Dans les coulisses des purges

Généraux

Dans les coulisses des purges

El Watan, 4 décembre 2015

«Tout ce qui se passe en ce moment doit être lu à la lumière de la refonte des relations civilo-militaires voulue par Bouteflika.

Dans la lutte entre le DRS et le cercle présidentiel, c’est ce dernier qui a gagné. Alors il élimine tous ceux qui le gênent !» Pour le politologue Rachid Tlemçani, les arrestations menées depuis l’été contre plusieurs hauts officiers de l’armée et des services — tous des fidèles à Toufik — et surtout les condamnations qui ont été prononcées contre eux obéissent à une logique très simple : s’en débarrasser.

Après le général Hassan, le patron du Scorat, Service de coordination opérationnel et de renseignement antiterroriste depuis une quinzaine d’années, condamné le 26 novembre à 5 ans de prison ferme pour «destruction de documents» et «non-respect des consignes», c’est au tour du général Djamel Kehal Medjdoub, ex-chef de la garde présidentielle à être condamné à 3 ans de prison ferme pour «négligence» et «infraction aux consignes militaires».

Un cadre du DRS affirme lui aussi que tout cela a été orchestré en amont. «Plusieurs juges militaires du tribunal d’Oran (où a été jugé Hassan) ont refusé de participer à ce procès. Alors Gaïd Salah a nommé un nouveau procureur en septembre, exprès pour le procès Hassan.» Dans les rangs de l’armée, certains proches de Abdelkader Aït Ouarabi (son vrai nom), expliquent qu’il était une «cible facile». «Un cow-boy», «une tête brûlée», «un obstiné», qui n’en faisait «qu’à sa tête» et paye aujourd’hui son insubordination. Mais pour en revenir à l’histoire, elle se passe lors d’une opération secrète en Libye, ses hommes, d’après plusieurs sources proches du dossier, sur la piste de Belmokhtar, saisissent plusieurs tonnes d’armement dont des missiles français et russes.

De retour en Algérie, ils cherchent à rejoindre Tamanrasset pour ramener l’armement et tombent, d’abord, sur les hommes de la 6e Région militaire, puis sur ceux de la base qui les accusent de préparer un coup d’Etat. «Hassan, qui considère qu’il n’a de comptes à rendre qu’à Toufik, passe outre les ordres de l’état-major, poursuit notre source. Imaginez la réaction de Gaïd Salah…»

Mal nécessaire

Après les réactions de Khaled Nezzar qui s’est indigné de la «sévérité du jugement qui efface d’un trait toute la carrière d’un homme qui a voué sa vie au service de la nation», qualifiant le procès de «mascarade», ou celles de Louisa Hanoune, qui a témoigné à El Watan combien le haut gradé était «craint par les services de renseignement de nombreux pays pour sa probité, sa compétence et son patriotisme», des cadres de l’armée relativisent. «Il ne faut pas regarder ce verdict avec un œil de civil mais avec un œil de militaire, explique un officier. Au regard de la gravité des faits, en l’occurrence la dissimulation d’informations à des supérieurs ou à d’autres corps de l’armée, cette peine de 5 ans n’est pas si sévère, surtout au vu du caractère secret-défense de ce qu’on lui reproche. L’officier-général bénéficiera de toutes façons de meilleures conditions d’incarcération que dans une prison civile.» Certains voient même dans cette mise à l’écart des figures des années 1990 une possible opportunité de renouvellement de générations.

«Ces procès sont un mal nécessaire pour tourner la page. Après l’adoption de la charte pour la paix et la réconciliation nationale, Bouteflika avait déjà voulu faire table rase du terrorisme et avait, dans ce sens, envoyé à la retraite un bon nombre de généraux. Mais cette restructuration avait touché très peu de personnes et quasiment aucun officier du commandement», se souvient un officier à la retraite. Le démembrement du DRS voulu par le chef de l’Etat a d’ailleurs aussi été perçu à l’intérieur de l’institution comme une «restructuration de l’armée» doublée d’une dépolitisation et d’une «dépolicisation» (même si ce n’est, au final, pas le cas), qui subsistera après le départ d’une génération ambiguë qui dirige l’armée et le pays.

C’est aussi l’avis de Rachid Tlemçani, qui explique qu’au-delà de l’analyse politique, celle de la lutte des clans qui tourne en faveur du vainqueur, il faut voir dans ces chamboulements «une réforme du secteur sécuritaire». «Le DRS, pour survivre, doit faire sa mue et s’adapter aux nouvelles techniques de renseignement. Pour cela, il a besoin de la nouvelle génération de jeunes officiers qui, jusque-là, ont été écartés des postes de commandement.

