Bras de fer entre les avocats et le gouvernement

Bras de fer entre les avocats et le gouvernement

Les dessous d’une contestation

Liberté, 29 octobre 2011

Bien que dégageant une grande similitude avec celui qui aura opposé le défunt Ordre national des experts-comptables et commissaires aux comptes au gouvernement, mais qui aura vu ce dernier imposer sa logique en adoptant, en 2010, la loi 10-01 consacrant l’institution d’un Conseil national de la comptabilité au détriment de l’indépendance mondialement admise de la profession, le bras de fer que les avocats semblent décidés à engager vis-à-vis du gouvernement au sujet du projet portant organisation de leur profession s’avère quant à lui autrement plus problématique.
Car s’il est aisé de comprendre qu’en faisant adopter en 2010 ladite loi 10-01, le gouvernement engage son entière responsabilité quant à la réussite ou l’échec de la mise en place du nouveau système comptable et financier dont l’application effective, pour rappel, remonte au 1er janvier de la même année, toute récidive à tenter avec les avocats visant à leur imposer ledit projet de loi semble s’avérer de loin beaucoup moins évidente à réussir, voire carrément vouée à l’échec, d’abord en raison des accords internationaux signés par l’Algérie en matière de bâtonnat, ensuite du fait qu’il n’est pas à l’insu des professionnels que la première mouture de son texte remonte à plus de dix ans, c’est-à-dire à une époque où les observateurs avisés des droits de l’Homme s’inquiétaient déjà sérieusement au sujet du bouclage des champs politique et médiatique qui s’opérait tacitement en Algérie ainsi que de la restriction rampante des libertés d’expression et de défense. D’où la question que tout le monde se pose, à commencer par les avocats eux-mêmes, à savoir pourquoi le gouvernement algérien a-t-il choisi l’année 2011, en l’occurrence celle du Printemps arabe et ses multiples bouleversements politiques et institutionnels au Maghreb, mais aussi celle de l’annonce officielle de profondes réformes politiques en Algérie, pour tenter de faire adopter dans la précipitation un vieux projet de loi dont le moins que l’on puisse penser est que la plupart de ses articles sont déjà non seulement obsolètes, mais aussi potentiellement contre-productifs quant au respect de l’indépendance de la profession et des droits de l’homme dont il est manifeste que la profession d’avocat est en soi l’un des principaux garants.
Dans la foulée de cette question et des houleux débats qu’elle est en train de susciter un peu partout à travers le pays, selon l’avis de nombreux avocats approchés récemment à Alger, parmi lesquels se trouve maître Dabouz au premier rang, en dépit du fait que la création du barreau d’Alger remonte à 1848 pour que l’Algérie puisse se permettre de se targuer de posséder une compétence en la matière des plus élaborées au monde, notamment en sa qualité de membre de l’Union internationale des avocats (UIA), de l’Union des avocats arabes (UAA) et de la Conférence internationale des barreaux de tradition juridique commune (CIB), l’analyse de certains articles inhérents à ce projet de loi fait apparaître une certaine tendance non seulement à infantiliser l’avocat algérien mais aussi à en restreindre gravement la portée de certains de ses acquis historiques.
À ce titre, l’ambiguïté de l’article 9 traitant des obligations morales de l’avocat dans l’exercice de ses fonctions est en soi assez symptomatique quant aux intentions du gouvernement visant à réduire au maximum les libertés et les compétences légales de l’avocat.
En effet, selon maître Dabouz, que veut-on signifier dans l’alinéa 2 de ce même article stipulant que “toute entrave commise par l’avocat au cours normal de l’administration de la justice engage sa responsabilité”, si ce n’est de remettre en cause le droit légitime de grève ?
L’article 21, portant sur l’inviolabilité du cabinet d’avocat, est à son tour assez sévèrement critiqué car, selon notre interlocuteur, la perquisition d’un bureau d’avocat “doit” s’effectuer, et non “peut”, avec l’accord écrit et la présence du bâtonnier ou de son délégué.
