Ces Algériens disparus : un dossier explosif

Point de vue

Ces Algériens disparus : un dossier explosif

Le Monde, 4 mars 2003 (Pour lire la version longue de cet article cliquez ici)

A l’heure de la visite en Algérie de Jacques Chirac, parmi les bénéfices qu’en attend le pouvoir d’Alger, il faut rappeler l’un des plus essentiels : la caution de la France sur sa « gestion » du dossier dramatique des disparus de la « sale guerre ».

Le 8 janvier, Le Monde publiait, dans le cadre d’un important dossier, une interview de Me Farouk Ksentini, président de la très officielle « Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme », hautement significative de la façon dont l’Etat algérien entend traiter la situation des dizaines de milliers de victimes (ainsi que leurs familles) de ce crime contre l’humanité.

Le « message » que ce dernier a tenu à faire passer, par Le Monde interposé, témoigne d’un cynisme absolu : « Je n’ai rien contre la vérité. Mais mon souhait est de soulager les familles et de leur venir en aide au plus vite, car il y a urgence. La majorité d’entre elles sont prêtes à accepter une indemnisation. Quant à établir la vérité, ce sera difficile, d’autant qu’il s’agit de faits qui remontent à des années. »

Interrogé sur sa « préférence pour une amnistie générale », il n’hésitait pas à répondre : « Les premiers bénéficiaires de cette amnistie seraient les gens qui appartiennent aux institutions accusées d’avoir procédé à ces disparitions. Une telle mesure aurait pour effet d’entraîner la cessation de toutes les recherches. Bien sûr qu’une amnistie profiterait à un certain nombre de criminels, mais elle serait dans l’ordre des choses, et c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux à l’Algérie pour tourner la page et aller de l’avant. L’amnistie générale, à mon avis, est inéluctable, toutes les guerres se terminent ainsi, mais c’est une décision politique qui sera prise au moment voulu. »

Ce « message », assurément, est celui des véritables « décideurs ». Ceux qui ont mis leur pays à feu et à sang depuis 1992, et qui font comprendre aujourd’hui qu’ils sont prêts à passer la main pour autant que leurs crimes ne soient jamais poursuivis. La position des autorités algériennes sur la question des disparus s’est toujours résumée à interdire toute démarche qui permettrait de faire la vérité et la justice.

Depuis des années, les rapporteurs spéciaux de l’ONU sur la torture et sur les exécutions extrajudiciaires, comme le groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires de la Commission des droits de l’homme des Nations unies, ne sont pas autorisés à se rendre en Algérie.

Et l’idée même d’une commission d’enquête internationale, depuis longtemps réclamée par l’opposition et les ONG de défense des droits de l’homme, est toujours farouchement écartée. Quant à une commission d’enquête nationale, tout a déjà été dit sur une justice algérienne totalement dépendante du pouvoir militaire.

Ce qui a changé aujourd’hui, c’est que l’on parle plus précisément des responsabilités. Aux preuves détenues par les familles de l’implication de l’Etat dans la disparition des leurs, les « responsables » anonymes cités par Le Monde opposent une enquête de la gendarmerie (jamais rendue publique) : sur la base de témoignages d’islamistes « repentis », ainsi que de l’identification des morts par le recours aux tests d’ADN, elle aurait élucidé environ 2 600 cas où les principaux responsables ne seraient pas les forces de sécurité, mais les groupes armés islamistes ou les disparus eux-mêmes, parce qu’ils auraient rejoint les maquis.

Quelle crédibilité accorder à une enquête réalisée dans le cadre de la gendarmerie nationale, partie prenante de la confrontation ? Dans ce type de conflit, où sont mises en cause les autorités d’un pays au plus haut niveau, le recours à l’expertise scientifique, de même que les interrogatoires de suspects (mais également de rescapés et de témoins), certes indispensables, n’ont de valeur que dans le strict cadre d’une commission d’enquête rigoureusement indépendante, conformément aux normes du droit international.

Le but des autorités algériennes est de faire clairement entendre que le droit ne ramènera pas les morts, que la justice ne trouvera pas de coupables, et donc qu’il vaut mieux oublier cette tragédie, comme le propose sans détour Me Ksentini.

