pays est identique à celles des productions ‘‘chorba’’ qui précèdent les mois de Ramadhan ? Ou bien faut-il comprendre, peut-être, qu’on ignore que l’Algérie s’est dotée de tous les moyens nécessaires pour réaliser en un temps record tous les projets retenus ? Franchement, cela nous dépasse, tout se déroule en catimini.»
Les responsables du ministère de la Culture ainsi que ceux des moudjahidine s’estiment dans les temps. Après une course poursuite au téléphone, des responsables de l’ENTV nous ont affirmé avoir «déblayé le terrain» pour mettre en place un programme à la hauteur de l’événement. La date du 5 juillet 2012 donnera, selon eux, le coup d’envoi symbolique des festivités qui se prolongeront jusqu’à l’année 2013.

La course contre la montre

Comme dans les autres projets gouvernementaux, il y a les suspicions de rapine et de malversations. Mohammed Guentari, professeur d’histoire à l’université d’Oran, ayant déposé huit projets de documentaires et de docu-fiction, dont il attend l’aval, craint, par-dessus tout, les producteurs véreux. Il dénonce le manque de sérieux de certains responsables, de réalisateurs et producteurs qui deviennent, selon son expression, des «commerçants mercenaires». «Il y a beaucoup d’escrocs dans ce milieu», dit-il, nous confiant avoir fait l’objet d’une escroquerie lors de la manifestation «Tlemcen, capitale de la culture islamique». «Il faut un contrôle rigoureux des productions», assène-t-il.
Ayant des projets de documentaires qui lui tiennent particulièrement à cœur, à l’exemple de celui sur la guérilla urbaine à Oran ou celui traitant sur la marche historique des étudiants de 1830 à 1962, il craint que le retard enregistré dans le feu vert des différentes commission n’entrave la qualité du film.

Il souligne aussi le peu de moyens accordés aux réalisateurs algériens dans ce genre de manifestations. «Nous ne pouvons pas rivaliser avec les moyens mis en place de l’autre côté de la Méditerranée. Un projet professionnel d’excellente qualité requiert des moyens considérables. Si la commission ne donne pas assez d’argent, la qualité s’en ressentira», estime-t-il.
«Entreprendre des productions historiques à quelques mois à peine du cinquantenaire, affirme en écho M. Guenifi, est une véritable gageure, à moins de bâcler et de se contenter des navets pour marquer le rendez-vous, juste pour le décor et les parades de circonstance, comme il est devenu de coutume chez nous à chaque événement.»

Que faire du cinquantenaire ?

L’Algérie, comme la France, a la mémoire sélective. Cinquante ans après les faits, il semble encore difficile de raconter la guerre sans manichéisme. Rares sont les débats organisés sur cette question, et certains historiens algériens, emprisonnés dans une histoire officielle dictée par l’Etat, se montrent frileux, y compris pour des interviews avec les journalistes.
Le sociologue et historien Abdelmadjid Merdaci considère qu’il est nécessaire de se poser la question de savoir «qui a peur, en Algérie, de l’histoire de la guerre d’indépendance et qui a intérêt à protéger l’ancienne puissance coloniale ?» Une réflexion partagée par le chargé de la communication de l’Organisation nationale des moudjahidine, Si Aoamar Ben El Hadj. «Les gens ont peur de dire la vérité. D’autres veulent ménager la chèvre et le chou et craignent de devenir personna non grata, de ne plus avoir le visa pour faire leurs courses en France», explique-t-il. Il ajoute : «Si on citait certains personnages, précurseurs de la révolution, cela risquerait de faire ombrage à quelques responsables du pays. La majorité de ceux qui ont déclenché la révolution et qui sont restés vivants ont été marginalisés.»

Le professeur Guentari tient ces propos qui font froid dans le dos : «Si les chercheurs font des recherches sérieuses, ils seront mal vus par les autorités françaises. S’ils touchent à des sujets délicats, ils risquent d’être liquidés.»
Le vide qui caractérise la scène intellectuelle algérienne participe également à ce ratage. Le professeur Guentari considère qu’il n’y a en Algérie aucune place pour les intellectuels et chercheurs. Et au responsable de l’ONM de soupirer : «Nous incitons les moudjahidine à écrire de manière indépendante, nous n’avons pas à les censurer. Mais il n’y a pas d’encouragements. Très souvent, ils publient leurs ouvrages à compte d’auteur. Il n’y a aucune aide des pouvoirs publics, d’un côté. De l’autre, ceux qui veulent écrire disposent de toutes les facilités, les médias, les éditeurs.»
Les responsables algériens, qui ont conclu un «pacte de non-agression» avec la France, promettant de fêter son 50e anniversaire dans «la modération», ne sont peut-être pas d’humeur à dresser le bilan de l’Algérie indépendante.

Amel Blidi