Le général Lamari ouvre le bal et offre un choix

Le général Lamari ouvre le bal et offre un choix

Entre l’«islamiste» et le «moins mauvais»

La dernière sortie médiatique du chef d’état-major de l’ANP, le général Mohamed Lamari, au magazine français le Point semble avoir suscité une gêne dans le camp des «démocrates», au point que cette force, désignée aussi sous le vocable d’«éradicateurs», paraît avoir subitement avalé sa langue.

Par Mohamed Zaâf, Le Jeune Independant, 28 janvier 2003

Il est vrai que la déclaration qui pourrait être un tournant dans la vie politique du pays n’a – mis à part une source diplomatique à Alger – jusqu’à présent suscité des réactions que chez les seuls islamistes où elle a été accueillie avec un soulagement perceptible, même si l’on a tenu à y mettre les inévitables «réserves» d’usage.

Dans la déclaration du général Lamari, qui s’est pourtant forgé une solide réputation d’anti-islamiste, les propos qui ont le plus retenu l’attention chez nous sont ceux liés à la volonté exprimée – cette fois publiquement – par l’institution militaire de lever la main sur le gouvernail électoral. Lamari, qui avait eu déjà à émettre sa bienvenue à un ministre de la Défense, même un civil, au cas où Bouteflika le déciderait, engage son institution à laisser tranquille l’urne et à ne plus interférer dorénavant dans le choix des présidents. «L’institution militaire reconnaîtra le président élu même s’il est issu du courant islamiste», disait-il. Depuis le mandat de Bouteflika, «nous sommes revenus à notre mission constitutionnelle» et, disait-il encore, «l’armée obéit aux élus du peuple».

L’invitation aux candidatures

Retirée officiellement des affaires politiques en 1989, l’armée ne tardait pas à reprendre, dès 1992, un contrôle étroit sur l’accès à El-Mouradia où elle compte toujours des éléments dans les postes clés. Aujourd’hui, par le biais du chef d’état-major, l’institution s’engage donc à ôter (définitivement ?) le «faux barrage» mis sur le chemin vers la présidence de la République. Une déclaration qui est du coup interprétée par nombre d’observateurs comme une invitation aux candidatures et, par conséquent, un coup d’envoi précoce à la compétition des présidentielles à un moment où, se mettant à l’heure algéroise, Paris s’apprêtait à accueillir en Benflis un «présidentiable», selon le journal parisien le Monde. «Nous [les militaires, ndlr] mettre en opposition avec le Président, ça ne prend pas», déclarait Lamari, anticipant sur l’article, dans des propos qui se démarquent du journal sur une visite nullement impromptue mais programmée bien avant. Une attitude conforme à la volonté de l’institution militaire de se désengager du sable mouvant politique mais qui, sur un autre plan, vient remettre sérieusement en cause l’ordre établi et, par ricochet, la suprématie artificielle du camp démocrate. S’ils n’en pipent mot, les démocrates n’en pensent pas moins qu’il s’agit là d’une forme de «trahison». Dans les faits, les propos de Lamari les placent devant une équation inattendue.

Sadi s’est-il trompé également sur l’ANP ?

Crûment, ils sont placés devant la réalité du terrain et sommés de choisir entre un président islamiste et le président Bouteflika, l’éternel «moins mauvais». Bien qu’il ait vu précédemment en Bouteflika l’homme idoine de la situation, Saïd Sadi, le chef du RCD qui s’était trompé de société, puis de président, semble résister difficilement à la tentation de boucler la boucle et d’admettre s’être finalement trompé également sur l’ANP. Dans sa dernière sortie médiatique, Sadi ne s’interrogeait-il pas sur le bien-fondé des divergences entre Bouteflika et l’armée ? Ne donnait-il pas l’impression qu’il se trouvait, à l’instar d’une partie de l’opinion, tourné en bourrique face à la nature insaisissable des rapports présidence-armée ? N’avouait-il pas, avec une pointe d’inquiétude, ne rien comprendre à l’intimité des liens entre ceux qui, tour à tour, furent les siens avant de lui faire porter des cornes ? Des propos qui laissaient poindre les doutes de l’homme sur l’armée et sur des intentions qui ne vont pas dans le sens du camp où loge le RCD, et qui ne sont donc plus très catholiques.

Les «démocrates» en panne ?

Les déclarations du chef d’état-major ne font en réalité que reprendre celles émises ces derniers temps par des officiers supérieurs de l’ANP, dont le général Touati. Tous proclamaient une soumission au texte constitutionnel et à l’institution présidentielle. Cela ne peut arranger, bien sûr, les affaires «démocrates» de voir l’ANP se confiner dans son rôle constitutionnel et laisser la décision politique nationale aux mains de l’homme qui envisage la «destruction» du pays à travers sa «concorde nationale». En effet, à leurs yeux, le Président traîne une tare énorme : il veut la paix pour son pays.

