Il était une fois la révolution

LE 20-AOÛT 1956 À IFRI, ABANE, BEN M’HIDI, OUAMRANE, KRIM, ZIGHOUD…

Il était une fois la révolution

Tarik RAMZI, L’Expression, 19 août 2006

Abane et Ben M’hidi ont été les chevilles ouvrières du congrès
On n’a pas manqué de relever l’importance du tandem Abane-Ben M’hdi.

Le 20 août de chaque année, la célébration de l’anniversaire du Congrès de la Soummam est l’occasion de se pencher sur cet acte fondateur de la Révolution mais aussi de soulever un pan du mystère concernant l’assassinat par ses pairs de Abane Ramdane. Cette zone d’ombre reste pour des générations entières une page inexpliquée de notre histoire.
Cependant, pour primordial que fut le rôle joué par Abane dans l’initiation et l’organisation de l’événement, ainsi que dans la rédaction des résolutions, beaucoup de gens n’ont pas manqué de relever l’importance de ce tandem qu’il a formé avec Larbi Ben M’hidi.
En relisant, aujourd’hui, la biographie respective, des deux hommes, on comprend que c’était la rencontre du visionnaire et du stratège. Ils avaient beaucoup de points communs, mais aussi beaucoup de différences qui leur ont permis d’atteindre une symbiose et à une complémentarité, deux qualités qui se sont vérifiées non seulement tout au long des travaux des assises, mais dans leur activité à la tête de la Zone autonome d’Alger. Pour une fois, le maquis n’était plus seulement dans les maquis, mais s’étendait au coeur même de la zone urbaine. Si les troupes étaient massées dans les quartiers populaires, comme La Casbah, le poste de commandement était, lui, basé au Télemly, quartier européen s’il en fut.
Ce tandem entre les deux dirigeants vient nous rappeler un principe mis en avant par le Congrès de la Soummam: la Révolution n’est pas le fruit d’un travail individuel, mais bien le produit d’un travail collectif. Du reste, l’un des points de ce document fustige le culte de la personnalité.

