Graffitis : Ce que disent les murs d’Alger

Les écritures urbaines, d’octobre 1988 aux années Boutef

Graffitis : Ce que disent les murs d’Alger

El Watan, 6 octobre 2015

Hassou bina» (pensez à nous), «Nouridou ettarhil fawrane» (nous voulons être relogés en urgence), «Koullouna Ghazza» (Nous sommes tous Ghaza), «Nouridou ziyada lil mouâwaqine» (nous voulons une augmentation pour les handicapés), «Je t’aime Chouchou», «Tupac love», «La Glacière cinima»…

Un florilège de graffitis que l’on peut voir en longeant les murs de quelques quartiers de l’Algérois, de Bachdjarrah à Bologhine. Certains datent un peu. D’autres sont plus frais. Ils disent avec des mots crus, sans langue de bois, le mal-être, la mal-vie, la précarité sociale, le désir d’ailleurs, la misère affective, les sens interdits…

Bref, nos murs sont bien plus parlants qu’il n’y paraît. Et malgré la concurrence féroce du «mur» de facebook, les «écritures urbaines» continuent à s’accrocher, à résister, à contester les récits dominants dans une proximité charnelle avec la cité, avec le réel. Elles racontent les convulsions d’une Algérie en mouvement, en perpétuelle mutation. Non. Les murs n’ont pas que des oreilles, ils ont aussi une langue. Ils ont des choses à dire et les graffeurs du quotidien ne se privent pas pour y clamer «tout haut ce que la société pense tout bas» (Karim Ouaras).

«Un seul héros, le peuple»

Petit travelling arrière. Sans remonter jusqu’aux gravures rupestres et bien avant l’apparition du street art comme expression politico-artistique établie, à partir des années 1960, aux Etats-Unis, il faut souligner que la pratique du graffiti est aussi vieille que le signe. A chaque époque, ses inscriptions gravées dans le marbre, d’autres dans le ciment, la terre cuite ou les pierres tombales…

Sous l’action lancinante du temps (et des autorités), des épigraphes en chassent d’autres, le tout formant des couches et des couches de mots-témoins, produisant des murs palimpsestes. De fait, nos textes urbains rappellent à cet égard les ces parchemins du Moyen-âge appelés «palimpsestes», que les copistes réutilisaient jusqu’à l’usure après avoir effacé les écritures qui y étaient hébergées pour céder la place à de nouveaux récits. Durant la Guerre de Libération nationale, les murs en espace public étaient rarement des espaces neutres, soumis, sans voix. Ils servaient souvent de tribune, de relais, aux mots d’ordre du FLN.

Les sigles FLN, ALN, peints en toutes lettres, étaient déjà en eux-mêmes un haut acte de subversion anticoloniale. L’un des graffitis-phares de cette époque est le fameux «Un seul héros, le peuple». Retenons aussi «Vive le FLN», «Vive l’ALN», «Le FLN vaincra» et tous les graffitis rageurs qui accompagnèrent le référendum pour l’autodétermination du peuple algérien, comme l’illustre cette consigne gravée dans les rues d’Alger : «Votez pour l’indépendance !»

Après 1962, les murs seront sollicités au gré des tensions, des remous, des conflits idéologiques, sociaux, sociétaux qui agitent la nouvelle nation en construction. «Durant les périodes de tension politique, on assiste souvent à la prolifération de ce phénomène dans la sphère publique», souligne Karim Ouaras, maître de conférences à l’université de Mostaganem, spécialiste des sciences du langage et qui a consacré sa thèse de doctorat aux graffitis.

«Octobre a boosté la pratique du graffiti»

Le soulèvement populaire d’Octobre 1988 constitue, à ce propos, un tournant en ce que Octobre a permis une libération de l’espace public et, par ricochet, une libération de la parole. «Les événements sanglants d’Octobre 1988 constituent le moment-clé de l’appropriation de l’espace public et de la libre expression en Algérie», souligne Karim Ouaras. Cependant, le chercheur estime que «ces évènements n’ont fait que ‘booster’ la pratique du graffiti dans le contexte algérien. D’autres conjonctures politiques antérieures et postérieures à Octobre 1988 ont leur lot de graffitis également. La Guerre de libération nationale et la crise de l’été 1962 ont joué un rôle majeur dans l’expansion de cette pratique en Algérie».

