L’Afrique et la Cour pénale internationale

L’AFRIQUE ET LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE

Un malentendu persistant

Par Mostefa Zeghlache, Le Soir d’Algérie, 23 novembre 2015

«Justice et politique ne sont pas nées sœurs. Quand la politique entre par la porte du temple, la justice s’enfuit pour s’en retourner au ciel», in Programme de justice criminelle par Francesco Carrara (juriste et homme politique italien – 1805-1888).

C’est par une douce journée d’automne que le président soudanais Omar El-Béchir a entamé, le 11 octobre 2015, une visite d’Etat de trois jours en Algérie. Quoi de plus normal qu’un chef d’Etat africain soit l’invité d’un autre chef d’Etat africain avec pour objectif «l’examen des voies et moyens de renforcer les relations d’amitié et de coopération entre deux pays», selon le jargon usité dans la sphère diplomatico-politique ?

Cette visite n’aurait en aucune façon revêtu un aspect particulier si l’illustre visiteur n’était pas le chef d’Etat le plus recherché par la justice internationale, en l’occurrence, la Cour pénale internationale qui a émis à son encontre deux mandats d’arrêt. Le premier pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité date de 2009, et le second pour génocide, de 2010. Ce qui en fait le premier chef d’Etat en exercice à faire l’objet de poursuites judiciaires internationales de cette ampleur, depuis la création de la CPI, en juillet 1998, à Rome.
Mais, qu’est-ce cette cour internationale qui s’octroie le pouvoir de juger des chefs d’Etat et de hauts responsables militaires pour des crimes qualifiés, par le Traité de Rome, de crimes internationaux ?
S’inscrivant dans le sillage des tribunaux de Nuremberg et de Tokyo créés par les Accords de Londres du 8 août 1945 pour le premier et la déclaration du 16 janvier 1946, pour le second, pour juger les crimes «contre la paix, de guerre et contre l’humanité» commis par les dirigeants nazis et japonais durant la Seconde Guerre mondiale, la CPI est définie par le statut de Rome du 17 juillet 1998 comme une «institution permanente qui peut exercer sa compétence à l’égard des personnes pour les crimes les plus graves ayant une portée internationale» (article 1). Ce sont les crimes contre l’humanité, de guerre, de génocide et d’agression (article 5). Un débat a eu lieu sur l’opportunité d’y inclure le crime de terrorisme, mais n’a pas encore abouti.

Du statut entré en vigueur le 1er juillet 2002, après la 60e ratification, il est utile de retenir les principales dispositions :

– la cour inscrit son action dans le cadre de la complémentarité des juridictions nationales (article 1). Dans ce contexte, les Etats conservent, en premier lieu, la responsabilité de poursuivre et juger les responsables des crimes relevant de la compétence de la CPI. Cette dernière n’intervient que si elle constate une mauvaise volonté manifeste ou une défaillance (incompétence) des juridictions nationales (article 17) à juger les responsables de ces crimes ;

– la Cour n’est compétente qu’à l’égard des personnes physiques (article 25) responsables de crimes commis postérieurement à l’entrée en vigueur de son statut, soit 2002 (articles 11 et 24) ;

– les crimes relevant de la compétence de la cour sont imprescriptibles (article 29) et sa compétence n’exclut pas les hauts responsables et les officiels couverts par l’immunité que leur octroie le droit international ou le droit national eu égard à leurs fonctions (chefs d’Etat ou de gouvernement, membres de gouvernements ou de Parlements en exercice ou pas (article 27). De même, entrent dans la compétence de la cour les crimes commis directement ou sous l’autorité des chefs et supérieurs hiérarchiques militaires (article 28) ;

– la CPI ne peut être saisie que par un Etat-partie (article 14), le Conseil de sécurité des Nations unies (article 13b) ou le procureur (article 13c). Dans ce cadre, il est nécessaire que la personne mise en cause soit un national d’un Etat membre ou que le crime ait été commis sur le territoire de cet Etat ;

– la non-adhésion d’un Etat au statut ne le dispense pas de prêter son assistance à la CPI. Pour cela un accord entre les deux parties est nécessaire (article 12).