Donc, s’il rechigne à tordre le cou aux «barbus», s’il n’aime pas la guerre, c’est qu’il est «vieux jeu», comme diraient Rumsfeld ou Powell. La concorde nationale sera consacrée en Algérie «sauf si le destin l’en empêche», affirmait Bouteflika, dans une sorte de défi, à l’occasion du colloque sur le terrorisme. Stricte neutralité de l’ANP dans les prochaines présidentielles

La stricte neutralité de l’ANP, qui s’en tiendrait au rôle dévolu par la Constitution, ferait perdre aux «démocrates» la puissante rampe qui efface magiquement les découverts politiques et permet les paliers au-dessus des moyens. Souhaité aussi bien ici qu’à l’étranger, le désengagement inéluctable de l’institution militaire du champ politique ne peut que donner des frissons aux tenants de la «démocratie unique». Un tel désengagement qui ferait fatalement disparaître la baïonnette protectrice constitue, il est vrai, une menace sur leur aisance politique, voire sur leur existence même. Car, conscientes de leur ancrage déficient, les formations se réclamant de la démocratie (!) chez nous misent sur les Tagarins plutôt que sur l’électeur. Nous sommes pratiquement le seul pays au monde où la démocratie déteste l’urne et revendique pour l’armée un rôle politique hors normes. Paradoxalement, nous retrouvons les mêmes forces poussant l’armée à éconduire le Président les premières à revendiquer et à faire le leur, le congrès de la Soummam. Ces mêmes assises controversées mais qui confortent justement la primauté du politique sur le militaire ! La réalité est que quelle que soit son obédience, un président réellement élu ne les arrange pas même s’il n’est pas issu du courant islamiste. Des présidentielles libres et régulières ne les intéressent pas et on leur préfère les juteuses périodes de transition. La raison est simple : avec une audience limitée à pratiquement une seule région, sans troupes conséquentes ni présidentiables, leurs chances ne peuvent être que nulles, comme le démontrent leurs parcours.

La fin de la vie artificielle ?

Il reste que plus vite se fera le désengagement de l’armée du champ politique, plus vite l’Algérie en finira avec une vie artificielle qui, depuis1992, voit les médiocres percer, les responsabilités se diluer et l’image d’un pays jadis rayonnant flétrir.

La déclaration de Lamari, en qui certains – peut-être pour se rasséréner – veulent voir une ruse de guerre destinée à tromper l’adversaire, n’est en réalité que l’aboutissement logique du tout-sécuritaire, un choix peut-être chimérique pour régler une crise éminemment politique. Un choix qui a largué la sagesse et qui, le moins que l’on puisse dire, a exacerbé les divisions au seuil de l’effondrement du front intérieur, le socle réel de la souveraineté nationale.

Dans les colonnes du Jeune Indépendant, une «noble ingérence» d’un diplomate français (dont le pays vient de délivrer deux hélicoptères Ecureuil au profit de la police algérienne) renvoyait le problème algérien et son pendant sécuritaire à son cadre naturel. Pour ce diplomate qui semble avoir plus de compassion pour le peuple algérien que certains de ses propres fils, le règlement de la crise sécuritaire n’est pas tributaire du nombre de bombardiers, de tanks, de missiles, ou d’un quelconque problème de visibilité nocturne. Le problème, dit-il, réside dans le «blocage politique» que vit l’Algérie. «La véritable solution est donc de rechercher les causes de cet islamisme armé et d’essayer de trouver un remède parce que c’est là le véritable problème de fond», assénait-il dans une vérité toute simple, ressassée tout au long de la «décennie rouge» mais qui, devine-t-on, a dû nécessiter quelque courage au diplomate. Il est vrai que les moins de 1 000 «terros» «repoussés» vers les montagnes sont loin de jouir des ustensiles aux mains de l’ANP. Il est également vrai que M. Tounsi, en tant que chef de la police et surtout en tant qu’ancien maquisard, parle en connaissance de cause lorsqu’il renvoie à l’imprenabilité de ces mêmes montagnes où, disait-il, «même la France n’a pas pu…». Cela est aussi véridique que l’aveu de Yazid Zerhouni lorsqu’il déclare, rejoint par le chef d’état-major de l’armée, que ce qui se passe en Algérie est bel et bien une «guerre». Alors réduire le problème à une simple empoignade devant désigner un vainqueur et un vaincu devient malsain. Abandonner les masques qui ne masquent plus rien et voir en face le mal qui nous ronge sont un choix peut-être déchirant pour les acteurs, mais il ne peut être que bénéfique, car c’est là l’une des conditions essentielles pour la détermination commune d’une thérapie payante. M. Z.