Tournant majeur

Dans un article rédigé en réponse aux écrits tendancieux de Ali Kafi, le président Ben Youcef Benkhedda a rappelé que cet événement fondateur a imprimé à l’histoire de notre lutte un tournant majeur par la plate-forme qui en est issue et qui trace les contours de l’édifice institutionnel de la Révolution. «On y trouve, écrit-il, explicités, les trois éléments-clefs qui identifient la nature du mouvement de libération et sous-tendent sa cohérence idéologique et politique: une légitimité révolutionnaire articulée sur un programme et une stratégie structurée, un statut organique définissant les rouages de la Révolution et leur mode de fonctionnement, une direction unique et homogène». Ben Youcef Ben Khedda ajoutera que le nom du congrès de la Soummam reste intimement lié à celui d’un personnage d’une trempe peu commune : Ramdane Abane. Homme de conviction et de caractère, précise-t-il, il a été l’un des principaux promoteurs de l’idée de ce Congrès, comme il a été à la fois l’inspirateur avisé de ses orientations et l’artisan déterminé de sa préparation et de son succès.
Ben Youcef Benkhedda, lui-même, relèvera l’entente parfaite qui existait entre Abane et Ben M’hidi. Revenant sur l’autre oeuvre maîtresse de Abane Ramdane, à savoir la Zone autonome d’Alger, qu’il a érigée en fer de lance d’une redoutable efficacité, Benkhedda notera que c’est sous les auspices de Abane que l’organisation FLN/ALN d’Alger a pris un essor fulgurant.
La ZAA était la vitrine éloquente de la Révolution en marche, et Alger fut hissée au rang de capitale de l’Algérie en marche. Ensuite, avec l’installation, en septembre 1956, de l’Exécutif suprême du FLN dans cette agglomération, il trouva en Ben M’hidi le compagnon idéal qui nourrissait des ambitions identiques. Ensemble, désormais, il s’acharneront à mettre Alger au diapason d’une ville symbole d’une fière citadelle où se développait dans le vacarme des bombes, l’expérience inédite des maquis urbains.
Benkhedda raconte qu’aux côtés de ces deux hommes, il appréciait combien leur rôle était avait été déterminant pour insuffler une âme au combat de la Zone autonome.
Le parcours des deux dirigeants les prédisposait à être des théoriciens de génie de la Révolution, tout en étant des hommes d’action. Dans la biographie de Abane Ramdane, on peut lire qu’il est né en 1920 au village de Azzouza, près de Larbaâ Nath Irathen (Tizi Ouzou). Issu d’une famille modeste, il obtient le baccalauréat en 1941.
Il est d’abord sous-officier dans l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1943, il entre au PPA et à l’OS. Arrêté en 1951, il est condamné à six ans de prison, ce qui ne l’empêche pas d’organiser des grèves à partir de sa cellule. Il prend aussi le temps de lire énormément d’ouvrages qui vont parfaire sa formation et lui donner une vision plus claire du mouvement national, surtout après le déclenchement de la lutte armée en novembre 1954. Libéré en 1955, il rejoint aussitôt le FLN. Il trace alors les grandes lignes de la Révolution et organise le Congrès de la Soummam, dont les grandes lignes consistent à créer un Etat dans lequel l’élément politique l’emporte sur l’élément militaire. Il a également opté pour le pluralisme politique et linguistique en Algérie. Fin politicien, son franc-parler et sa grande instruction lui valent des inimitiés.
On voit bien aujourd’hui que ses choix politiques, économiques, culturels et sociaux, sont aux antipodes de ceux qui seront mis en oeuvre au lendemain de l’indépendance, avec l’option du parti unique et du rôle prépondérant joué par les militaires au sein de la société, puisqu’on s’est retrouvé avec une société militarisée et caporalisée et une atteinte grave aux libertés publiques.
N’est-ce pas que son intelligence couplée à son intransigeance finiront pas faire de l’ombre aux colonels, partisans du pouvoir militaire: il sera isolé puis attiré dans un guet-apens avant d’être exécuté au Maroc. Ce fut l’un des épisodes les plus noirs et les plus honteux de la Révolution, au point qu’il sera écrit dans le vénérable El Moudjahid, organe central du FLN, que le grand Abane était tombé au champ d’honneur. La vérité est si difficile à dire.
Pour sa part, Larbi Ben M’hdi naquit en 1923 dans le douar El Kaouahi, dans la région de Aïn M’lila. Il fut l’un des rares Algériens à avoir poursuivi des études secondaires, après avoir obtenu le Certificat d’études primaires, ce qui lui permet de travailler comme comptable au service du Génie civil à Biskra. Influencé par l’enseignement de Moubarek El Mili, et désireux d’approfondir ses connaissances culturelles et politiques, il partit pour Constantine. Par la suite, il adhéra au Mouvement des Amis du manifeste et des libertés. Il fut arrêté et incarcéré lors des manifestations du 8 Mai 1945. A sa libération, il reprit son activité révolutionnaire, ne ménageant pas ses efforts dans le mouvement national en pratiquant, notamment le théâtre engagé. Entre les mains de ce génie, la culture était aussi au service de la Révolution. Condamné à dix ans de prison, il échappa maintes fois aux filets de la police, et fut surnommé l’homme aux vingt visages.
Son rôle fut prépondérant dans la préparation de la lutte armée: c’est ainsi qu’en avril 1954, Ben M’hidi participa à la création du Comité révolutionnaire d’unité et d’action (Crua) précurseur du FLN, dont il devint l’un des 22 membres à Clos-Salembier. Emissaire de la Révolution dans les capitales étrangères, chef de la région oranaise, son activité s’étendait au journalisme militant en tant que membre actif de la rédaction d’El Moudjahid.

Tragédie

C’est en tant que représentant de l’Oranie qu’il participe au Congrès de la Soumman, dont il préside la première réunion, et à l’issue de laquelle il fut élevé au grade de colonel. En tant que responsable de la Zone autonome d’Alger, il anima plusieurs réunions à La Casbah, où il ne cessait pas de répéter: «Mettez la révolution dans la rue et vous la verrez reprise et portée par douze millions d’Algériens».
Tels sont les deux dirigeants qui ont insufflé un sang nouveau à la Révolution, en lui donnant ses textes fondateurs, mais en défiant l’ennemi dans son propre terrain: Alger, la capitale, au moment où un travail unitaire était fait en direction des autres composantes du mouvement national, mais surtout les travailleurs rassemblés au sein de la nouvelle Ugta.
L’expérience de l’armée et de la prison, l’habitude du militantisme clandestin, mais surtout le goût de la lecture, voire de l’art dramatique chez Ben M’hidi. Des hommes intelligents, sensibles, dont le nationalisme est trempé dans l’acier le plus pur.
Ce sont des génies comme Abane et Ben M’hidi qui ont fait que la Révolution n’était pas une simple confrontation militaire, mais constituait bien une vision pure l’édification d’une société démocratique, prospère, où la bonne gouvernance aurait eu un sens.
L’assassinat de ces deux hommes, l’un dans les prisons coloniales sous la torture, et l’autre par ses propres compagnons d’armes, a été une tragédie pour la Révolution. Aujourd’hui, malheureusement, au lieu de reconnaître les erreurs et de faire leur mea culpa, il se trouve des hommes politiques en vue qui essaient de se disculper en racontant des mensonges sur Abane.