La cour peut prononcer des peines d’emprisonnement de 30 ans au plus ou l’emprisonnement à perpétuité «si l’extrême gravité du crime et la situation personnelle du condamné le justifient». Elle peut y ajouter une amende ou la confiscation des «profits, biens et avoirs tirés directement ou indirectement du crime» (article 77). La procédure par défaut n’étant pas prévue par le statut, le procès à la CPI ne peut se dérouler qu’en présence de l’accusé.

Enfin, utile rappel, il y a lieu de distinguer la CPI compétente à l’égard des personnes physiques et la Cour internationale de justice (CIJ), organe judiciaire des Nations unies, créée en 1945 par la Charte des Nations unies pour régler les conflits juridiques que lui soumettent les Etats. Tout comme il est utile de distinguer la CPI des tribunaux pénaux internationaux (TPI) qui sont des tribunaux provisoires créés par des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Contrairement à la CPI, ces tribunaux ont une compétence limitée dans l’espace (le pays en question) et un caractère provisoire.

Rappelons que l’actuel procureur est la Gambienne Fatou Bensouda, élue en décembre 2011, en remplacement de l’Argentin Luis Moreno OCampo, pour un mandat de 9 ans à compter du 15 juin 2012.
Signalons tout de même que 34 Etats africains ont adhéré à la CPI mais seulement deux Etats arabes, la Jordanie en 2002 et la Tunisie en 2011. Avec la création de la CPI, le droit international s’est enrichi d’un nouvel organisme de répression individuelle des crimes internationaux. Mais la mission de cette juridiction internationale rencontre des difficultés de mise en œuvre.

D’abord il y a lieu de souligner qu’intenter un procès pour crime international n’est pas une action aisée, notamment lorsqu’il s’agit de dirigeants politiques de premier plan, comme les chefs d’Etat, notamment lorsqu’ils sont en exercice.
Le plus souvent, les leaders politiques invoquent la responsabilité d’Etat et leur immunité pour se dérober à leur responsabilité individuelle d’actes qui constituent de graves atteintes à l’ordre juridique international. Dans ce cadre, établir la responsabilité individuelle et personnelle d’un haut dirigeant civil ou militaire dans un crime international a longtemps constitué un défi majeur et quasi insurmontable pour la justice internationale. Le principe de responsabilité individuelle pour crimes internationaux est de conception et d’application récentes. L’article 25 du statut de la CPI l’établit clairement en ces termes : «Quiconque commet un crime relevant de la compétence de la cour est individuellement responsable et peut être puni conformément au présent statut.»

’est seulement depuis le Traité de Versailles du 28 Juin 1919 que le principe de la responsabilité pénale des individus prit progressivement corps dans le lexique du droit international. Ensuite, ce fut la mise en place des tribunaux de Nuremberg et de Tokyo (le Tribunal de Tokyo ou Tribunal international militaire pour l’Extrême-Orient) en 1945-1946 qui définissent les crimes de guerre, crimes contre la paix et crimes contre l’humanité et jugent individuellement des criminels de guerre.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la Commission du droit International des Nations unies avait été chargée de rédiger un projet de définition des crimes contre la paix et contre la sécurité de l’humanité.

Mais la guerre froide qui s’en suivit empêcha le processus d’aller plus loin et ce, jusqu’à l’effondrement du bloc communiste d’Europe de l’Est qui imprima au droit international une nouvelle dynamique en ce qui concerne la protection des droits des populations, en temps de guerre comme en temps de paix.

C’est dans cette nouvelle dynamique que «la société internationale a créé des normes juridiques pour affirmer que certains comportements sont des crimes internationaux et pour organiser le châtiment de ceux qui les commettent»(1) et qu’apparaît la Cour pénale internationale. Cette nouvelle approche juridique à l’endroit des crimes internationaux inclut même les crimes commis dans les conflits internes à l’encontre de la propre population nationale. C’est e cas du conflit du Darfour qui constitue la base des mandats d’arrêt émis par la CPI contre le président soudanais Omar El Béchir.

La difficulté fondamentale dans la mise en œuvre des dispositions du Traité de Rome réside dans la recherche d’un équilibre quasi impossible à trouver entre le juridique et le politique, soit entre sa mission en tant que juridiction internationale et sa dépendance des Etats-parties qui fondent sa légitimité et son existence légale. Créée par les Etats, la CPI dépend beaucoup de l’assistance et du bon-vouloir de ces derniers pour espérer mener à bien sa mission qui consiste parfois à juger les propres responsables politiques de ces Etats.

