Economie parallèle et argent noir: Le poids du laxisme fiscal

Economie parallèle et argent noir

Le poids du laxisme fiscal

El Watan, 12 juillet 2017

La question du recours à une amnistie fiscale comme moyen de capter l’argent noir refait surface, mais elle reste loin de faire l’unanimité.

L’assainissement de la sphère économique et la mobilisation des ressources financières du pays constituent pour le gouvernement Tebboune un véritable test de ce que sera l’économie nationale dans les toutes prochaines années. Confrontés à une forte chute des revenus pétroliers et une fonte alarmante des réserves de change, les pouvoirs publics sont, aujourd’hui, dans l’urgence d’agir pour mobiliser toutes les ressources financières intérieures, notamment celles circulant dans les circuits parallèles.

Lors de son passage devant les députés pour présenter son plan d’action, le Premier ministre a réitéré «l’engagement de l’Etat» à régulariser le secteur informel et le faire «participer au développement de l’économie nationale».

Des dispositifs seront, selon lui, mis en place pour encourager et faciliter l’intégration de la sphère informelle et «attirer la masse monétaire colossale circulant dans le marché parallèle vers le circuit formel». Si le Premier ministre a insisté sur l’impérative nécessité de capter cet argent qui circule dans le circuit informel, les mesures à prendre en ce sens demeurent inconnues tant que le texte du projet de loi de finances 2018 est en cours d’élaboration.

Assistera-t-on à une opération de mise en conformité fiscale (bis) des mesures attractives, ou au lancement de nouveaux emprunts obligataires d’Etat pour absorber le maximum des liquidités du marché noir ? Les experts économiques doutent, en tout cas, de l’efficacité de ce genre d’opération, d’autant plus qu’elles ont eu, à leur lancement en 2015 et 2016, un impact très limité auprès des détenteurs de capitaux évoluant dans la sphère informelle, notamment marchande, qui contrôlent environ, selon certaines estimations, 50% de la sphère économique et 70% des segments de produits de première nécessité.

La raison en est que l’Etat ne jouit toujours pas de la confiance nécessaire à faire adhérer volontairement cette sphère économique à ce genre de dispositifs qui nécessitent, de surcroît, expliquent les experts, «une grande habilité en matière de communication, absente jusque-là dans les différentes opérations lancées».

Cela nécessite également une approche différente, dans la mesure où l’argent circulant dans cette sphère est soit placé, notamment dans l’immobilier, ou changé au noir et transféré à l’étranger. Il n’en demeure pas moins que l’argent informel et non bancarisé constitue, pour l’Etat, une source considérable qui ne devrait pas être négligée et un levier en mesure de soutenir les équilibres budgétaires du pays. Selon la Banque d’Algérie, l’argent liquide circulant dans l’informel tourne autour de 1000 à 1300 milliards de dinars.

Des chiffres alarmants

L’ex-Premier ministre, Abdelmalek Sellal, avait lui-même indiqué, il y a quelques mois, que pas moins de 3700 milliards de dinars, soit environ 40 milliards de dollars, passent par le marché parallèle, loin de la sphère bancaire. Une enquête réalisée par l’ONS indique qu’en 2012 déjà, l’économie informelle en Algérie représenterait 45% du produit national brut (PNB).

Ce secteur employait 1,6 million de personnes en 2001, avant d’atteindre les 3,9 millions de personnes en 2012, soit 45,6% de la main-d’œuvre totale non agricole, précise la même enquête, qui révèle un volume de transactions informelles de l’ordre de 49 milliards de dollars au cours de 2016. Cependant, et si le problème de l’informel se pose avec acuité et que la nécessité d’y remédier fait consensus, la question du recours à une amnistie fiscale comme moyen de capter l’argent noir refait surface, mais ne fait pas encore l’unanimité.

Si certains experts pensent que le gouvernement n’a de choix que d’aller vers «un plan d’amnistie fiscale pour absorber ces liquidités», d’autres spécialistes relayés par des opérateurs économiques plaident plutôt pour «une réforme fiscale et un assainissement fiscal qui permettraient de capter l’argent du marché noir vers le circuit économique et le taxer à un taux relativement bas».

Estimant que l’informel est le fruit d’une politique fiscale laxiste, l’Association des banques et établissements financiers (ABEF) considère, pour sa part, qu’une amnistie fiscale n’est qu’un instrument qui doit aller de pair avec une politique économique globale, axée sur l’entreprise et sur la production. Une refonte de la politique fiscale s’imposerait alors avec la mise en place de mesures permettant aux banques de la place de se doter des outils à même de leur permettre de capter la masse monétaire circulant dans l’informel et de la bancariser.