La période post-Octobre 1988, marquée par l’ouverture du champ politique et la consécration du multipartisme, a été accompagnée par une prolifération de sigles partisans, en l’occurrence ceux des formations politiques nouvellement agréées. Les antagonismes idéologiques qui opposaient principalement le courant islamiste et le courant progressiste transformeront les murs de nos villes en un véritable champ de bataille.

La violence politique et le terrorisme de masse des années 1990 ne feront qu’exacerber cette «guerre des murs», notamment après l’interdiction du parti de Abassi Madani et Ali Benhadj. «L’arrêt du processus électoral en 1992, suivi de la dissolution de l’Assemblée nationale a eu, entre autres conséquences, la multiplication des graffiti appelant à la violence», note Karim Ouaras (in Les Graffitis de la ville d’Alger : carrefour de langues, de signes et de discours. Les murs parlent…, revue Insaniyat, 2009).

Le chercheur cite à l’appui ce graffiti emblématique de cette époque chaotique : «Ya toghat, mawtana fil djanna, ya koffar, mawtakoum fi ennar» (O apostats, nos morts sont au paradis, ô impies, vos morts sont en enfer». Ce graffiti «s’adresse à tous ceux qui s’opposent à la mouvance islamiste et au projet d’un Etat islamique, que ce soit du côté des autorités politiques ou du côté de la société civile», décrypte notre spécialiste. Pour le courant opposé, Karim Ouaras convoque ce graffiti qui ornait le Tunnel des facultés au début des années 1990: «El Djazaïr layssat Irane, El Djazaïr dimocratia» (L’Algérie n’est pas l’Iran, l’Algérie est démocratique).

«Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts»

Autre moment-clé de notre histoire contemporaine : les événements du Printemps noir en Kabylie (2001-2003). Là aussi, les graffitis éclatent à foison, relayant le plus souvent les mot d’ordre des aârouch et les slogans du mouvement citoyen : «Ulac smah» (pas de pardon), «Pouvoir assassin»… Certains de ces slogans font clairement écho à ceux scandés après l’assassinat de Matoub Lounès, le 25 juin 1988. Ils étaient le plus souvent assortis du Z berbère, décliné en tifinagh, symbole par excellence de la revendication identitaire amazighe. On se souvient aussi de ce slogan-graffiti qui avait marqué les esprits : «Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts». Il avait d’ailleurs inspiré le titre du livre de nos confrères Farid Alilat et Shéhérazade Hadid (Editions n°1, 2002).

Aujourd’hui, en parcourant les murs de nos villes, ce qu’on constate, à première vue, est que les graffitis «citoyens», les graffitis anonymes ont déserté les grandes artères principales. Les murs y semblent clean. Sur les principaux boulevards, en effet, il ne faut pas s’attendre à une débauche expressionniste de tags et autres «mouâlaqate» explosives. Pourtant, en s’immisçant dans les interstices de la ville, dans les petites ruelles adjacentes aux grandes avenues quadrillées par la police et les édifices publics, en «lisant» les murs des cités enclavées, des cages d’escalier et des toilettes publiques, force est de constater que les graffitis demeurent un médium très convoité, un mode d’expression privilégié, notamment pour les jeunes.

Nous avons recueilli, en ce mois de septembre 2015, une cinquantaine de graffitis répartis sur une dizaine de quartiers de la wilaya d’Alger (Alger-Centre, Bachdjarrah, Oued Ouchayeh, La Glacière, Belcourt, Bab El Oued, El Biar, Chéraga, Bologhine, Aïn Benian). Ce que l’on peut dire d’emblée en examinant ce corpus, c’est que les graffitis proprement politiques sont assez discrets dans l’ensemble. Parmi ceux qui ont retenu notre attention sous ce registre, cette inscription relevée sur un mur bordant les escaliers qui mènent du Telemly vers la rue Docteur Saâdane en longeant la Fac centrale. «Pas de vote avec les voleurs et les voyous», tonne cet écrit, qui résume à lui seul la très grande désaffection populaire vis-à-vis des cérémonies électorales, quelle que soit la période.

Il est à signaler au passage l’absence de toute trace de la présidentielle de 2014. Hormis quelques posters de Boutef rongés par l’humidité, il faut croire que la dernière formalité électorale qui a offert sur un plateau un quatrième mandat à un Abdelaziz Bouteflika fortement diminué, n’a pas laissé de trace impérissable dans la mémoire collective. Au demeurant, partout où nous sommes passés, Boutef n’est cité nulle part ni en bien ni en mal. Comme s’il était mort depuis longtemps.