De même, et quoique ne relevant pas organiquement des Nations unies, auxquelles elle est seulement liée par un accord (article 2), la CPI n’en subit pas moins le poids du Conseil de sécurité de l’ONU. En effet certaines dispositions du statut donnent à ce conseil des prérogatives qui dépassent, par certains aspects, celles des Etats-parties. Qu’on en juge. Le conseil, invoquant le chapitre VII de la Charte des Nations unies peut, aux termes de l’article 13 (b), déférer à la cour une situation dans laquelle un ou plusieurs des crimes relevant de sa compétence «paraissent avoir été commis». Ce fut le cas pour le Darfour. Le Soudan n’est pas membre de la CPI, mais son président est poursuivi par cette dernière, parce que le conseil l’a demandé. Le poids politique des «puissants» membres du conseil sur la CPI apparaît aussi clairement dans l’article 16 qui précise qu’«aucune enquête ni aucune poursuite ne peuvent être engagées ni menées… pendant les 12 mois qui suivent la date à laquelle le Conseil de sécurité a fait une demande en ce sens à la cour…». En termes plus simples, le conseil peut «ordonner» à la cour ce qu’elle doit ou pas faire et quand le faire. Et pourtant, parmi les membres du conseil, ni les Etats-Unis qui avaient signé le Traité de Rome, puis s’étaient rétractés en 2002, ni la Russie (crise ukrainienne oblige) et la Chine (situation au Tibet oblige) n’ont adhéré, à ce jour, à la CPI ! Plus que cela, les Etats-Unis refusent que leurs ressortissants soient jugés par cette cour avant l’accord préalable de Washington. Ils ont même exercé des pressions sur certains Etats membres pour signer des accords bilatéraux garantissant que leurs citoyens, poursuivis pour crimes internationaux soient rapatriés en Amérique pour y être jugés par les tribunaux de leur pays !

Ajoutons que les détracteurs de la CPI, qui se recrutent particulièrement parmi les dirigeants africains(2), reprochent à la CPI de pratiquer une justice à deux vitesses. Ils mettent en exergue l’inertie voulue ou subie par la CPI, notamment par son procureur devant les violations des droits de l’homme et les crimes commis par les armées des pays occidentaux et Israël en Afghanistan, en Irak et surtout en Palestine et qui restent impunis. En ce qui concerne la Palestine, l’adhésion de ce pays à la CPI en janvier 2015 permet à la cour l’ouverture d’un examen préliminaire sur les crimes de guerre d’Israël qui a signé le traité en 2000, mais ne l’a pas ratifié. Cet examen constitue un test sérieux pour l’effectivité des pouvoirs dont dispose la cour en la matière.

Enfin, la relation Conseil de sécurité-CPI est marquée par le handicap du «deux poids, deux mesures». Alors que cette instance onusienne a été prompte à déférer à la CPI les dossiers du Soudan en 2003 (c’est ce conseil qui avait demandé, en 2005, à la CPI d’ouvrir une enquête sur le Darfour) et de Libye (de Kadhafi) en 2011, il en a été autrement concernant la Bosnie-Herzégovine en 2002 (résolution n°1422) où des soldats onusiens, notamment américains auraient dû être jugés par la cour, l’Irak ou l’Afghanistan, ou Israël en 2009 lorsque le procureur a renoncé à déclencher des enquêtes sur les crimes commis par les armées occidentales et sionistes dans ces pays et en Palestine. L’autre critique adressée à la CPI concerne le pouvoir, jugé exorbitant, de son procureur. En effet, conformément aux termes de l’article 15 du statut, le procureur «peut ouvrir une enquête de sa propre initiative au vu de renseignements concernant des crimes relevant de la compétence de la cour…»

De plus ce pouvoir serait utilisé de façon sélective, «à la tête du client» et semble plus orienté contre les dirigeants africains que d’autres, comme ce fut le cas au Kenya et en Côte d’Ivoire, du temps du procureur Moreno Ocampo. Enfin, d’autres critiques de la CPI relèvent qu’elle ne s’intéresse qu’au «menu fretin» (chefs de faction et de milices armées) et évite les véritables responsables de crimes internationaux. Sur la base de ces éléments, les dirigeants africains sont dans leur droit de considérer, à juste titre, que la CPI a été «conçue et réalisée à l’image et au service des puissants de ce monde». Mais la critique doit être adressée aussi au leadership africain (et arabe) qui, par sa gouvernance non démocratique, offre un terrain favorable à l’action de la CPI.