Lyes Mechti


Le ministre du Commerce l’a déclaré hier à Constantine

69 milliards DA de transactions sans factures

Le ministre du Commerce, Ahmed Saci, a avancé, hier, le chiffre 69 milliards de dinars de transactions illicites enregistrées au cours des six premiers mois de cette année par les services de son département.

«Grâce aux inspections établies par les agents des différentes directions du commerce, nous avons signalé depuis janvier jusqu’à juin 2017 des transactions établies hors du cadre de la facturation légale estimées à 69 milliards de dinars», a-t-il affirmé lors de sa visite dans la wilaya de Constantine. Le ministre a estimé que la multiplication des surfaces de distribution et de commercialisation pourra diminuer largement ce genre de transactions et encadrer le marché algérien.

En réponse aux questions des journalistes, il insistera sur l’existence d’une batterie de nouvelles lois de lutte contre l’informel. «Certes, ce chiffre est assez important, mais cela dénote également de l’effort des agents de l’Etat contre ce phénomène. Pour ce qui est de la solution, je dis qu’elle ne peut être mise en œuvre et réalisée sur terrain qu’avec la multiplication des infrastructures de distribution et de commercialisation», poursuit-il.

Ahmed Saci a affirmé que l’Algérie a besoin de plus de 300 infrastructures de distribution et de commercialisation des produits, notamment les centres commerciaux et les marchés de gros. «C’est de cette manière que nous pouvons lutter contre la spéculation, l’informel et les transactions illicites et préserver la santé du citoyen à travers un produit répondant aux normes et suivant un itinéraire contrôlé, commençant par l’importateur ou le producteur jusqu’à sa commercialisation», soutient-il.

«Dans le cadre du renforcement de la sphère commerciale, il est nécessaire d’intégrer le privé pour la construction de ces grandes surfaces, notamment les investissements menés par l’Etat, tels les marchés de gros des fruits et légumes, qui font partie du programme du gouvernement. Et j’ai dit que pour mieux maîtriser ce secteur, mieux maîtriser les prix, mieux lutter contre les transactions sans factures, il est nécessaire de multiplier autant que possible ces grandes surfaces», a-t-il conclu.
Yousra Salem


Ferhat Aït Ali. Economiste

«L’insertion des acteurs de l’informel dans la sphère formelle peut être faite en quelques mois, si…»

– Dans son plan d’action, le gouvernement dit s’engager à «insérer des activités du commerce informel dans la sphère formelle». Où réside la faille dans la lutte contre le fléau de l’illégalité ?

La volonté affichée du gouvernement actuel d’insérer l’informel dans la sphère légale n’est pas la première du genre en matière d’affirmation. Le gouvernement précédent a également fait de cette affirmation une devise maintes fois réitérée, mais en procédant souvent à la promotion de tout ce qui fait la force de l’informel dans les faits par des choix réglementaires aux antipodes de la transparence, des décisions discrétionnaires, souvent anticonstitutionnelles en termes d’égalité des droits et devoirs des citoyens dans tous les domaines et de l’intérêt de l’économie nationale, dans l’immédiat et à long terme.

Et les choix faits dans le dossier de l’automobile et certains projets industriels et agricoles sous le sceau du fait du prince sont une preuve matérielle de ce que j’avance. Une insertion des acteurs habituels ou forcés de l’informel dans la sphère formelle peut être faite en quelques mois si une politique sérieuse est entamée dans ce sens et non brouillée par tous les artificiers piégeurs tapis dans les couloirs de nos administrations et qui ont aussi bien servi que sévi sous les différentes directions politiques, dans des démarches, à l’extrême opposé de ce qui est annoncé.

Sinon, cette administration se débrouillera bien pour maintenir ce statu quo mortel pour le pays à moyen terme pour servir des intérêts aussi mesquins qu’éphémères par toutes les capacités de nuisance qu’elle n’a cessé de perfectionner depuis des décennies d’emprise sur la rente et sa distribution.

Il est évident que des encouragements à la partie informelle pour rejoindre la sphère formelle sera nécessaire, mais elle ne sera qu’une énième concession sans objet et dangereuse, si entre-temps la partie formelle de cette économie continue à recevoir les coups en lieu et place de la cible naturelle de toute administration qui se respecte. Il est de ce fait évident qu’une politique, qui rend l’activité productive et transparente, moins pesante et moins risquée que l’autre activité est de mise.

– Selon certaines estimations, l’informel génère 45% du PIB national, contrôle 50% de la masse monétaire en circulation et compte 5 millions de travailleurs non déclarés. L’informel est-il devenu un monstre menaçant les fondements de l’économie nationale ?

En vérité, un phénomène estimé avec toutes les données que vous avez énumérées dans votre question n’a plus d’informel que la dénomination que nous voulons bien lui coller de force. Si, effectivement, l’économie nationale avait des fondements formels et une démarche transparente, on ne serait jamais arrivé à ces chiffres qui sont juste une partie de la réalité.

