Le juge Marc Trévidic veut autopsier les moines et demande à entendre des témoins

L’affaire des moines de Tibhirine relancée

Le juge Marc Trévidic veut autopsier les moines et demande à entendre des témoins

El Watan, 28 janvier 2012

Nouveau rebondissement dans l’affaire des moines de Tibhirine. Le juge français en charge de l’affaire, Marc Trévidic, a demandé aux autorités algériennes de se rendre en Algérie pour autopsier les crânes des sept moines de Tibhirine assassinés en 1996.

En effet, une commission rogatoire internationale a été adressée aux autorités algériennes, le 16 décembre dernier, par le juge français Marc Trévidic, pour «exhumer les têtes des moines, pratiquer une expertise ADN pour identifier les victimes, puis réaliser l’autopsie avec deux médecins légistes, un expert en empreinte génétiques et un photographe de l’identité judiciaire», selon l’AFP, qui dit avoir confirmé l’information donnée par l’hebdomadaire parisien Marianne. Les familles des victimes auraient donné leur assentiment au juge lors d’une réunion qui a eu lieu en octobre dernier. Le juge du pôle antiterroriste français a également demandé aux autorités algériennes d’entendre une vingtaine de témoins en Algérie.

Voilà donc qui peut relancer une affaire qui a souvent pris des relents politiques et fait des vagues à Alger comme à Paris. «Souci de vérité» d’un côté, dénonciation d’une «instrumentalisation politique» de l’autre, l’enquête sur l’assassinat des sept moines trappistes de Tibhirine fait jaser. Les autorités algériennes accéderont-elles à la demande du juge Trévidic ? «Naturellement», répond l’avocat du barreau d’Alger, Miloud Brahimi car la convention judiciaire algéro-française «permet effectivement à un juge français d’enquêter sur des crimes commis contre des citoyens français à l’étranger. Ce qui est le cas pour les moins de Tibhirine», fait savoir Me Brahimi. La demande du juge français «est ordinaire et ne doit poser aucun problème», estime l’avocat.

Selon ce dernier, le juge en charge de l’affaire «passe par le ministère des Affaires étrangères français qui, à son tour, informe son homologue algérien. Ce dernier saisit alors le ministère de la Justice de la demande». Le juge français a le droit de se rendre en Algérie et même à Tibhirine, et le ministère de la Justice doit l’autoriser, précise encore l’avocat. «Ce serait une énorme erreur de ne pas accéder à la demande du juge français, ce serait contreproductif de la refuser. C’est une occasion de crever l’abcès une fois pour toutes. Il faut que les autorités algériennes sortent de leur frilosité, d’autant que nous disposons de tous les éléments prouvant que le meurtre des moines était l’œuvre des GIA», plaide Me Brahimi.

Ainsi donc, après le témoignage du général Buchwalter (attaché militaire à l’ambassade de France à Alger au moment des faits) en juin 2010 qui a relancé l’affaire – non sans susciter d’ailleurs une grande polémique par médias interposés puisqu’il avait remis en cause la thèse officielle en évoquant «une possible bavure de l’armée algérienne» – la brûlante affaire des moines assassinés franchit une nouvelle étape.

Officiellement, les sept moines trappistes de Tibhirine (Médéa) avaient été enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 dans leur monastère. Le GIA de Djamel Zitouni avait revendiqué l’enlèvement et l’assassinat des moines. Le 30 mai 1996, les têtes des sept moines ont été découvertes au bord d’une route de Médéa. Leurs corps n’ont jamais été retrouvés. Le juge Trévidic, qui instruit des dossiers hautement sensibles en France (telles les affaires Karachi et Rwanda) semble déterminé à mener son enquête sur l’assassinat des sept religieux de Tibhirine à terme. Cependant, le juge du pôle antiterroriste fait «l’objet de brimades depuis quelque temps en France et on veut l’inciter à partir». Dans un livre paru en février 2011, Au cœur de l’antiterrorisme, le juge Trévidic disait avoir le sentiment qu’il n’avait plus la confiance de sa hiérarchie parce qu’il avait commis «le péché capital dans la magistrature, le péché de la médiatisation».
Hacen Ouali


 

Maître Patrick Baudouin. Avocat des familles des moines de Tibhirine

«Le juge n’a pas d’idées préconçues»

Cela fait exactement huit ans que l’information judiciaire sur l’assassinat, en 1996, des sept moines français de Tibhirine est ouverte. Elle a été confiée, en février 2004, aux juges d’instruction antiterroriste Jean-Louis Bruguière et Jean-François Icard.Il y a trois ans, le juge Marc Trévidic prenait le relais pour continuer d’instruire la plainte déposée par l’une des familles des moines et l’ancien procureur général de l’ordre des cisterciens, Armand Veilleux. Depuis, une deuxième famille s’est portée partie civile et trois autres ont manifesté leur désir de le faire.