Les dirigeants africains sur la défensive

Le moins qu’on puisse dire est qu’actuellement persiste, entre la CPI et le leadership africain, regroupé au sein de l’Union africaine (UA), un profond malaise qui n’augure rien de bon pour l’avenir de leurs relations.

L’émission des mandats d’arrêt contre les présidents soudanais, Omar El Béchir et kenyan, Uhurru Kenyatta et l’arrestation de l’ex-chef d’Etat ivoirien, Laurent Gbagbo et de l’ancien vice-président congolais Jean-Pierre Bemba, en a frustré plus d’un parmi les leaders africains. La cour a abandonné ses poursuites à l’encontre du chef d’Etat kenyan, «faute de preuves» selon la procureure Bensouda, mais aussi et probablement, en raison du refus de Nairobi de fournir à la cour des «documents cruciaux»(3). Quelle qu’en fût la véritable raison, le fait est là : un chef d’Etat africain en exercice a bien comparu devant la CPI et cela est loin d’avoir plu à de nombreux citoyens africains qui lui reprochaient de «répondre devant une cour politique au service de l’impérialisme occidental», considérant le geste du président kenyan comme un affront à l’Afrique(4). Ce dont se défend la CPI.

Dans ce contexte, le Sommet africain du cinquantenaire, en mai 2013, a permis à de nombreux chefs d’Etat africains de donner libre cours à leur animosité à l’égard de la cour. Cela dit, l’Union ne ferme pas complètement la porte à la CPI. Un projet de résolution accusant cette Cour de mener une «chasse raciste contre les Africains»(5) n’a pas été adopté.

L’Union africaine considère qu’il y a lieu de surseoir à la poursuite contre tout chef d’Etat ou de gouvernement africain en exercice, afin de «donner une plus grande importance à la chance du retour de la paix»(6). Tout comme d’ailleurs la Ligue arabe, l’UA ne s’estime pas tenue de donner suite aux poursuites engagées contre les chefs d’Etat africains en exercice.

Par ailleurs, tandis que l’Afrique du Sud, membre à part entière de la CPI ignorait ses engagements avec cette dernière en refusant de donner suite aux mandats d’arrêt émis à l’encontre d’Omar El Béchir au prétexte qu’il était invité par l’UA(7), la Libye post-Kadhafi refusait de livrer Seif-El-Islam à la CPI.

Elle l’a jugé et condamné à la peine capitale, peine exclue du Traité de Rome. Et pourtant les dirigeants africains ne sont pas demeurés passifs devant la persistance des conflits armés et des crises internes violentes en Afrique. L’Acte constitutif de l’Union, adopté à Lomé, Togo, le 11 juillet 2000, souligne dans son article 4, alinéa h «le droit de l’Union d’intervenir dans un Etat membre sur décision de la Conférence (chefs d’Etat et de gouvernement), dans certaines circonstances graves, à savoir : les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité».

De plus, l’Union dispose d’un certain nombre d’organes censés agir dans le sens de la CPI : Le Parlement africain, la Cour de justice, le Conseil «Paix et Sécurité», un Mécanisme de prévention des conflits… Mais leur efficacité sur le terrain reste à prouver, notamment pour raisons de manque de volonté politique et de moyens surtout financiers.

Plus récemment encore, l’Union africaine a décidé de transférer sa compétence en cas de survenue des crimes figurant dans l’article 4 h, à la Cour africaine de justice. Tout en prenant le soin d’amender le statut de cette Cour en interdisant la poursuite de tout chef d’Etat africain en fonction(8). Néanmoins, ces décisions, faut-il le souligner, ne diminuent en rien le pouvoir de la CPI de sévir contre les auteurs de crimes africains (ou autres).

Ces éléments d’information reflètent la nature complexe de la relation entre l’Union africaine, qui est un regroupement régional d’Etats souverains, et une juridiction internationale faisant fi de cette souveraineté dès que de graves violations de la légalité internationale sont commises. Ceci dit, quelle signification donner au «cas» de Omar El-Béchir dans le contexte de l’évolution du droit international en relation avec les crimes internationaux ? En d’autres termes, que lui reproche la CPI ?