«Dawla islamiya»

Autre enseignement : les graffitis à la gloire de l’ex-FIS dominent les inscriptions murales à caractère politique. L’un d’eux, débusqué du côté de Djenane Mabrouk, près de Bachdjarrah, proclame : «Le FIS ne meurt jamais». Si ce graffiti reste passablement visible, d’autres écrits du même acabit n’ont pas connu la même fortune. L’un deux, déniché en bordure des longs escaliers qui mènent de Bab El Oued à l’hôpital Aït Idir, près de Bab J’did, dans la Haute-Casbah, martèle : «Dawla islamiya, votez FIS» (Etat islamique, votez FIS). Le slogan-graffiti est maladroitement escamoté à la chaux, mais le trait est aisément déchiffrable.

C’est d’ailleurs souvent le cas avec les graffitis «censurés» : les grossières bandes blanches passées dessus attisent la curiosité à l’endroit du signe effacé plus qu’elles n’éteignent le désir de dire.
Plus récent, ce graffiti lu sur un mur de la rue Réda Houhou, près de la mosquée Errahma : «El houria li Mourad Dhina» (liberté pour Mourad Dhina). Référence à cet ancien dirigeant du FIS exilé depuis une vingtaine d’années en Suisse. Si la majorité des graffitis sont anonymes, celui-ci est signé et revendiqué : «Chabab 8 Mai 1945» (Jeunesse du 8 Mai 45).

Autre type de graffitis «islamisants» : ceux de la dernière campagne anti-Charlie Hebdo. Au fameux «Je suis Charlie», slogan mondialement relayé au lendemain de l’attentat qui avait décimé la rédaction du célèbre hebdomadaire satirique français, le 7 janvier 2015, les auteurs de cette campagne répondaient : «Koullouna maâ Mohammed» ( Tous avec le Prophète Mohammed). Sur un mur à Oued Ouchayeh, ce graffiti tracé en rouge : «Illa Rassoul Allah ya âda’ Allah» (Ne touchez pas au Prophète, ennemis de Dieu). A quelques pas de là, sur le fronton d’un taudis encastré dans un décor à l’urbanisme chaotique, cette injonction : « Ansourou Rassoul Allah ya oummata Mohammed» (Soutenez le Prophète, ô nation de Mohammed).

«Nahnou mankoubine moundhou 1962»

Dans le registre social, nous avons noté un certain nombre de graffitis au contenu revendicatif très explicite et bien précis. L’un des thèmes qui revient le plus souvent sous ce chapitre est celui de la «rahla», l’exigence d’un logement, surtout aux abords des habitations menaçant ruine comme c’est le cas du côté de Malakoff, près de Bologhine. A quelques mètres du stade Omar Hammadi, cette doléance murale : «Nouridou ettarhil fawrane» (Nous voulons être relogés d’urgence). A l’extrémité du mur, cette indication : «Sotouh wa aqbia» (terrasses et caves), allusion à la précarité des locataires de ces logements insalubres. Ces graffitis sont apparus peu après le séisme du 1er août 2014 qui avait fait des dégâts à Bologhine et Bab El Oued.

Cela avait même poussé certains habitants du boulevard Abderrahmane Mira à manifester bruyamment pour presser les autorités à les évacuer. Voisinant avec cette inscription, on peut lire sur ce même mur : «Nouridou oqoud wa layssa ouoûd» (nous voulons des contrats, non des promesses). A Bab El Oued, sur la porte d’une vieille bâtisse sise à quelques mètres du cinéma Le Maghreb (ex-Marignan, salle hors service), ce SOS : «Imara mouhaddada bil inhiyar» (Immeuble menaçant ruine, IMR). A signaler qu’une quarantaine d’IMR sont recensés à Bab El Oued et, à la moindre secousse, les pensionnaires de ces bâtisses retiennent leur souffle. Au lendemain du tremblement de terre du 1er août 2014, nombre de ces immeubles ont été carrément démolis.

