L’étrange plaidoyer du Premier ministre devant les patrons

L’étrange plaidoyer du Premier ministre devant les patrons

El Watan, 28 avril 2012

S’il subsistait encore un doute, le moindre doute, quant à l’absence de visibilité de l’Etat dans la société algérienne (nous n’osons pas dire la déliquescence de l’Etat, comme le prédit, de façon récurrente, l’ancien chef de gouvernement, Ahmed Benbitour, mais nous en prenons, semble-t-il, le chemin), le discours prononcé par Ahmed Ouyahia devant les membres du FCE, le 9 avril, suffirait largement à le dissiper.

Car enfin, c’est la première fois depuis qu’Ahmed Ouyahia est aux affaires qu’il vient souffler aussi ostensiblement sur les braises d’un feu qu’il aura largement contribué à allumer, en ne prenant aucune des mesures indispensables à la résorption des principaux fléaux qui affectent le pays : délabrement avancé de l’école, indigence de la qualité des prestations des principaux services publics, notamment ceux de la justice, de la santé et de la culture, aggravation du crime organisé et du grand banditisme, généralisation de la corruption active, instabilité des lois et des règlements (lorsqu’ils ne sont pas frappés d’obsolescence intégrée, autrement dit, sont ineffectifs dès leur publication au JO, comme par exemple la réglementation, pourtant essentielle, sur les marchés publics), refus obstiné et délibéré de certains clans du pouvoir de mettre l’Algérie sur les rails d’une diversification de son appareil de production, en améliorant notamment les facteurs d’attractivité de notre pays pour les investisseurs nationaux, autant que pour les entreprises étrangères.

L’ABSENCE DE L’ÉTAT

Le régime algérien dispose, en théorie, de tous les leviers pour rompre avec la logique infernale de la dépendance à l’égard de l’extérieur qui concerne désormais la totalité des produits primaires, des produits alimentaires, des biens de production et de consommation et des services. Le RND, entité construite ex cathedra par le régime algérien au milieu des années 1990, pour pallier la déloyauté alléguée de la direction du FLN d’alors, truste aujourd’hui l’ensemble des postes de commandement de l’Etat, avec l’appui d’un FLN relooké, chaque fois que de besoin et l’appoint du MSP.

La situation calamiteuse dans laquelle se trouve aujourd’hui le pays n’est pas un phénomène de génération spontanée, elle est le produit de la pseudo-gouvernance des affaires de l’Etat. Depuis 1999, pour ne pas remonter plus haut dans le temps (puisque aussi bien, paraît-il, l’Algérie était alors dirigée par un «président stagiaire»), on relèvera, à titre d’exemple, qu’aucune mesure favorisant la bancarisation des masses astronomiques de monnaie fiduciaire qui circulent librement sur le marché n’a été concrétisée, que l’opération lancée, il y a plus d’une année, destinée à évaluer et comptabiliser les signes extérieurs de richesse, afin de les soumettre, le cas échéant, à un impôt sur la fortune ou sur le patrimoine a été abjurée sans autre forme de procès.

Ce n’est pas à la société civile de s’emparer de ces questions, encore moins de combattre les fléaux qui minent la cohésion sociale. Elle ne dispose ni du monopole de la violence légitime (seul apanage de l’Etat et de ses services) ni des outils lui permettant de jouer un rôle d’alerte vis-à-vis des pouvoirs publics, encore que le FCE n’a eu de cesse de proposer, au moins depuis 2006, au gouvernement, de mettre à sa disposition sa propre expertise, non seulement aux fins de moraliser la vie des affaires, mais également dans le but d’améliorer les performances de l’économie algérienne.