L’artisan du coup d’Etat militaire de 1989 qui avait renversé le gouvernement du premier ministre démocratiquement élu Sadeq El Mehdi n’est autre que Omar El- Béchir qui avait suspendu le Parlement et les partis politiques et s’était intronisé à la tête du Commandement révolutionnaire pour le salut national en qualité à la fois de chef d’Etat, de premier ministre, de chef suprême des Forces armées et de ministre de la Défense.

Dirigeant le pays d’une main de fer, ce général de carrière semble se complaire dans le rôle de chef de l’Etat au point de se faire «réélire» à plusieurs reprises en 2000, 2010 et en avril 2014 avec un score «soviétique» et sans appel de 94,5% de voix !
C’est en raison du drame du Darfour et son lot de victimes civiles innocentes et à l’implication directe du pouvoir central représenté par son chef, le Président El-Béchir, dans ce drame (milices Jandawids) que le Conseil de sécurité des Nations unies, évoquant le chapitre VII de la Charte, a demandé à la CPI d’ouvrir une enquête sur la situation au Darfour. Laquelle enquête a permis au procureur de la CPI d’émettre, le 4 mars 2009, un premier mandat d’arrêt international à l’encontre d’El-Béchir accusé de crimes contre l’humanité et crime de guerre et le 12 juillet 2010, un second pour génocide.

Pour sa part, le gouvernement soudanais qui avait signé le statut de la CPI le 8 septembre 2008 a vivement réagi au processus d’accusation de son président initié par le procureur de la CPI, le 14 juillet 2008. En effet, il a décidé unilatéralement le retrait du Soudan de la Cour le 26 août de la même année.

Malgré la menace de son arrestation et sa présentation devant la Cour qui le poursuit depuis 2009, le président soudanais ne se prive pas d’effectuer des visites officielles dans certains pays, en majorité africains, qu’ils soient signataires du statut de la CPI ou pas. Il s’est non seulement rendu dans de nombreux pays arabes et africains mais surtout en Chine, pays non membre de la CPI, mais tout de même membre du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette attitude affaiblit la crédibilité de cette juridiction internationale(9) et constitue un véritable défi pour elle qui, faut-il le rappeler, ne possède ni armée, ni police pour mettre ses mandats d’arrêt à exécution(10).

La plus récente visite à l’étranger du leader soudanais a eu pour destination Alger. Il s’agissait d’une visite d’Etat de trois jours. Quelle signification revêt cette visite dans notre pays ? Tout le monde sait qu’en politique comme en affaires, il n’y a de place que pour les intérêts. Dans ce contexte, si pour Omar El-Béchir il est évident que la visite en Algérie,qui n’est pas membre de la CPI, était sans danger et qu’elle représentait plutôt un défi renouvelé à la justice internationale, contre la CPI, pour les autorités algériennes, les dividendes engrangés sont moins évidents.

En effet, si on examine de près le poids politique du Soudan de Omar El-Béchir sur l’échiquier international, voire plus simplement régional (africain et arabe) on est en droit de conclure qu’il est loin d’être impressionnant. De plus, lorsqu’on tente une rétrospective des relations algéro-soudanaises durant la décennie noire, on se rappelle le «rôle» joué par le régime du tandem Omar E-Béchir-Hassan Al Tourabi dans la tragédie algérienne.
La tension était telle qu’Alger dut rompre ses relations diplomatiques avec Khartoum en 1993(11). De même l’examen les relations économiques et commerciales algéro-soudanaises ne fait rien ressortir d’exceptionnel qui dénote que le Soudan soit un partenaire stratégique pour l’Algérie.

Les statistiques de la Chambre algérienne de commerce et d’industrie à l’occasion indiquent qu’en 2013, les importations algériennes du Soudan ont atteint à peine 1,7 million de dollars contre des exportations de l’ordre de 26 millions de dollars.

