Bouteflika cache le passé sous le tapis

Algérie

Bouteflika cache le passé sous le tapis

Les mesures d’amnistie contenues dans la charte pour la paix et la réconciliation exonèrent militaires et islamistes.

par José Garçon, Liberation, 10 mars 2006

Saïd ne décolère pas. «Partout, l’amnistie consacre un changement de régime. Ici, elle sert à libérer et à absoudre des assassins, et à étouffer les libertés.» Il a fini par s’habituer. Mais c’est toujours la rage au ventre qu’il croise à Meftah le chef du groupe armé islamiste responsable d’une bombe qui, au milieu des années 90, a fait plus de cent morts dans cette petite ville proche d’Alger. Terrorisme, antiterrorisme : la sale guerre a frappé nombre de familles de Meftah, qui réclament sans trêve leurs «disparus». «On prétend que mon frère a pris le maquis, alors que j’ai rencontré plusieurs fois un des militaires qui l’a embarqué en pleine nuit», s’insurge Samia.
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Ainsi vont, entre rancoeur, révolte et résignation, les victimes d’une guerre qui a fait 200 000 morts ­ civils dans leur écrasante majorité ­ et 15 000 disparus. Du coup, la libération le 5 mars d’Ali Benhadj, l’ex et très radical numéro 2 du FIS (Front islamique du salut), incarcéré depuis juillet 2005, n’étonne pas vraiment. «L’ordre des choses», lâche Saïd. Elle obéit en tout cas à une double logique. Arrêté en 1991, avant le début des violences, celui dont les prêches ont, à l’époque, enflammé une partie de la jeunesse avait déjà purgé sa peine de douze ans de prison lorsqu’il a été incarcéré à nouveau en 2005 sous prétexte d’«apologie de crimes terroristes». Ce second emprisonnement ne pouvait se perpétuer indéfiniment. Faute de priver le président Bouteflika, qui entend élargir sa base en s’appuyant sur le religieux, du soutien d’une mouvance islamiste dont l’influence est encore importante.

Impunité. La libération de Benhadj s’inscrit par ailleurs dans le cadre des mesures d’amnistie décrétées le 21 février et prévues par la charte pour la paix et la réconciliation, adoptée par référendum en septembre 2005. Au terme de ces mesures, 2 629 détenus islamistes seront libérés et les islamistes encore armés auront six mois pour déposer les armes. Mais, surtout, les généraux accusés d’exactions pendant la sale guerre ne pourront plus être poursuivis. Certes, leur impunité existait de facto, aucune plainte de famille de disparu n’ayant abouti et aucun procès digne de ce nom n’ayant eu lieu. Mais les «décideurs» militaires exigeaient qu’une amnistie générale légalise leur impunité, assurance que leur donna Abdelaziz Bouteflika pour qu’ils ne s’opposent pas à sa réélection en 2004. La charte de 2005 indiquait déjà l’importance de l’enjeu. Elle délivrait un «hommage aux forces armées et aux services de sécurité», tandis qu’une mesure inédite, même au Chili ou en Argentine, annonçait cette impunité : l’interdiction de faire référence à la «tragédie nationale» [la guerre civile, ndlr], «en Algérie ou à l’étranger».

Sanction pénale. Les textes d’application de la fameuse charte ­ promulgués par ordonnance en février, alors que le chef de l’Etat avait promis un débat au Parlement ­ vont encore plus loin. L’article 46 confirme qu’«aucune poursuite ne peut être engagée à l’encontre des forces de défense et de sécurité» et que la justice doit «déclarer irrecevable toute dénonciation ou plainte». Et il prévoit une «forte sanction pénale» à l’encontre de qui évoquerait la «tragédie nationale». «Cela revient à nous dire qu’il n’y a plus matière à débattre de ces événements, puisqu’une thérapie dictée par le haut a effacé rancoeurs et traumatismes», constate un homme d’affaires. L’interdit vaut pour les membres des forces de l’ordre. La récente condamnation à mort par contumace d’Habib Souadia, un officier dissident réfugié en France, auteur du livre à succès la Sale Guerre, est faite pour dissuader ses homologues de témoigner à leur tour. Seules les familles de victimes du terrorisme ou des forces de l’ordre auront en fait droit à des compensations financières.

Condamnations. Le régime considère qu’une page de l’histoire récente du pays sera ainsi définitivement tournée : celle d’une guerre civile qui a entaché son image, avant que le 11 septembre 2001 lui permette de transformer ce conflit interne en «premier affrontement de grande envergure contre le terrorisme international». Reste à savoir si cette amnistie imposée est de nature à réconcilier la société avec elle-même. «Ces questions vont rebondir comme cela a été le cas en Amérique latine», prédit Human Rights Watch. De son côté, la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (Laddh) «exhorte» les présidents des deux Chambres à «refuser d’adopter les articles en contradiction avec la Constitution» ou à «alerter le Conseil constitutionnel». Ces textes qui «entérinent l’impunité pour des crimes contre l’humanité» sont «en contradiction avec les accords internationaux ratifiés par l’Algérie», rappelle la Laddh, dénonçant une «tentative d’effacer la mémoire collective de la nation». Une condamnation analogue des autres ONG internationales risque de rester lettre morte.

Le pouvoir compte sur la lassitude de la population et sur sa volonté de souffler et de vivre enfin, et espère éviter les manifestations populaires. Mais, surtout, courtisé par les grandes puissances (lire page suivante), il se sait aujourd’hui à l’abri de toute pression internationale dans un monde où les impératifs de la lutte antiterroriste dominent et où il «vend» très habilement son savoir-faire en la matière. Pourtant, imposer l’oubli sans rechercher la vérité et sans le moindre travail de mémoire n’est pas sans danger. «L’enfouissement des crimes du passé risque de déboucher sur vengeances et vendettas, et d’empêcher les Algériens de tirer un enseignement essentiel de la guerre civile. A savoir que la violence n’est pas une solution», estime le même homme d’affaires.

Emeutes. Le risque est réel quand la situation sociale menace l’édifice mis en place. Cela conduit Alger à verrouiller les (rares) espaces de liberté qui résistent encore : syndicats autonomes, journalistes trop peu respectueux de la nouvelle donne ou écoles privées enseignant en français. Du coup, les émeutes ­ localisées, brèves, mais très violentes ­ sont devenues le seul mode de protestation dans une Algérie où la misère frappe durement les plus démunis, mais dont les réserves en devises sont sans précédent.

Tout déclenche quasi quotidiennement colère et affrontements avec les forces de l’ordre : la mort d’un jeune homme dans un commissariat, les attributions de logements sociaux, les conditions de vie désastreuses ou la hogra, comme les jeunes appellent le mépris et l’arrogance dans lesquels le pouvoir tient la population… Une situation que résume le Quotidien d’Oran : «On redécouvre derrière un semblant de normalisation les caractéristiques des mouvements de jeunes qui ont connu leur apogée lors des émeutes de 1988 et qui se poursuivent encore, çà et là, dans des émeutes ou des mouvements de contestation de basse intensité, mais récurrents. La jeunesse accumule rancoeurs et frustrations devant une vie sans perspective […] Il existe, face à la désespérance et à la hogra, une tentation forte de la violence. On devrait vraiment s’en inquiéter.»