LA MONTÉE DU CRIME ORGANISÉ ET DU GRAND BANDITISME

Sur le chapitre de la moralisation de la vie des affaires, Ahmed Ouyahia est orfèvre en matière de mise en cause de gestionnaires innocents. Dans les années 1996-1997, à l’insu du président Liamine Zeroual (partisan incoercible de la présomption d’innocence), il a pris la tête d’une croisade contre certains dirigeants d’entreprise dont la plupart furent innocentés par les juridictions de jugement. Depuis 1999, le nombre de citoyens innocents condamnés à de lourdes peines de prison n’a cessé d’augmenter et sont particulièrement ciblées les personnes les plus honnêtes et les plus attachées à l’intérêt du pays, comme si leurs bourreaux avaient voulu apporter la démonstration au monde entier que plus un citoyen algérien sert avec désintéressement son pays, plus grandes sont ses chances (au sens mathématique du terme) d’être embastillé pour trahison ou espionnage. Le procès en sorcellerie instruit contre Abane Ramdane, qui n’est rien moins que le père fondateur de l’Etat algérien, plus de 50 ans après sa mort, est emblématique à cet égard et en dit long sur les mœurs politiques algériennes. En revanche, les barons de l’informel contre lesquels le Premier ministre se contente de vitupérer, coulent des jours paisibles sous le soleil d’Algérie ou sous d’autres cieux, sauf au cas où ils sont lâchés par leurs parrains, ce qui arrive assez fréquemment, il est vrai.

LE REFUS OBSTINÉ DE PRÉPARER L’APRÈS-PÉTROLE

S’agissant de l’après-pétrole, l’appréciation du Premier ministre serait risible, n’était la gravité des moments que nous vivons. L’auteur de ces lignes a été un des premiers à affirmer que l’Algérie ne serait plus exportatrice de brut à l’horizon 2025, alors que le Premier ministre, prétendant s’appuyer sur des données objectives, situait le Peak Oil à 2050. Aujourd’hui, il reprend à son compte le scénario qu’il avait jugé iconoclaste, mais le plus remarquable n’est pas dans l’incohérence intellectuelle de sa démarche ; il réside plutôt dans la sérénité de mauvais aloi qu’il manifeste sur ce sujet, comme s’il n’était responsable de rien et que les impérities de son administration ne lui étaient nullement imputables. Surtout, il feint de croire que c’est à l’Etat, et à l’Etat seul, de définir la stratégie de rupture avec le modèle rentier clientéliste qui fait de l’Algérie un cas à part dans le monde. La mise en œuvre de l’après-pétrole ne fait pas partie de la vocation du FCE ni de la société civile, fut-elle la plus dynamique et la plus entreprenante. A chaque institution son rôle et ses attributions. Plus près de nous, le ministre des Finances avait justifié le contenu de la loi de finances complémentaire pour 2009 par la nécessité pour l’Algérie de promouvoir tout à la fois une stratégie d’industrialisation par substitution aux importations et une stratégie d’industrialisation par valorisation des exportations (excusez du peu).

Mais depuis quand et dans quel autre Etat du monde une loi de finances (ordinaire ou complémentaire) a-t-elle eu pour vertu de porter un projet de développement économique au lieu et place d’un code des investissements et surtout d’une volonté politique qui ne ressort, pour l’instant, d’aucune décision de l’Exécutif ? Et même en admettant le postulat controuvé du ministre des Finances, quel bilan a été fait de la mise en œuvre de la LFC pour 2009 consacrant le «patriotisme économique», lorsqu’on sait qu’aucun des 37 textes réglementaires qui eussent dû être pris pour son application n’a été publié au JO, les lois de finance ultérieures ayant posé de nouvelles règles. Plus de trois décennies après la tenue du Congrès extraordinaire du FLN de juin 1980 qui avait décliné le modus operandi de l’après-pétrole, l’Algérie est encore plus dépendante des hydrocarbures que jamais. N’est-il pas déjà trop tard ? Aujourd’hui, l’économie algérienne ne peut se prévaloir d’aucun avantage comparatif, quand ce ne serait que par rapport aux autres pays de l’est et du sud de la Méditerranée, comme le Maroc, la Tunisie, l’Egypte, pour ne rien dire de la Turquie qui fera partie, d’ici 2025, des dix plus grandes puissances économiques du monde.