Au 35, avenue Colonel Lotfi, la cage d’escalier d’un petit immeuble désaffecté est murée avec des parpaings pour dissuader les éventuels squatteurs de le réoccuper. Dégâts sismiques toujours, nous revient en mémoire un graffiti bien inspiré qui nous avait frappé lors d’un reportage que nous avions effectué, il y a quelques années, dans la ville de Thénia, fortement touchée par le séisme du 21 août 2003. Ce graffiti disait: «Nahnou mankoubine moundou 1962» (nous sommes sinistrés depuis 1962).

Autre doléance explicite : l’appel à une prise en charge plus digne des personnes handicapées. Lu sur un mur du côté des Tagarins, à quelques encablures du MDN : «Ir’faou lana minhate el mouaquine, innaha la takfina» (Augmentez-nous l’allocation pour handicapés, elle ne nous suffit pas). La même réclamation est exprimée sur une palissade jouxtant le grand rond-point du Val d’Hydra : «Nouridou ziyada lil mouaâqine» (Nous voulons une augmentation pour les handicapés). «Bouteflika n’a rien fait pour les handicapés. Notre allocation est d’à peine 4000 DA. C’est une insulte à notre dignité !» dénonce un handicapé résidant à Boufarik.

«Pardonnez-nous de vivre»

Certains tags et graffitis sont un concentré de la colère populaire contre nos dirigeants et attestent d’un rejet viscéral de l’incurie, de l’injustice, de l’incompétence et de la corruption à grande échelle érigées en mode de gouvernance sous nos cieux. Ce graffiti cinglant repéré sur un petit mur, à quelque 200 mètres de la mairie de Boufarik, résume parfaitement ce sentiment : «Samhouna ki rana aychine. Akhtiwna !» (Pardonnez-nous d’être en vie. Fichez-nous la paix!). Une autre inscription murale gravée sur la façade d’un immeuble décrépi de Belcourt, près d’un commissariat, témoigne de ce marasme généralisé: «Hassou bina» (Pensez à nous).

Des mots poignants qui dénoncent en filigrane le manque d’empathie de nos «mas’ouline» envers les plus fragiles de leurs gouvernés. Comme en écho à ce graffiti émouvant, un cordonnier adossé à ce même mur nous interpelle gentiment pour nous dire : «Au lieu de vous intéresser aux murs, allez enquêter sur les bénéficiaires des locaux commerciaux et des logements sociaux. Moi, je fais partie des sinistrés de Clos Salembier. Ma maison a été démolie et je me suis retrouvé à la rue.

Eddoula ma âtatni walou. J’ai 50 ans et je suis sur la paille. Je réclame juste un toit bach enderag rassi. Je demande selon quels critères nos responsables décident des bénéficiaires des logements. Je vais refaire mon passeport et je ferais tout pour partir. Au moins là-bas, tu as tes droits. Ma bqat’che m’îcha fel bled hadi (il n’y a plus de vie dans ce pays).» D’où le succès des «Kanada», «Italia», «Lengliz», «Almania»…Autant de villes-refuges qui continuent à faire fantasmer nos «muristes».

L’un des graffitis qui ont fait florès sur le thème de «el harga» assène avec humour : «Adjayez roma wala entouma» (Les vieilles chipies de Rome plutôt que vous). Slogan qui a inspiré le titre d’un film à succès de Tarik Teguia : Roma wala entouma (2006). Nous ne sommes pas près d’oublier aussi cet autre coup de gueule qui nous avait giflé au détour d’une ruelle des Planteurs, quartier vétuste perché sur les hauteurs d’Oran. ça disait : «Yakoulna el hout ou mayakoulnache eddoud» (Nous donnerons notre chair aux poissons plutôt qu’aux asticots).

Les vagues de harraga se succédaient à un rythme effréné à l’époque. Les plages de l’Oranie étaient devenues des plateformes de départ à destination des côtes espagnoles à bord de «botis» de fortune avant que «l’industrie» de la harga ne bascule vers la côte Est, depuis les plages bônoises, avec pour destination l’Italie. Mais le slogan est resté et c’est même devenu la devise-phare de tous les harraga. Même le raï s’en est emparé.

A Bachdjarrah, un graffiti occupant une large façade latérale d’une cité populaire, aux alentours de la rue de Marseille, entretient cette fascination pour l’autre rive avec ces mots : «Oropa, vive Paris». Le détournement orthographique du mot «Europe» dit toute l’inventivité de la langue «graffitique». Il importe de souligner que d’autres villes, d’autres contrées font désormais vibrer le cœur de nos auteurs urbains. «Vive Ghazza !» scande un graffiti à Bab El Oued. «Allah Akbar… Koullouna Ghazza Souria» (Nous sommes tous Ghazza, Syrie) martèle un autre, avenue Mohamed Belouizdad.