Lyon, de notre correspondant

«Le juge Trévidic a repris le dossier quasiment au point de départ il y a trois ans», nous a indiqué hier maître Patrick Baudouin, avocat des familles des moines de Tibhirine assassinés, partie civile depuis novembre 2003. «Le juge s’est d’abord préoccupé de rechercher les éléments susceptibles de se trouver du côté français, sachant que les autorités françaises n’ont pas tout dit. Il a demandé des levées du secret-défense pour obtenir des documents de la DGSE ou de la DST ; il a procédé à un certain nombre d’auditions dans le cadre de son information et, à présent, il importe que le magistrat instructeur français qui enquête sur la mort de sept ressortissants français puisse se rendre en Algérie pour auditionner les témoins, et peut-être d’éventuel participants et aussi pratiquer une autopsie sur les têtes des moines.» D’où sa demande en cours de commission rogatoire internationale.

Me Baudouin plaide pour que les autorités algériennes donnent suite à cette demande : «Est-ce que les autorités algériennes donneront le feu vert à la commission rogatoire ? Nous souhaitons qu’il y ait cette coopération, car ce serait une preuve de bonne volonté et un geste dans le bon sens pour la recherche de la vérité. Le juge n’a pas d’idées préconçues sur qui a enlevé et tué les moines. Il y a cependant des présomptions fortes qui permettent de dire que la thèse officielle selon laquelle ‘tout est simple’ n’est pas crédible. Les autorités algériennes en savent plus qu’elles ne veulent le dire et il a une part de responsabilité, par laisser faire ou par contribution active, cela on ne sait pas, mais cela convient d’être approfondi.»

Si les autorités algériennes font obstacle, ce serait un élément à charge à leur égard Marc Trévidic, à la une de l’actualité ces derniers mois, mais toujours effacé, est un juge qui «a suffisamment montré son indépendance par rapport à tout le monde dans les dossiers qu’il suit comme celui du Rwanda ou celui de l’affaire Karachi. Si les autorités algériennes font obstacle, ce serait un élément à charge à leur égard», d’autant que l’Algérie est signataire de conventions internationales en ce sens.

Mais alors, que cherchera à déterminer la commission rogatoire ? L’avocat des familles estime d’abord qu’on n’en sait pas assez sur ce que sont devenus les corps des moines. Lors de l’enterrement, on a voulu cacher le fait qu’il n’y ait que les têtes dans les cercueils. Cependant, la déclassification de documents a démontré des faits troublants : «Le 25 mai 1996, cinq jours avant l’annonce officielle de la découverte des moines, un fax de la DGSE adressé au ministère de la Défense indiquait qu’on ne retrouverait sans doute que les têtes des moines. Complices des autorités algériennes, les autorités françaises ont cherché à faire croire que les cadavres étaient entiers. Les autorités disaient ‘parce que c’est horrible’. Pas plus que l’horreur des massacres qui ont lieu entre 1995 et 1999 en Algérie. Pourquoi les corps n’ont-ils jamais été retrouvés alors qu’il y a beaucoup d’éléments dans le dossier qui laissent présumer qu’on peut savoir où ils se trouvent ?»

Ces points importants n’ont cessé d’alimenter la chronique médiatique ces derniers mois, notamment avec les révélations ou pseudo-révélations lancées à l’emporte-pièce comme autant de ballons-sondes sur le mode opératoire de l’assassinat et ses commanditaires. Selon Patrick Baudouin, plutôt que les suppositions ou l’intox, la recherche de la vérité doit être le leitmotiv. Il souligne les procédures manquantes dans l’enquête et notamment qu’il n’y ait «jamais eu d’autopsie, ce qui paraît surprenant lorsqu’il y a sept victimes de mort violente».

Le juge a obtenu qu’un membre de chaque famille donne son ADN de façon établir que les crânes autopsiés correspondent bien aux moines. «L’ADN le certifiera avec certitude. Le juge a aussi demandé l’avis de légistes pour savoir si les analyses permettront de déterminer la cause ou l’une des causes de la mort. Pour les légistes, il est possible de trouver quelque chose, comme par exemple un impact de balle, ou envisager s’il y a eu une décapitation ante mortem ou post mortem. Ces éléments pourront être recherchés. Le juge veut avoir le cœur net des possibilités». Cela paraît une nécessité pour avancer dans l’éclaircissement d’un dossier qui n’a que trop duré, ouvrant la porte à toutes les supputations qui ne vont pas dans le sens de l’apaisement.

Entendre le terroriste El Para

La commission rogatoire n’est pas limitée à cette autopsie ; le juge souhaite entendre des personnes qui figurent dans le dossier d’instruction ou qui ont été citées dans la première commission rogatoire internationale demandée par le juge Bruguière et exécutée alors par les services de police algériens. Il y a des noms, comme celui d’El Para, qui est mentionné dans des documents comme étant celui qui contribua à l’enlèvement, la détention et le transport des moines. Le juge aimerait l’entendre.

Une obligation internationale

L’acceptation d’une commission rogatoire internationale est une obligation à partir du moment où des ressortissants d’un pays sont assassinés dans un autre. La justice du pays d’origine doit pouvoir investiguer dans le pays où le crime a eu lieu sans que ce pays ne s’y oppose. «Maintenant, cela c’est le droit, indique Me Baudouin, et on sait que le droit n’est pas toujours respecté par les Etats quels qu’ils soient.»

Walid Mebarek