Mokrane AÏt Larbi: “Le parquet dépend du pouvoir politique”

L’avocat Mokrane AÏt Larbi à Liberté

“Le parquet dépend du pouvoir politique”

Par : Nissa Hammadi, Liberté, 1 juillet 2010

Selon lui, les affaires dites sensibles sont traitées sur la base d’instructions et non de la rigueur de la loi. Il pense également que la poursuite d’un ministre dépend de la volonté du pouvoir politique et non de celle du parquet.

Liberté : Des dossiers lourds de corruption ont été transmis presque simultanément à la justice, pourquoi maintenant ?
Me Mokrane Aït Larbi : La Police judiciaire, les magistrats du parquet, le ministère de l’Intérieur et celui de la Justice sont mieux placés pour répondre à cette question. Par ailleurs, on peut constater qu’à chaque fois que quelque chose se fait, quelle que soit la période de l’année ou les conditions météorologiques, on se pose la question : pourquoi maintenant ? La corruption se généralise au point de menacer les fondements de la société. Il est temps de réagir car le laisser-aller conduira demain des personnes intègres devant les tribunaux qui les jugeront parce qu’elles sont restées intègres dans un système corrupteur et corrompu.

Le foisonnement de ce genre d’affaires au niveau de la justice algérienne signifie que les mécanismes de prévention n’ont pas fonctionné. Fallait-il attendre que le délit de corruption soit consommé pour réagir ?
La Police judiciaire, le parquet et la justice en général ne peuvent agir qu’une fois l’infraction commise. La prévention n’est pas du ressort de la justice. Il appartient donc à chaque institution d’accomplir sa mission.

Pensez-vous que la justice algérienne est indépendante au point que ses investigations puissent être menées jusqu’au bout sans interférences ?
On n’a pas besoin de penser pour se rendre compte que la justice algérienne n’est pas indépendante et que les affaires dites sensibles sont traitées sur la base d’instructions et non de la rigueur de la loi. Et dans ce cas, la justice est généralement instrumentalisée par les différents clans du pouvoir pour régler des comptes. Alors, pourquoi ne pas parler de l’indépendance des autres institutions, l’APN, le Sénat, l’IGF, la Cour des comptes, les impôts et la presse ? Même l’Exécutif dépend de clans, de l’argent et d’intérêts régionalistes. Il est peut-être temps de poser le problème de l’indépendance de toutes les institutions en ouvrant un débat sur l’État de droit.

Pour quelle raison, le parquet n’ouvre pas systématiquement des enquêtes sur des affaires de corruption révélées par la presse ou par courrier ?
Peut-on parler d’une presse algérienne d’investigation ? Certains articles de presse et les lettres anonymes visent à détruire des personnes plutôt que de dénoncer le crime. Pour éviter les dérives et les atteintes à l’honneur et à la considération des personnes, je pense que le parquet doit poursuivre sur la base de plaintes et de PV de la Police judiciaire. Cependant, il faut admettre que malgré les insuffisances et la manipulation de certains dossiers, la presse a un grand rôle à jouer dans le domaine de la lutte contre la corruption et de l’indépendance de la justice.

Le peu de recours à l’autosaisine de la part du parquet n’est-elle pas malgré tout une sorte de fuite devant la responsabilité d’ouvrir une investigation ?
À mon avis, la plupart des magistrats du parquet font leur travail dans le cadre de la loi. Mais il faut rappeler que le parquet dépend du pouvoir politique et que les procureurs doivent exécuter les instructions écrites de la hiérarchie. Ceci explique le fait que les personnalités citées dans les procédures ou par la presse ne sont pas poursuivies. À partir de là, il faut peut-être chercher les responsables de ce laxisme en dehors du parquet.

Comment peut-on interpréter cette passivité ?
Il faut rappeler encore une fois que les magistrats du parquet ne peuvent pas engager de poursuites contre l’avis de leur hiérarchie. Le cas du procureur Ali Chemlal est significatif. Pour avoir engagé des poursuites contre des personnes “bien placées” et contre la volonté du procureur général, il s’est retrouvé suspendu et radié par le Conseil supérieur de la magistrature. Malgré un arrêt du Conseil d’État en 2002 portant annulation de la radiation, le ministère de la Justice refuse toujours de le réintégrer.

D’autres parties, à l’instar des entreprises, des banques et des administrations en général, ainsi que des associations et de simples citoyens sont encouragés par la loi de lutte contre la corruption pour informer le parquet de ce genre de pratiques. Pourquoi, ils ne le font pas ?
Ce n’est un secret pour personne, la corruption touche toutes les institutions, y compris les partis politiques, et ce n’est pas en informant le parquet qu’on va régler ce problème. Il faut plutôt s’attaquer au système qui est la cause de la corruption.