«Chenwi men soghri»

Et le foot dans tout cela ? Les usagers de la ville que nous sommes le voient tous les jours : notre sport-roi est également le roi incontesté des graffitis. Les sigles des clubs de foot sont partout, changeant au gré des quartiers, épousant scrupuleusement la cartographie des domiciliations sportives. Il convient de noter aussi la très forte corrélation entre la «houma» comme espace communautaire intimiste dans la grande ville et le club censé la représenter et en porter les couleurs. «USMH kawassir» (USMH rapaces), «Malakoff MCA 1921»…

A Bab El Oued, sur l’un des blocs de béton attenants à la plage R’mila, cette déclaration enflammée : «Chenoui men soghri» (supporter du Mouloudia depuis mon enfance). «Chenwi» fait, pour ceux qui ne le savent pas, référence aux «chnawa», littéralement les Chinois, surnom des supporters du Mouloudia d’Alger pour signifier leur très grand nombre. Nous avons été interpellés aussi par cet autre graffiti plein de subtilité recueilli sur un mur du front de mer de Bologhine : «Le 29 novembre, voter USMA». Bel exercice de détournement politique, la date mentionnée ici étant celle des élections municipales du 29 novembre 2012.

A Belcourt, le sigle CRB est omniprésent. Dans une ruelle perpendiculaire à la grande artère (rue Mohamed Belouizdad), on est scotché par une magnifique peinture murale à la gloire de Hacène Lalmas, la star mythique du club de Laâqiba. A côté s’allonge un slogan mural de couleur rouge vif, s’inscrivant dans la charte graphique du Chabab. «La grande storia 1962» énonce l’inscription. Ces deux œuvres sont de facture très «street art». «Elles ont été réalisées par des jeunes du quartier. Ils sont très doués», indique Lyès, un Belcourtois pur jus doublé d’un fervent amazigh. «Le pouvoir n’aime pas Belcourt», lâche notre hôte, appuyé par un de ses voisins qui renchérit : «Belcourt a toujours été un quartier d’opposants.» Lyès souligne que Belcourt, c’est aussi un quartier d’artistes.

Et de nous montrer, dans la foulée, la maison où naquit le maître du châabi, El Hachemi Guerrouabi. Et pour revenir aux graffitis, coïncidence : «J’ai un fils qui pratique justement cet art» confie Lyès, avant de nous présenter le fils en question, Toufik. Passionné de street art, Toufik nous parle brièvement de sa pratique du graffiti : «Nous sommes un collectif de graffeurs. Nous faisons essentiellement des choses en soutien à notre club de cœur. Nous nous inspirons de la culture des ‘ultras’ (supporters organisés qui soutiennent activement leur club), nous réalisons des tifos, des banderoles pour les fans, des trucs de ce genre… Nous avons même un local pour ça.»

Nous reviendrons avec un reportage à part sur le street art dans ses différentes forme d’expression. Notons simplement que l’art urbain connaît ces dernières années un essor considérable et s’impose comme une pratique ritualisée, avec ses codes, ses communautés, ses espaces consacrés, ses «stars» et ses pages facebook qui se comptent par dizaines.

«Ils sont les Pharaons et nous sommes les corsaires»

En parlant de foot, comment ne pas citer l’épisode Omdurman. Alger garde encore des traces de ce haut moment de communion nationale et de folie collective. Jamais l’emblème national ne fut à ce point célébré, pavoisant toutes les bourgades, gravé sur tous les murs. Les scènes de liesse populaire, drapeau en main, prenaient des airs de juillet 62, le «one, two, three…» en moins.

Les murs, on s’en souvient, étaient massivement investis par des contingents de graffiteurs d’un jour, gravant d’un geste reconnaissant les noms des Ziani, Antar Yahia, Matmour, Bougherra et autre Mourad Megheni. L’effigie de Saâdane était partout et l’ancien entraîneur des Verts pouvait légitimement briguer la magistrature suprême ! Un des vestiges de cette campagne héroïque aperçu furtivement sur un mur, du côté de Chéraga, fanfaronne : «Houma el pharaîna wah’na el qarassina» (Ils sont les Pharaons, nous sommes les corsaires).

