Comment l’informel vampirise l’économie

Comment l’informel vampirise l’économie

El Watan, 30 mai 2015

Fuite des capitaux, fraude fiscale, surfacturation, sous-facturation, détournement de biens sociaux, système de la «chkara», règne des «semsar» et autres intermédiaires, commissions faramineuses… L’économie informelle est devenue non plus l’exception mais la règle, dans un pays dont la cagnotte des importations dépasse les 60 milliards de dollars.

Enquête sur un secteur informel qui vampirise l’économie algérienne.

Quelle est aujourd’hui l’ampleur de l’emprise du secteur informel sur l’économie nationale ? En l’absence d’une étude d’évaluation indépendante et crédible, il faut se contenter de la simple observation du phénomène.

Lyes, ingénieur, qui exerce depuis des années dans le secteur bancaire, tente une analyse : «En me fondant sur des observations basées sur mon expérience personnelle et professionnelle, je dirais que le secteur informel concerne tous les produits, à des degrés moindres ceux objets de transactions B2B (business to business) quand les entités commerçantes sont des personnes morales de type SARL (Société à responsabilité limitée) ou SPA (Société par actions).

Cette observation n’est plus valable dès que les entités en relation d’affaires sont des sociétés de personnes physiques. En revanche, quand il s’agit de relations d’affaire de type B2C (business to consumer) ou encore plus B2B2C (business to consumer via un intermédiaire), la pratique informelle est quasi systématique.»

Du point de vue des commerçants, il y aurait un seul objectif derrière la pratique informelle, celui de la maximalisation du profit net. La quête de la rentabilité maximale, qui doit en principe se faire dans le respect du cadre réglementaire, notamment dans ses aspects fiscaux, est devenue une exception pour une raison que Lyes tente d’expliquer : «Pour être plus concret, un commerçant en Algérie est bel et bien obligé d’activer dans la sphère informelle s’il veut continuer à exister, puisque ses concurrents n’hésitent pas à le faire. C’est une question de compétitivité dans un marché anarchique, donc une question de survie. Bien entendu, cela va de pair avec la tolérance et le laisser-aller coupable de l’Etat, qui est en principe censé réguler le marché, garantir la « concurrence pure et parfaite » en faisant respecter les lois de la République par tous.»

Un canal de redistribution et de captage de la rente

Qu’est-ce qui explique donc cette tolérance de l’Etat envers la sphère informelle qu’il est sensé combattre ?

Pour notre cadre banquier, l’essentiel de l’action publique de répression de la fraude, sous quelque forme qu’elle prenne (fiscale, sanitaire, réglementation sociale et du travail, environnementale, etc.) est souvent dirigée sur des entités bien identifiées, opérant dans la légalité et au long parcours entrepreneurial dans la production ou la prestation de services, y compris des sociétés publiques. Beaucoup de patrons se plaignent que leurs collaborateurs passent une bonne partie de leur temps de travail à répondre à des convocations intempestives et à recevoir des visites d’inspection récurrentes pour des motifs et des griefs futiles. Pourtant, ces mêmes inspecteurs sourcilleux, avant d’arriver aux sièges sociaux, sites et locaux des mis en cause, passent devant des centaines de commerces illicites en bordure de route, des garages, des hangars et autres aires de stockage abritant des activités non déclarées, sans que cela ne les interpelle outre mesure.
De ce fait, aujourd’hui, l’Etat encourage sciemment les entrepreneurs qui opèrent dans la légalité à basculer dans le secteur informel, sinon à cesser toute activité.

Lyes poursuit : «Je pense que la démission volontaire de l’Etat s’explique par ce que le pouvoir appelle « la politique de sauvegarde de la paix sociale » – que, personnellement, j’appelle la politique de corruption de la société – qui permet le maintien du régime en place. Elle se manifeste par un laisser-aller général envers les activités commerçantes des couches sociales les plus défavorisées qui vivent de débrouillardise en vendant des fruits et légumes au bord des routes et sur les trottoirs des villes, ou en fabriquant de l’eau de Javel ou des jus de fruits dans des baignoires installées dans des locaux insalubres.»

