Avocates et magistrates face aux inégalités d’accès aux postes de responsabilité

Avocates et magistrates face aux inégalités d’accès aux postes de responsabilité

El Watan, 8 mars 2014

Qu’elles soient avocates ou magistrates, les femmes n’ont malheureusement pas les mêmes chances d’accès aux postes de responsabilité dans le secteur de la Justice. Dans l’histoire, une seule a été élue bâtonnière, et rares sont celles qui se retrouvent membres des barreaux, aucune n’a droit au poste de procureur général ou à celui de 1er président de la Cour suprême, et à peine 5 sont présidentes de cour. L’égalité entre les hommes et les femmes qui défendent les droits des citoyens est loin d’être acquise…

Avocates et magistrates évoluent dans un environnement fait par les hommes et pour les hommes. Rares sont celles qui arrivent à accéder aux postes de responsabilité en raison des mauvais clichés très répandus dans le secteur de la justice. Ainsi, chez les robes noires par exemple, en dépit du fait que les avocates représentent plus de 60% de l’effectif, et dans certaines wilayas comme Alger plus de 70%, elles représentent moins de 2% de la composante des conseils de l’Ordre et sont pratiquement absentes de la présidence du barreau alors que leurs voix pèsent lourdement sur le vote.

Pourtant, elles sortent des mêmes écoles que leurs collègues hommes, sont aussi compétentes pour ne pas dire plus compétentes, et dans la majorité des cas font preuve d’une grande probité. Dans les rangs de la magistrature, la gent féminine constitue plus de 41% des effectifs (sur 4981 magistrats, 2066 sont des femmes), alors que l’on s’attend à une féminisation encore plus importante dans les années à venir au vu du nombre croissant des filles qui rejoignent les bancs de l’Ecole supérieure de la magistrature. Ainsi, sur l’ensemble des cours, seulement cinq sont présidées par des femmes, alors que le poste de procureur général reste depuis l’indépendance strictement réservé aux hommes, qui quelquefois sont secondés par des procureurs généraux adjoints femmes, chargées souvent de des tâches de secrétariat.

Les femmes procureurs n’existent pas, mais adjointes elles sont quelques-unes à assumer cette tâche. Même dans la plus haute instance qui gère la carrière des magistrats, le CSM (Conseil supérieur de la magistrature), deux femmes seulement (sur 12) ont été élues par leurs pairs durant cette dernière décennie et leur nombre n’a jamais connu de hausse. Si le tiers de la composante du CSM est féminine, c’est tout simplement parce que parmi les six personnalités désignées par le président, trois sont des femmes.

Quelles que soient leurs compétences, expérience et intégrité, les femmes magistrats n’ont jamais eu la chance d’accéder au poste de 1er président de la Cour suprême, et encore moins de procureur général près cette haute juridiction, des promotions exclusivement réservées aux hommes. Pourquoi ? Sont-elles moins capables de diriger ces juridictions que leurs collègues hommes ? Les magistrats avec lesquels nous nous sommes entretenus reconnaissent les compétences de leurs collègues femmes, leur abnégation dans l’exercice de leur métier et surtout leur probité puisque celles qui ont été éclaboussées par des affaires de corruption se comptent sur les doigts d’une seule main. «Elles sont nombreuses en tant que présidentes de tribunal (41) et juges d’instruction (52), qui sont pourtant des fonctions très prenantes et liées directement au travail judiciaire.

Mais le poste de procureur général est plus complexe. Il est appelé à travailler de jour comme de nuit, à contrôler les services de la police judiciaire de la sûreté et de la gendarmerie, mais surtout à être sollicité pour sortir sur le terrain à n’importe quelle heure de la nuit. Quelle est la femme dont l’époux accepterait que son épouse sorte en plein milieu de la nuit pour se rendre sur le lieu d’un crime ? Ce sont ces contraintes qui font que le poste de procureur général reste réservé aux hommes», explique un membre du bureau du syndicat. Mais cette explication ne convainc pas, parce que bon nombres de femmes juges contactées affirment qu’elles n’ont jamais été sollicitées.

«Ce sont les hommes qui pensent que les femmes n’ont pas à sortir la nuit. Si elle a choisi le métier de la magistrature, elle assume pleinement ses contraintes, et normalement elle n’a pas à refuser si elle part du principe qu’il n’y a aucune différence entre elle et son collègue homme», souligne une ancienne présidente de cour, qui signale que même au niveau de l’unique organisation syndicale qui défend les magistrats, le SNM, les magistrates restent invisibles.