Autre observation : le foot se politise. En témoigne ce graffiti qui avait résisté longtemps, à Saint-Eugène avant d’être effacé (censuré ?) : «Un derby sans public est un derby sans âme». Slogan protestataire adressé à la LNF après que le MCA fut condamné au huis clos. Autre exemple de cette politisation du graffiti footballistique, cette charge accablant le président de la FAF sur un vieux rempart de Bologhine : «Irhal ya Raouraoua» (Raouraoua dégage !). A l’entrée de Aïn Benian, un graffiti de la même veine s’en prend cette fois au président de la JSK en assénant : «Irhal ya Hannachi» (Hannachi dégage !). Un petit stade de quartier, enserré dans une cité populaire de la périphérie d’El Harrach est baptisé ironiquement «Malâab Guantanamo» (Stade Guantanamo). Citons aussi ce sigle ACAB omniprésent, propre aux «ultras». Ce n’est pas un club de foot.

Il s’agit plutôt de l’acronyme du slogan british «All cops are bastards» (Tous les flics sont des bâtards), balancé par les mineurs de fond contre les forces de Margareth Thatcher dans les années 1980. Slogan détourné par certains militants de la gauche radicale en «All capitalists are bastards». Toujours est-il que les forces de l’ordre, comme visage de la répression, en prennent souvent pour leur grade dans et en dehors des stades. Sur un mur lépreux du quartier de La Glacière, un subversif «Fuck Polis» claque dans la pure tradition de la subversion «graffitique» et ses «punchlines» caustiques.

«Interdit de pratiquer le romantisme»

Dernière rubrique de cette «revue de presse murale» non exhaustive : le registre moral et civique. En tête de liste, les graffitis exhortant les usagers à ne pas jeter les ordures sur la voie publique ou encore à ne pas utiliser les cages d’escalier comme urinoirs. Parfois, ces appels au civisme n’hésitent pas à rudoyer les contrevenants potentiels d’un tonitruant «Matarmiche zeblek h’na ya h’mar» (ne jette pas tes déchets ici, bourricot !). Les graffitis «hygiéniques» sont d’ailleurs les plus partagés sur le mur de la ville.

Dans le même ordre d’idées, notons cette campagne à coup d’affichettes sur papier A4 invitant badauds et hittistes à ne pas proférer de «kalam fahiche» (propos indécents). Moralisation de la voie publique toujours : ce graffiti barbouillé en gros caractères sur un mur délabré d’une petite crique de Saint-Eugène : «Mamnou’ chorb al khamr» (interdit de consommer de l’alcool). Le commandement est accompagné d’une…croix gammée. Sans parler de tous ces graffitis et autres pictogrammes «anticouples» enjoignant aux jeunes tourtereaux de ne pas roucouler dans tel ou tel endroit, même soustraits aux regards. Un graffiti hilarant qui a beaucoup circulé sur facebook décrète : «Mamnou moumarassate al romancia» (interdit de pratiquer le romantisme). Les «romantiques pratiquants», eux, ne s’en laissent pas conter.

A défaut de vivre leur passion, ils se consolent en l’écrivant et la criant sur tous les toits et les murs de l’interdit. «Youcef Chouchou habibi» (Bab El Oued), «F+M = hob» (Bologhine), «A+Y= Love» (Belcourt)… Autant de cœurs transis additionnés dans l’anonymat des lettres solitaires en attendant une union en bonne et due forme par devers l’imam ou le commissaire aux mœurs. Sur une palissade, à Béchar, cette déclaration d’amour un peu particulière : «Aachaqou fatate ismouha La Quille» (Je suis amoureux d’une fille qui s’appelle La Quille).

Il s’agit sans doute d’un appelé du service militaire. Sur la même page chaulée, il renchérit : «Vive la liberté», «Vive darna» (vive chez moi). Touchant. «Moi, je ne me prive pas de crier mon amour pour une fille qui me plaît sur les murs de Sidi Aïssa», confie Taha. Ce beau gosse de 20 ans, originaire de la ville de Mostefa Lacheraf, est aiguiseur de couteaux occasionnel. Nous l’avions rencontré deux jours avant l’Aïd El Kebir, au marché de Bachdjarrah, adossé à ce mur qui chantait «Oropa Vive Paris». Notre fringant rémouleur poursuit : «Une fois, j’avais écrit : ‘I Love Basma’ et la fille a vu mon graffiti. Elle passait par là et elle lisait ça. Elle était gênée.» «Hach’mate», sourit-il malicieusement.