En 2014, on a assisté à une légère remontée des importations avec 3,6 millions et une baisse drastique des exportations algériennes qui ont chuté de près de 50% avec 11,8 millions de dollars. Que représentent ces chiffres pour le commerce extérieur algérien ? Pas grande-chose. Et puis, il y a le fardeau des mandats d’arrêt que traîne avec lui El-Béchir. Dans ce contexte, comment expliquer le geste d’Alger ? Simple manifestation de solidarité arabo-africaine ? Probablement, mais pas suffisant. Certains observateurs considèrent que cette visite à Alger comme celles, effectuées récemment, par d’autres responsables africains, représentants de pays qui «ne pèsent pas lourd» sur l’échiquier des relations internationales y compris, parfois, africain viseraient plutôt à cultiver l’illusion que l’aura de notre pays solidement établie dans les années 70 qui ont suivi l’indépendance est toujours vivace. Peut-être bien.Enfin, pourquoi cette défiance à l’égard d’une juridiction internationale ? Une attitude qui pourrait faire naître à l’encontre de notre pays une animosité, non seulement auprès de la CPI, mais surtout de nos principaux partenaires économiques et commerciaux, notamment européens qui se recrutent parmi les défenseurs les plus assidus de la justice pénale internationale.

Pour conclure, on devrait se demander si la Cour pénale internationale aurait «déployé son glaive» de justice presque exclusivement vers les dirigeants africains, parce que nos dirigeants seraient majoritairement des «dictateurs», ou bien que cette Cour ne serait effectivement qu’une arme dissuasive aux mains des puissants occidentaux et de leurs alliés pour agir contre les intérêts de l’Afrique et contre ses dirigeants et asservir notre continent? La réponse ne peut être que nuancée et indirecte. La vague de démocratisation qui a déferlé sur le monde à partir de la chute du mur de Berlin n’a fait qu’effleurer l’Afrique. Pendant que des contrées entières en Europe et en Amérique latine, qui ployaient jadis sous le fardeau de la dictature, découvraient les vertus de la démocratie et de la bonne gouvernance, une grande partie de l’Afrique, comme d’ailleurs le monde arabe, continuait à végéter avec des régimes obsolètes et en déphasage avec les aspirations de leurs peuples à la liberté, la démocratie et le bien-être économique et social. Les peuples évoluent (Internet), les dirigeants pas forcément.
Dans ce contexte, nombre de chefs d’Etat africains s’estiment prédestinés à demeurer sur scène(12), pour la vie. Pour preuve, 3 des 5 dirigeants les plus âgés du monde sont africains : à eux trois, ils totalisent 261 ans d’âge ! Ajoutons à cela un autres palmarès relatif à la longévité au pouvoir.

Le record en la matière est toujours détenu par feu Omar Bongo avec 41 ans de règne. Ce record semble digne d’intérêt pour nombre de nos dirigeants africains (et arabes). Pour preuve. Pour la longévité au pouvoir, les trois premiers présidents africains encore en exercice comptabilisent… 104 ans de pouvoir! Enfin, le doyen d’âge est âgé de 91 ans et n’est «qu’à» 28 ans de pouvoir. Le président soudanais, à 71 ans, est le «benjamin» du groupe. Quant au président algérien, le soin est laissé au lecteur d’apprécier.
En fait, c’est moins l’âge avancé des dirigeants que leur longévité à la tête du pouvoir dans leurs pays respectifs acquise, parfois, par des moyens pas toujours constitutionnels, qui préoccupe. Enfin, le maintien au pouvoir, parfois jusqu’au dernier soupir, ne semble pas être une fin en soi puisque, lorsque les circonstances le permettent, certains dirigeants lèguent le pouvoir à leurs proches parents, au mépris du principe de l’alternance démocratique, créant ainsi une nouvelle forme de pouvoir autoritaire, le «patrimonialisme»(13).

Tous ces facteurs, avec la misère et l’ignorance, sont des ingrédients de choix pour l’explosion sociale violente dont les conséquences peuvent être désastreuses pour le pays. Comme on l’a constaté, beaucoup de critiques peuvent être objectivement adressées à la CPI, mais il faut savoir qu’«au-delà de la répression des crimes et de la punition des coupables, la justice internationale devient tout à la fois un instrument de prévention, un remède à la guerre, l’arme de la sécurité globale et le moyen de rendre justice aux victimes ainsi que de leur accorder une juste réparation»(14). Cependant et sans parti pris aucun, l’attitude africaine concernant le refus de poursuites à l’encontre des chefs d’Etat en exercice est tout à son honneur. C’est une décision courageuse mais surtout sage. Car elle sous-entend qu’une fois leur mandat achevé, ces dirigeants sont susceptibles de rendre des comptes tant à leur juridiction nationale qu’internationale.