Notre industrie ne fabrique même pas des produits sénescents destinés à satisfaire la demande intérieure la moins exigeante. Rares sont les investisseurs étrangers qui s’intéressent à l’Algérie pour y créer des emplois productifs, de la valeur ajoutée industrielle, transférer les technologies et le savoir-faire, car notre pays, nonobstant le niveau de ses réserves de change, est de moins en moins attractif sur tous les plans. A cet égard, ni le plan complémentaire de soutien à la croissance (2005-2009) ni le plan quinquennal (2010-2014) ne feront de l’Algérie un pays post-rentier. Les synergies positives escomptées de la politique des grands travaux pour lesquels ont été dédiés quelque 500 milliards de dollars ne sont visibles nulle part. En revanche, des déséquilibres macro économiques majeurs sont à redouter à partir de 2015-2016 à cause de l’explosion des dépenses publiques.

PAS DE «PRINTEMPS ALGÉRIEN» SANS LÉGITIMITÉ DES GOUVERNANTS

Il serait certes trop simple d’accabler les seuls dirigeants du pays, tant la responsabilité de la désolation actuelle transcende de loin le périmètre de l’Etat. Mais, quoi qu’on puisse en penser, il y a un préalable incontournable qui est la question de la légitimité de ceux qui gouvernent ce pays. Aussi longtemps que les élites dirigeantes ne seront pas perçues comme légitimes par les populations, il sera illusoire de faire repartir l’Algérie du bon pied. Il ne s’agit pas de la seule légitimité que confère le suffrage universel dans le cadre de la représentation politique consubstantielle aux démocraties libérales (encore faudrait-il que le scrutin dans notre pays soit transparent, ce qu’il n’a été qu’une seule fois depuis l’indépendance, c’est-à-dire le 16 novembre 1995, à l’occasion de l’élection de Liamine Zéroual à la magistrature suprême) ; il s’agit de la légitimité que confère originellement, mais aussi a posteriori, le service de l’Etat, le dévouement pour l’intérêt général, une moralité au-dessus de tout soupçon, une rigueur intellectuelle sans faille, un sens aigu de la justice sociale, la pratique de l’autolimitation pour permettre à l’ensemble des autorités de l’Etat de fonctionner conformément au principe de la séparation des pouvoirs, le souci de répartir équitablement, non pas la rente pétrolière, mais les fruits de la croissance produite par le travail matériel et intellectuel des hommes et des femmes de ce pays.

Ce n’est pas un hasard si la génération à laquelle j’appartiens nourrit une nostalgie teintée d’amertume pour la période 1965-1978, pendant laquelle le président Boumediène s’était efforcé de construire un Etat pérenne et d’œuvrer à la prospérité du plus grand nombre. Ce n’est pas un hasard si les jeunes générations se sont spontanément identifiées à Mohamed Boudiaf qui avait su incarner en quelques mois une espérance à jamais meurtrie dans la conscience collective nationale. Enfin, ce n’est pas un hasard si les Algériens, notamment les plus jeunes d’entre eux, étaient majoritairement disposés à voter pour le président Liamine Zéroual en avril 2009, si celui-ci avait consenti à se présenter à la magistrature suprême. Quant aux élections législatives du 10 mai prochain, le taux massif d’abstention escompté par tous les observateurs augure mal de la représentativité de la future Assemblée nationale, et, partant, du gouvernement qui devrait en être issu.

Quant au partage clientéliste de la rente, dont le Premier ministre actuel est un des principaux contributeurs (au sens de maître d’œuvre), il renvoie aux calendes grecques l’indispensable consensus social sans lequel le pays ne pourra jamais mobiliser ses plus précieuses ressources. 50 ans après l’indépendance, l’Algérie ressemble de plus en plus à une sorte de manteau d’Arlequin fait de bribes et fragments : société segmentée, hétérogène, composite, à nouveau encalminée dans les liens primordiaux issus de son histoire médiévale, en proie à une anomie qui se joue de tous les codes sociaux et de l’ensemble des échelles de valeur. Hélas, tout ce capharnaüm se déroule sous le regard indifférent, si ce n’est réjoui, du Premier ministre et de tous ceux qui l’ont créé.
Ali Mebroukine. Professeur en droit des affaires, ancien collaborateur du président Liamine Zéroual