Bien sûr, dit-il, il serait souhaitable que celle-ci intervienne après le rétablissement de la vérité, mais il est plus probable qu’elle se fera avant, car « la recherche de vérité est difficile puisque ces disparitions ont eu lieu à une époque où l’Algérie était en « état de chaos » ». Farouk Ksentini oublie bien à propos que les enlèvements et les disparitions continuent aujourd’hui, et qu’il ne s’agit pas seulement d’établir la vérité, mais aussi de juger les coupables.

La question des disparus est devenue un enjeu absolument majeur pour le régime d’Alger. Trop d’éléments, en effet, prouvent l’implication systématique et à large échelle des cercles les plus élevés du pouvoir militaire dans ces crimes. Et à ce jour – ce n’est pas un hasard –, aucune affaire relative aux disparitions, exécutions extrajudiciaires et assassinats n’a été tranchée par la justice algérienne. Y compris celles touchant directement la France, comme le meurtre des moines de Tibéhirine, en mai 1996.

Depuis que des plaintes ont été déposées contre certains d’entre eux, les généraux ont compris que, tôt ou tard, ils auront à comparaître devant la justice universelle. Le choc du 11 septembre 2001, le recul des droits de l’homme qui s’est ensuivi leur a accordé un simple sursis. Mais la lutte contre l’impunité progresse, et le droit se met en place de façon irréversible.

Dès lors, comme en témoignent plusieurs sources privées, l’obsession principale des généraux d’Alger est de se protéger d’éventuelles poursuites individuelles devant des juridictions internationales ou étrangères pour les atrocités qu’ils ont soigneusement organisées – la torture à échelle industrielle, la liquidation sans jugement de dizaines de milliers de civils, la manipulation de la violence islamiste à un degré qui dépasse l’entendement, la désinformation systématique pour effacer leurs crimes à mesure qu’ils les produisaient.

C’est pour cette raison qu’il est question d’ « amnistie générale ». Car il est une bombe à retardement que les décideurs militaires désirent à tout prix désamorcer : si l’on devait, un jour, ouvrir des enquêtes sérieuses sur tous les crimes attribués aux islamistes, on risquerait, dans de nombreux cas, de remonter aux mêmes responsables que ceux des disparitions forcées.

Ce qui manque encore, c’est un cadre juridique pour l’enquête et le procès. Mais les disparitions forcées sont un « crime continu », échappant de ce fait à la prescription. Au regard du droit international, aucune amnistie ne mettra les auteurs de ces crimes à l’abri des poursuites. C’est ce qu’a rappelé un arrêt décisif de la Cour de cassation française, en date du 23 octobre 2002, relatif à la plainte déposée par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme contre un tortionnaire mauritanien arrêté en France : « L’exercice par une juridiction française de la compétence universelle emporte la compétence de la loi française, même en présence d’une loi étrangère portant amnistie. »

L’Algérie souffrante est révoltée par la lenteur avec laquelle s’ébranle le dispositif de la lutte contre l’impunité. Mais le plus important est que, malgré des situations d’extrême dénuement, la majorité des familles de disparus a jusqu’à présent dignement refusé le marchandage qui lui est proposé. Elles tiennent à distinguer le principe d’une aide qu’elles s’estiment fondées à exiger de l’Etat, de celui d’une indemnisation dont la contrepartie serait de renoncer à la vérité et à la justice.

Cette résistance porte l’Algérie de demain, celle d’un retour à la justice et à la paix civile. Nous espérons que le président Jacques Chirac aura à cœur de la soutenir.

Pour le Comité international pour la paix, la démocratie et les droits de l’homme en Algérie (affilié au Réseau euroméditerranéen des droits de l’homme) : Lahouari Addi, Yahia Assam, Patrick Baudouin, Madjid Benchikh, Kamel Daoud, François Gèze, Salima Ghezali, Mohammed Harbi, Jeanne Kervyn, Salima Mellah, Véronique Nahoum-Grappe, Pierre Vidal-Naquet, Werner Ruf, Fatiha Talahite.

• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 04.03.03