La génération des généraux de la guerre froide est terminée. Mais c’est bien connu, il y a au sein de l’armée un sérieux conflit à la fois générationnel, régionaliste et un conflit de compétences.» Une perspective possible dans un monde idéal, «mais pas dans celui de l’Algérie, indique un cadre du DRS. Ceux qui ont été mis à la retraite ont entre 48 et 54 ans. Que veut-on ? Mettre des gosses de 30 ans à la tête de structures aussi sensibles ? Le DRS était haï parce qu’il faisait son boulot. Il a un maillage très fin du territoire et des populations. Aujourd’hui, avec qui va-t-on travailler ?»

Betchine

Pour un haut gradé, les procès de Hassan et Medjdoub, ainsi que la mise à la retraite de 37 officiers proches de Mohamed Mediène sont surtout «des procès faits au DRS». «Les tensions entre l’état-major et l’armée ne sont pas nouvelles. Lors de l’assaut donné contre les terroristes à In Amenas en janvier 2013, il y avait déjà eu un désaccord. Gaïd Salah voulait négocier et Tartag, qui était à ce moment-là patron de la DSI (soit le n°2 du DRS), avec Hassan ne voulaient laisser aucune chance aux terroristes», se souvient un proche du nouveau patron des Services. Un militaire de haut rang ajoute : «Le passage en force de Bouteflika pour un 4e mandat ne pouvait se passer sans créer une forte désapprobation parmi les hauts gradés. Le tandem Bouteflika-Gaïd Salah n’a pas réussi à obtenir de consensus au sein de l’armée. Du coup, les deux puissants se vengent contre toutes les voix réfractaires. Sans parler des “dérapages” et “fuites” concernant les enquêtes de corruption menées par le DRS et touchant le cercle présidentiel qui ont accentué les tensions.» Un autre observateur parle même d’équarrissage de l’ancien DRS et d’une remise de ce dernier dans son moule des années 1980, celui d’un service de renseignement performant, comme au temps de Lakehal Ayyat, et pas seulement une machine de police politico-économique, faite pour faire gagner des élections et mettre au pas les voix discordantes. «Parmi les officiers mis à la retraite, il y a des vrais pros de la lutte antiterroriste, mais je ne peux pas dire que ce soient tous des proches de Toufik. J’ai plutôt le sentiment qu’on cherche à garder les gens qui sont soumis. A moins que l’on cherche à éliminer les dossiers du passé», analyse un ex-cadre du DRS. «Mais ceux à l’origine de cette manœuvre ne connaissent pas les Services.

On a déjà cherché à les éclater, mais l’histoire a voulu qu’après le départ de Betchine, en 1989, le DRS soit créé et que tous les services soient à nouveau réunis.» Cette lecture est aussi démentie par le maintien en poste de hauts officiers du DRS, surtout dans des zones de conflits à l’étranger ou dans la région maghrébine, zone où le DRS travaille activement à la lutte antiterroriste. Des officiers pourtant proches de Mediène.

Crépuscule

L’autre voix réfractaire qui risque de payer très cher ses déclarations publiques, c’est le général Hocine Benhadid. En plus de ses attaques contre les oligarques sur la radio indépendante de Maghreb Emergent, l’ex-patron de la 8e Division blindée et chef de la 3e Région militaire (dans les années 1990) avait regretté sur la chaîne Al Maghrabia la défection de «vrais responsables, alors qu’avant les décisions étaient prises par un groupe cohérent dans le commandement».

«Pour Gaïd Salah, Benhadid est le meilleur exemple à faire, parce qu’il est en dehors de l’armée et tient le discours d’une bonne partie de l’opposition politique», s’inquiète un officier. Incarcéré depuis deux mois, Hocine Benhadid est poursuivi pour «participation à une entreprise d’atteinte au moral de l’armée». Alors que «son état de santé se détériore», selon son avocat Khaled Bourayou contacté par El Watan Week-end, la date de son procès n’a toujours pas été fixée.

Mais, nuance un officier général à la retraite, «l’offensive du chef de l’état-major peut aussi marquer le début de son crépuscule : ayant perdu son rôle de contrepoids face à Mediène, dans la logique de l’équilibre de la terreur instaurée par Bouteflika, il sait que sa place est en jeu. Les cas Benhdadid, Hassan ou Medjdoub ne seraient que des réactions de panique d’un chef qui veut s’imposer coûte que coûte et qui se sert des dernières cartouches pour solder tous ses comptes en un cycle brutal de vengeance». Un cadre du ministère de la Défense témoigne encore : «Nos chefs de département et de direction sont paralysés par la peur. Ils appréhendent sur qui va tomber le prochain coup de bâton. Résultat, personne ne bouge, aucun projet ne progresse. On se contente de regarder et de compter les victimes».
Adlène Meddi et Akram Kharief