En ce sens que même les activités formelles déclarées chez nous ont leur part d’informel qui leur colle aux basques de par la promotion d’acteurs majeurs de l’informel en représentants de la partie dite formelle de l’économie, et en l’obligation faite aux autres de faire avec de gré ou de force, du fait même où ces acteurs sont positionnés à toutes les jonctions lucratives de ce qui nous sert d’économie par des oukases administratifs, politiques et de cercles tout aussi informels que le phénomène qu’ils se proposent d’éliminer officiellement par des mesures qui répondent à tout sauf aux critères d’une économie transparente et régulée par les lois et non par des injonctions conjoncturelles.

– Qui a peur de la «légalisation» du secteur informel ?

La question est une réponse en elle-même ! Toute partie qui au nom de la lutte contre l’informel a réussi à positionner son titre ou son bureau en véritable pouvoir informel et en moyen de pression sur toute la société n’a strictement aucun intérêt à ce que disparaisse la principale source de sa position et des intérêts qu’elle engendre en nature, pouvoir et prestige.

La bureaucratie n’a jamais réussi à s’imposer dans un pays sans que l’informel et toutes sortes de fléaux encore plus dangereux sur le devenir du pays en question ne soient à l’ordre du jour. Mais la neutralisation de cette bureaucratie ne passe pas aussi par une lutte personnalisée contre les parties supposées être ses porte-étendards, visibles ou tapies dans les bureaux.

Elle passe surtout par une clarification des textes et des prérogatives, ainsi que des limites de tout un chacun, ce que cette administration n’acceptera jamais. De ce fait, toute réforme dont tout ou une partie est confiée à l’actuelle administration, qui a squatté des décennies durant l’exécutif et le législatif, ne connaîtra que l’échec patenté à brève échéance.

– Faut-il revoir la législation sur les transferts de fonds et assouplir les mesures fiscales afin d’attirer les fraudeurs vers la légalité, ou bien opter pour plus de durcissement ?

L’actuelle législation des changes, ainsi que la législation fiscale et bancaire, toutes les trois frappées du sceau de l’oukase bureaucratique et de la pression démesurée sur les segments visibles et productifs, n’ont, à ma connaissance, jamais permis de créer les conditions de transparence qu’elles se proposent de réglementer, ni encore moins de laisser émerger une économie effective en dehors de la rente.

Pire encore, elles n’ont jamais permis de mettre un terme à l’érosion de ce qu’elles étaient censées protéger, mais bien au contraire, les résultats peuvent me dispenser de parler à leur place. Une fiscalité modulée et plus légère pour les producteurs de biens et de services, ainsi qu’une législation de change conforme aux besoins de toute société normale et aux standards universels admis même chez les pays les plus pauvres sont seuls à même de designer définitivement ceux qui auront versé dans l’informel par vocation de ceux qui auront été poussés par obligation.

– Avec un marché parallèle de la devise se comptant en milliards de dollars, pourquoi freine-t-on l’ouverture de bureaux de change en toute légalité ?

Cette question devrait être posée à qui de droit, et l’ayant moi-même posée une fois en public, la réponse que j’ai reçue était à la hauteur de ce que je pense de notre administration. L’accès à la devise, manifestement considérée comme unique monnaie digne de ce nom dans le pays, est appréhendé comme une sorte de privilège de nantis politico-administratifs, ou de roublards ayant accès par des moyens détournés servant aussi bien les intérêts de ceux qui contournent la loi que de ceux qui conçoivent des lois faites pour être contournées et non pour être admises dans la société par le caractère inadmissible de facto et de jure.

Sinon, comment peut-on expliquer que juste à côté d’une structure qui interdit un change minable au commun des mortels en refusant aux banques primaires les 115 euros préalablement consentis par la réglementation, il se tienne un marché réel, mais dit informel et interdit, qui brasse quotidiennement l’intégralité de l’allocation touristique annuelle de tout le pays ?
Tout est conçu non pas pour protéger les devises du pays, et l’état de nos réserves est là pour le prouver, mais pour créer un flux illégal, qui ne profite dans les faits qu’aux segments ayant accès en amont à la devise légale en vue de la réinjecter dans une sphère dite illégale, mais «tolérée».

Les bureaux de change officiels, comme il en existe ailleurs, ont cette fâcheuse particularité pour beaucoup de parties chez nous de casser les monopoles de fait, et plus grave encore, de rendre transparentes des transactions et des détentions qui ne sont pas censées être chez leurs détenteurs effectifs du moment. Sinon, aucune logique ne peut expliquer cette démarche unique dans les annales de l’histoire humaine.
Nadjia Bouaricha