Au barreau, elles sont quasiment absentes, et au Conseil national elles ne sont que deux ou trois, alors qu’elles constituent la réserve la plus importante dans laquelle puisent les candidats pour se faire hisser au rang de représentants syndicaux. Quelles sont donc les raisons qui empêchent les magistrates et les avocates aux postes de responsabilité ? Pour certains, «ce sont les femmes qui refusent d’être visibles parce qu’elles ont des contraintes familiales et refusent souvent de voter pour une femme parce qu’elles n’ont pas confiance en elle.» Pour d’autres, les causes sont ailleurs. Ils accusent «cette vision rétrograde qu’ont de nombreux magistrats et avocats à l’égard de leurs collègues femmes et qui met aussi bien les magistrates que les avocates dans une position d’infériorité par rapport aux hommes.»

Salima Tlemçani


Djamel Aidouni. Secrétaire général du syndicat national des magistrats

«Les femmes majoritaires en tant qu’adhérentes et absentes en tant que syndicalistes»

-Elles représentent plus de 42 % du corps de la magistrature, pourtant elles sont quasiment absentes du conseil et du bureau du SNM (Syndicat national des magistrats). Pourquoi ?

Effectivement, elles représentent une grande partie de la magistrature et sont appelées à devenir encore plus nombreuses, mais elles restent peu nombreuses en tant que responsables au niveau du syndicat, parce que souvent elles refusent ce genre de responsabilité. Actuellement, elles ne sont pas présentes au niveau du bureau et seulement deux sont membres du conseil national..

-Pourtant elles sont très nombreuses en tant qu’adhérentes…

Je dirais qu’elles sont plus nombreuses que les hommes en tant qu’adhérentes, et surtout en tant que voix lors des élections. Mais, elles refusent de se porter candidates. En 2006, nous avons lancé une initiative pour les encourager à venir dans les instances dirigeantes du syndicat, en leur proposant de constituer une cellule de magistrates qui parleront au nom de leurs consœurs. Elles ont refusée…

-N’est-ce pas une ségrégation que de les séparer de leurs collègues hommes ?

Non pas du tout. Le même principe est consacré par le système de quota, prévu par la constitution pour les mandats électifs. En fait, notre but était de les encourager à être plus présentes dans les structures du SNM. Mais cela n’a pas marché. Mon souhait le plus profond est de voir ces nombreuses magistrates siéger en force au sein du conseil, du bureau national et pourquoi pas, en tant que présidentes du syndicat. Elles sont plus qualifiées que beaucoup de magistrats…

-Cette invisibilité est également constatée au niveau des postes de responsabilité au sein de la magistrature. Pourquoi selon vous plus on monte dans la hiérarchie moins on voit de femmes ?

Des avancées considérables ont été constatées ces dernières années. De nombreux postes jusque là réservés aux hommes sont occupés par des femmes. Nous faisons l’exception dans le monde arabo-musulman et africain. Il y a des femmes présidentes de cours, de tribunaux, procureurs généraux adjoints, présidentes du Conseil d’Etat, de chambres etc. Mais sachez qu’il y a une différence entre le travail de parquet et celui du magistrat de siège. Une grande majorité des magistrates préfèrent être juge du siège que d’assumer un poste de responsabilité de présidente de cour qui risque d’être incompatible avec ses obligations familiales. Elle est également Commissaire d’Etat, qui joue le même rôle que le procureur général au sein du Conseil d’Etat

-Mais elle n’est jamais promue en tant que procureur général…

Peut être parce qu’il s’agit d’une fonction très difficile. Mais à l’avenir, cela viendra puisqu’elle occupe bien le poste de procureur général adjoint. Il y a quelques années, il n’y a jamais eu de femme présidente de cour. Aujourd’hui, elles sont cinq sur 38. C’est un début que beaucoup qualifient de réussite parce qu’elles font un travail exceptionnel. Ce sont des magistrates d’une compétence remarquable. Elles font l’exception même par rapport à nos voisins.

-Si ce n’est ni les lois, ni les compétences qui bloquent la promotion des magistrates, qu’est-ce qui les laissent invisibles ?

Ce sont peut être les mentalités qu’il faudra changer. Pas seulement des hommes mais aussi des femmes, qui refusent d’être promues. A La cour d’Alger, j’ai eu à côtoyer des magistrates d’une grande probité, d’un grand professionnalisme et surtout d’un engagement exceptionnel. Elles ont des principes aussi solides que la pierre. Elles ne connaissent pas la culture du retournement de la verste, au grès des ministres qui passent, comme cela est le cas pour bon nombre de leurs collègues hommes. Mon souhait le plus profond est de les voir un jour, au plus haut sommet de la hiérarchie, que ce soit dans la magistrature, en tant que chefs de cours, y compris procureurs généraux et présidentes de la cour suprême.
Salima Tlemçani