Mais pas de regrets. Taha assume : «Je n’ai pas honte de le faire, j’aime exprimer mes sentiments sur les murs. Mais je ne fais pas de politique.» Son autre passion, c’est les motos, n’hésitant pas à déclarer sa flamme aux grosses cylindrées vrombissantes de l’écurie Yamaha ou BMW. «Il m’arrive de taguer les marques de motos que j’aime. Par exemple, ‘I love PCX’ (moto de marque Yamaha).» Et de lâcher avec son profond regard tendre couleur noisette : «Melli mat Hasni, ma bkache hob (Depuis la mort de Hasni, il n’y a plus d’amour)…»
Mustapha Benfodil


Karim Ouaras. Maître de conférences à l’université de Mostaganem, spécialiste en sciences du langage

«Les graffitis disent tout haut ce que la société pense tout bas»

– Vous vous êtes beaucoup intéressé dans vos recherches à la pratique du graffiti en Algérie. Peut-on dire que le soulèvement du 5 Octobre 1988 a «boosté» ce mode d’expression murale en ce qu’il a permis une libération de l’espace public ? Je me demande si, par exemple, durant le Printemps berbère d’avril 1980, il y avait une pratique du graffiti aussi forte que pendant et après les émeutes d’Octobre ?

Les événements sanglants d’Octobre 1988 constituent le moment-clé de l’appropriation de l’espace public et de la libre expression en Algérie. Ces événements, du fait qu’ils sont essentiellement intervenus dans Alger, capitale du pouvoir politique, ont embrasé toute l’Algérie pour remettre en cause le monopole politique exercé par l’Etat central.

Et comme la sphère médiatique était complètement verrouillée à cette époque-là, le recours à l’écrit mural, en tant que pratique langagière sloganique, s’imposait comme un moyen de contestation politique, privilégié par les citoyens lambda et par les sympathisants et militants politiques.

Le caractère anonyme propre à cette pratique est en quelque sorte un gage de garantie pour les auteurs des slogans défiant l’Etat central, sachant que le code pénal algérien prévoit des sanctions sévères à l’égard des auteurs de ces écrits du «désordre public». Les graffitis représentent à cette échelle une voie/voix alternative de l’exercice politique.

Pour revenir à votre question, je pense que ces événements n’ont fait que «booster» la pratique du graffiti dans le contexte algérien. D’autres conjonctures politiques antérieures et postérieures à Octobre 1988 ont leur lot de graffitis également. La guerre de Libération nationale et la crise de l’été 1962 ont joué un rôle majeur dans l’expansion de cette pratique en Algérie. Quoique l’apparition du graffiti stricto sensu dans cette région du monde est à situer dans la haute antiquité, où le punique et le libyque avaient droit de cité. C’était pratiquement la seule forme d’écriture existante en ces temps-là.

Quant au Printemps berbère de 1980, il a certainement favorisé un recours intense aux graffitis pour exprimer les revendications portées par ce mouvement. Hélas, je n’ai pas à ma disposition de photos de graffitis datant de cette époque charnière de la revendication linguistique et identitaire en Algérie pour avancer des analyses plus précises sur cet épisode de notre histoire. Le Printemps berbère a le mérite de briser le mythe de l’idéologie panarabe, très en vogue durant les années 1960-1970 et revitaliser la richesse linguistique, identitaire et culturelle de l’Algérie.

Le caractère hautement revendicatif de la pratique du graffiti fait d’elle une expression de contestation et de lutte politiques. Durant les périodes de tension politique, on assiste souvent à la prolifération de ce phénomène dans la sphère publique. Les graffitis mobilisent un arsenal discursif à la mesure de l’arsenal répressif qui accompagne, dans la plupart des cas, ces moments de tension et de crise. La décennie noire, la guerre du Golfe, les événements tragiques de Kabylie en 2001 et ceux de Ghardaïa sont des exemples édifiants de cette situation de face-à-face entre deux entités antagonistes.