L’article 24, portant sur l’incident d’audience, présenterait, quant à lui, l’inconvénient de laisser à la libre appréciation du magistrat de juger si le comportement d’un tel avocat est à qualifier ou non d’incident d’audience et de décider unilatéralement des éventuelles suites à donner.
Dans ce contexte, c’est surtout la clause “l’avocat se retire de l’audience” qui prête à confusion et dont il est demandé d’en préciser le vrai sens juridique et non diplomatique.
En ce sens que cette clause ne signifierait rien d’autre, pour les contestataires du projet de loi, qu’une forme déguisée d’exclusion et d’expulsion sur-le-champ ainsi que d’une sévère sanction dont les préjudices moraux touchent à la fois à l’honneur de l’avocat, qui sera en l’occurrence publiquement humilié, et surtout à la présomption d’innocence dont il bénéficie d’office de par la loi.
En outre, selon l’article 24, l’expulsion d’un avocat alors qu’il est en pleine audience, c’est-à-dire dans l’exercice de ses fonctions, entraîne d’office une suspension à durée indéterminée qui l’empêcherait de plaider devant le même magistrat qui l’aurait expulsé, et ce, jusqu’à la tenue du conseil de discipline qui déciderait ou non de la levée de la sanction.
Mais là encore, d’après maître Dabouz, un autre problème de procédure va rendre la situation de l’avocat, éventuellement expulsé pour cause d’incident d’audience, encore plus compliquée en raison du fait que, selon l’article 24, le président de la cour “peut” saisir le bâtonnier et non “doit”, tout en sachant que ce dernier ne peut en traiter l’affaire que s’il est dûment saisi.
D’où la question de savoir ce qu’il adviendrait du dossier dans le cas où le président de la cour, pour une raison ou une autre, d’incompatibilité d’humeur par exemple, tarderait à saisir le bâtonnier ?
L’article 50 du projet de loi portant organisation de la profession d’avocat confère au ministre de la Justice le pouvoir d’attribuer des agréments aux avocats exerçant auprès du Conseil d’état et de la Cour suprême, mais ce, en se basant uniquement sur le critère d’ancienneté et en se passant de l’avis des différents bâtonnats qui, traditionnellement, sont les seuls habilités par la loi à gérer la carrière des avocats.
En ce qui concerne l’interprétation des articles 78 à 83, les avocats notent que le gouvernement a introduit la notion d’avocat salarié et en dénoncent d’emblée le manque de justesse car, selon eux, en plus du fait que ce concept met en cause le principe même d’indépendance de leur profession, l’actuel système de partenariat, où au moins les 2/3 des avocats exercent dans le cadre de conventions, est globalement satisfaisant.
Parfaitement conscients du grave risque de centralisation, d’étatisation et de perte totale d’indépendance que ledit projet de loi fait encourir à leur profession, d’autant qu’ils constatent qu’en filigrane des articles de ce projet l’évocation du ministre de la Justice est réitérée à 37 reprises sur les 134 articles que comporte le texte en question, mais cela notamment afin de montrer à chaque fois que le gouvernement se démarque autoritairement des recommandations émises par les bâtonnats en concertation avec les autres organes et organismes régissant la profession, et notamment en tirant le meilleur des enseignements de la dislocation sans appel de l’Ordre national des experts-comptables et des commissaires aux comptes, les avocats relevant des 15 bâtonnats d’Algérie comme de l’Union nationale des barreaux algériens ont observé une grève les 25, 26 et 27 octobre courant, au demeurant, qui aura connu un succès retentissant à travers la majorité des grandes wilayas du pays dont le taux moyen national de participation avoisine les 100%.
Et en signe d’illustration durable de leurs revendications, dont ils insistent qu’elles ne comportent aucune exigence d’ordre financier comme d’aucuns opposants à la contestation essayent de le faire accroire à l’opinion publique nationale, les avocats ont décidé de suspendre toute assistance judiciaire jusqu’à nouvel ordre.
Mohamed FARADJI