Les grandes affaires de corruption rendues publique, ces derniers mois sont le fruit des investigations du DRS. Est-ce un hasard ?
Les officiers du DRS désignés par arrêté ont la qualité d’officiers de Police judiciaire et sont donc habilités à procéder à des enquêtes préliminaires, entendre des suspects et transmettre les procédures au parquet. Ce service, qui dépend du ministère de la Défense nationale, s’intéresse aux grandes affaires de nature à porter atteinte à l’économie nationale. Ces officiers doivent agir dans le respect strict du code de procédure pénale. Est-ce un hasard si c’est le DRS qui a enquêté sur les affaires rendues publiques ces derniers temps ? Je ne sais pas et je ne cherche pas à le savoir car je m’oppose au pouvoir et au système sans m’intéresser à la lutte des clans à l’intérieur du pouvoir. Quant à la Cour des comptes prévue par la Constitution et chargée du contrôle a posteriori des finances de l’État, des collectivités territoriales et des services publics, elle est marginalisée depuis 1999 et personne n’a levé le petit doigt pour défendre cette institution. L’IGF et les services des impôts sont surtout utilisés pour régler des comptes.

Plusieurs ministres sont cités par des inculpés comme étant informés de tout ce qu’ils ont entrepris. Certains prévenus affirment même qu’ils ont agi en suivant leurs directives. Pourtant la justice n’a pas jugé utile jusqu’à présent de les entendre. Le fera-t-elle un jour ?
Un procureur général a déclaré récemment que les poursuites contre des ministres sont du ressort de la Cour suprême.
Certes, l’instruction judiciaire, dans ce cas, est confiée à un membre de la Cour suprême désigné à cette fin par le procureur général près cette cour, mais c’est le procureur de la République saisi de l’affaire qui doit transmettre le dossier par voie hiérarchique au procureur général près la Cour suprême. Ce dernier ne peut en aucun cas diligenter des poursuites. La procédure est donc claire mais le procureur de la République ne peut pas transmettre un dossier concernant un membre du gouvernement sans les instructions de sa hiérarchie. La poursuite d’un ministre dépend de la volonté du pouvoir politique et non de celle du parquet.

Quels sont les mécanismes de lutte contre la corruption qu’on peut dégager aujourd’hui pour rendre ce combat plus crédible et plus efficace ?
La lutte contre la corruption n’est pas une entreprise facile ; on peut envisager néanmoins quelques mécanismes qui ont fait leurs preuves dans d’autres pays :
1- il faut réhabiliter la Cour des comptes en garantissant son autonomie.
Ses rapports annuels de contrôle des finances de l’État, des collectivités territoriales et des services publics doivent être rendus publics et transmis aux parquets pour engager des poursuites conformément à la loi, y compris contre des membres du gouvernement ;
2- le Parlement ne doit pas se contenter d’interroger les membres du gouvernement sur des questions secondaires mais doit interpeller les ministres une fois par semaine à l’APN et au Sénat par des questions/réponses directes en évitant la procédure actuelle qui consiste à envoyer la question au membre du gouvernement, qui donne la lecture d’une réponse faite par ses services techniques.
L’une des deux Chambres doit créer une commission d’enquête sur la corruption en général. Cette commission doit travailler pendant 3 à 6 mois et auditionner des membres du gouvernement, walis, experts, professeurs d’université, magistrats, avocats, Police judiciaire et société civile pour dire après l’enquête si la corruption est due au système, à la législation ou aux personnes ;
3- les magistrats du parquet doivent ordonner des enquêtes sur des faits dénoncés par la presse. La Police judiciaire chargée des enquêtes ne doit obéir qu’à la loi et ne doit en aucun cas recevoir des instructions de sa hiérarchie dans tel ou tel dossier ;
4- tous les responsables, y compris les responsables de partis politiques, doivent rendre public leur patrimoine et leurs déclarations doivent faire l’objet d’une enquête approfondie par les pouvoirs publics ;
5- rendre obligatoire la publication annuelle des finances des partis politiques, provenance et dépenses et considérer l’argent qui n’est pas versé dans un compte public comme argent illicite dont les responsables doivent rendre compte ;
6- interdire les paiements, au-delà d’une certaine somme, en espèce. Cette mesure doit s’appliquer aux établissements publics et privés, aux partis politiques et aux particuliers ;
7- définir la somme d’argent que les commerçants et les particuliers peuvent détenir en espèce et au-delà de cette somme, l’argent doit être versé à un compte bancaire. Toute somme d’argent excédant le minimum prévu par la loi détenue, en dehors des banques, doit être considérée comme argent de corruption ou de détournement.
Enfin, à travers un débat public sur la question et une commission d’enquête parlementaire, on arrivera certainement à dégager d’autres mécanismes de lutte contre la corruption. Mais existe-t-il une volonté politique pour le faire ?