La pratique du graffiti devient, de nos jours, un mode d’expression politique des plus prisés dans les pays arabes, et le rôle du graffiti est majeur dans ce que l’on appelle le «Printemps arabe». Le cas de la Tunisie et de l’Egypte, que je suis de près, est édifiant à cet égard. Ceci dit, les graffitis sont également utilisés ici et là pour exprimer un soutien politique.

– On a le sentiment, en se promenant dans les rues d’Alger et d’ailleurs, que les murs de nos villes aujourd’hui sont plus «sages», «moins bavards», moins prolifiques en graffitis, que durant les années 1980-1990. On note aussi que la charge politique stricto sensu a cédé la place à des revendications plutôt sociales. Par exemple, il y a un graffiti, du côté des Tagarins, qui réclame l’augmentation de l’allocation des personnes handicapées. D’autres graffitis exigent «errahla», le droit au logement… Sans compter les tags et graffitis dédiés au foot (notamment à l’équipe nationale après l’épisode Omdurman). Comment expliqueriez-vous cette relative discrétion du graffiti proprement politique ?

Effectivement, si on part du point de vue global et surtout en situation de stabilité politique, les graffitis à caractère émotionnel, social, moral, sportif et artistique, éclipsent partiellement les graffitis à caractère politique et transgressif, plus présents dans des situations de tension. Les graffitis donnent à voir une mosaïque discursive qui accompagne les mutations d’une société. Mais si on part du point de vue local, les choses se présentent autrement.

Et c’est là justement que réside l’intérêt de se pencher sur de tels phénomènes, encore en marge de la recherche scientifique locale. Vous citez les graffitis qui réclament les droits des handicapés à Alger. Figurez-vous que ces dernières semaines, j’ai pris en photo une vingtaine de graffitis qui revendiquent exactement la même chose à Oran.

Du coup, on passe du local au global et on mesure la portée discursive de cette pratique langagière qui transcende l’espace et le temps. Les graffitis, c’est en quelque sorte l’exutoire des franges défavorisées de notre société et des laissés-pour-compte. Ils donnent à voir les mots/maux de la société dans son ensemble, mais il est plus fructueux de les questionner au cas par cas.

– On constate aussi qu’il y a de plus en plus de graffitis, de tags de facture plus esthétique. Ils sont plus «arty», stylisés, réalisés par des graffeurs qui ne se cachent plus, qui ne sont plus anonymes. Comment analysez-vous cette mutation ?

Les graffitis artistiques n’ont fait leur apparition sur les murs algériens que récemment. Le mouvement populaire, appelé communément le Street Art ou l’Art de la rue, est de plus en plus répandu à travers les quatre coins de la planète. Cette nouvelle pratique, issue essentiellement du graff, impose une nouvelle approche aux différentes formes d’urbanité à travers le monde. L’espace urbain de la ville d’Alger, qui était essentiellement dépositaire de graffitis et tags linguistiques, n’échappe pas à cette dynamique. Les murs de cette grande ville sont en passe de devenir la chasse gardée de cette nouvelle forme artistique, parfois incompréhensible aux yeux du grand public.

Je m’intéresse, dans le cadre de mes recherches sur le Street Art, à un collectif d’artistes graffeurs algériens qui se nomme 213 Writerz, dont les membres ont initié Art Zenqaoui, le premier mouvement Street Art en Algérie. Un mouvement qui s’impose dans l’espace urbain algérois par l’originalité tant artistique que discursive de ses œuvres. Le Street Art met en signes et en mots une communication «vi-lisible» dans l’espace urbain.

Les représentations figuratives et calligraphiques constituent un langage visuel dont se servent les graffeurs pour s’affirmer et affirmer leur présence artistique dans la sphère publique en mettant en valeur leurs aspects créatifs et surtout désobéissants à l’égard de la norme tous azimuts.

Ceci leur permet d’exprimer des discours politiques, identitaires, transgressifs tout en restant dans une perspective artistique. L’aspect hautement esthétique de ces œuvres leur procure une longévité dans l’espace urbain, contrairement aux graffitis linguistiques qui, eux, sont éphémères, vu les campagnes d’effacement qui les ciblent constamment.

Pour résumer, l’omniprésence de la pratique du graffiti dans la sphère publique est une invite à la réflexion sur la complexité de la vie sociale.
Les graffitis disent tout haut ce que la société pense tout bas. L’analyse approfondie de cette pratique est en mesure de fournir des éléments de réponse à un nombre important de problématiques que vit la société algérienne.
Mustapha Benfodil