Une telle attitude devrait être examinée consciencieusement par la CPI et pourrait donner lieu à un débat en vue de son insertion dans le statut de Rome.
Ce que demande l’Union africaine est le respect du mandat du peuple, donc l’immunité, mais pas l’impunité. Poursuivre un chef d’Etat en exercice ne signifie pas forcément régler le problème pour lequel il est poursuivi, comme le Darfour pour Omar El-Béchir. Cela pourrait, au contraire, le compliquer davantage. Et puis, en sus de la question de souveraineté nationale que représente le chef de l’Etat et que voudrait ignorer la CPI, il y a le sentiment de fierté nationale, personnelle chez le chef d’Etat et national chez son peuple. Juger et emprisonner un chef d’Etat en exercice ressemble bien à une insulte à toute une nation.

Rappelons que ni Milosevic, ni Gbagbo, ni Habré (au Sénégal) n’ont été ou ne sont jugés en qualité de chefs d’Etat en exercice. Cela règle pas mal de problèmes, ainsi. Pouvons-nous imaginer qu’un jour un chef d’Etat américain, russe, français ou israélien, surtout en exercice, soit l’objet d’un mandat d’arrêt international de la CPI ? Faut pas rêver !

Le tort pour certains de nos dirigeants est qu’ils ne semblent pas se soucier outre mesure des aspirations légitimes de leurs citoyens. En agissant ainsi, ils deviennent les premiers responsables des graves crimes dits internationaux qui se commentent dans leurs propres pays et s’exposent aux «foudres» de la CPI.
Espérons que l’action de la CPI soit dissuasive pour tous les dirigeants de ce monde, africains ou pas, qui s’estimeraient au-dessus de la justice de leur pays et non concernés par la justice internationale. Désormais, il ne devrait y avoir d’impunité pour personne.
M. Z.

Biblio/WebGraphie

1- La justice pénale internationale par Salvatore Zappala, ed. Montchrestien Paris 2007
2- 14- Fronde des pays africains : la CPI en accusation par Francesca Maria Benvenuto in Le Monde diplomatique – novembre 2013.
3- http://www.lepointfr/bechir-en-afrique-du-sud-un-nouveau-camouflet-pour-la-cpi-16-06-2015
4http://allainjules.com/2014/10/08/kenya-cpi-pourquoi-le-president-kenyan-uhuru-kenyatta-a-t-il-humilie-lafrique/
5- http//www.afrique-asie.fr/article/ «50 ans après, l’Afrique toujours désunie »publié le 28/05/13
6- Les rapports entre l’ONU et l’Union africaine en matière de paix et de sécurité sur le continent africain par Gabriel Amvane, ed. Publibook Avril 2012.
7- Présent à Johannesburg pour le 25e sommet de l’Union africaine, le président soudanais a quitté librement l’Afrique du Sud, pourtant tenue de l’extrader par la CPI par Patricia Huon correspondante de A.F.P à Johannesburg.
-http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Le-Soudanais-Omar-el-Bechir-quitte-l-Afrique-du-Sud-sans-être-inquiete-20215-06-15.Pierre Jovanovic avec A.F.P
8- Difficile gestation de l’Union africaine par Mwaliya Tshiyembe in Le Monde diplomatique juillet 2002.
9-http://.liberation.fr/monde/2015/06/15/le-cas-omar-el-bechir-souligne-la-faiblesse-de-la-cour-pénale-internationale
10- Bashir’s case shows Court’s limits by Somoni Sengupta in The International New York Times – 17-06-2015.
– Sudanese leader eludes arrest in South Africa by Dan Bilefsky in The International New York Times – 16-06-2015.
11-.http ://elwatan.com/ omar-el-bechir-a-alger-un-visiteur-encombrant-12-10-2015
12- Mourir sur scène par Michael Pauron in Jeune Afrique n° 2845 du 19 au 25 juillet 2015.
13- La démocratie et nous par Achille Mbembe, in l’Afrique en 2015 Jeune Afrique n°39 hors série.