Une foultitude d’opérateurs de l’import-import squattent l’économie

Pour notre banquier, le vrai problème n’est pourtant pas celui-là. Le vrai problème concerne la couche aisée qui a les faveurs du régime, qui en est issue et sur laquelle il s’appuie. «C’est toute cette foultitude d’opérateurs dans l’import-import qui vampirise l’économie», dit-il. Fonctionnant sur un mode plus mafieux qu’économique, elle représente aujourd’hui un lobby puissant et solidaire, qui a fini par s’enraciner y compris dans les strates défavorisées de la société, en offrant à des centaines de milliers de personnes des emplois directs et indirects, certes précaires, mal rémunérés, sans couverture sociale ni retraite, mais tout de même des emplois et un pouvoir de subsistance, à défaut d’un pouvoir d’achat digne de ce nom.

Cela va du cadre financier, comptable, agent commercial au manutentionnaire, agent de sécurité ou encore intermédiaire, grossiste, transporteur et toute l’armée d’employés journaliers ou occasionnels derrière eux. «Ce système donne l’illusion d’une économie qui fonctionne comme une roue qui tourne, mais en réalité il n’en est rien», dit Lyes. Pour lui, lorsque les réserves de change ne seront plus suffisantes pour alimenter la roue en mouvement, tout le système s’effondrera. Bien entendu, à la première alerte, la majorité des opérateurs de l’import-import, qui ont d’ores et déjà assuré leurs arrières, rejoindront leurs pays de substitution dont ils ont acquis la nationalité, où se trouvent leur progéniture et les fortunes colossales qu’ils ont amassées.

Les armes du crime : surfacturation et sous-facturation

La question que l’on doit se poser aujourd’hui est de savoir comment ces opérateurs de l’import-import ont pu amasser des fortunes à l’étranger alors que la réglementation algérienne est très restrictive et contraignante en matière de transfert de devises.

Abdelhamid, cadre financier dans une grande entreprise privée, a fait l’essentiel de sa carrière dans le domaine de l’import-import. Il est très au fait des méthodes utilisées par ses anciens patrons. «Il existe différentes méthodes, notamment celles de la valise, de la mule ou encore l’imparable « donnes-moi des devises à l’étranger, je te donne des dinars en Algérie », mais celle qu’affectionnent particulièrement les importateurs est la méthode de la surfacturation», dit-il.

En effet, tout peut faire l’objet de surfacturation, que ce soient des marchandises destinées à la revente en l’état, des matières premières, des équipements, des prestations de service… tout peut être surfacturé, à condition de s’entendre avec le fournisseur étranger. «Il n’est pas rare, non plus, que le fournisseur étranger et l’importateur national soient une seule et même personne. Nous avons vu des cas où l’importateur est le fournisseur dissimulé derrière une société-écran ou un prête-nom», ajoute-t-il.

Comment s’opère la surfacturation ? En rajoutant quelques pourcentages de plus au prix réel pour qu’elle ne soit pas trop flagrante. Le fournisseur et l’importateur s’accordent bien entendu sur les modalités de restitution du surplus de facturation une fois le paiement effectué. «Naturellement, l’argent illégalement transféré prend le chemin des paradis fiscaux et vient garnir les comptes de sociétés offshore.

Il est ensuite blanchi par des acquisitions diverses dans l’immobilier, les placements boursiers et bancaires ou les prises de participations et le tour est joué. Vous saisissez, dès lors, le degré de complaisance, voire de bienveillance des autorités politiques et des institutions de contrôle (Douanes, Banque d’Algérie, ministère des Finances, etc.) à l’égard de cette pratique d’autant plus que la surfacturation touche pour l’essentiel des produits boursiers, des matières premières, des équipements et des matériaux dont les prix sur le marché mondial sont incontestablement transparents et publics, pour peu qu’on s’y intéresse», ajoute Abdelhamid.

Des Cartels sur le modèle des narcotrafiquants

Comment s’arrangent les importateurs pour que les produits importés ne soient pas vendus à perte sur le marché national dès lors qu’il y a surfacturation, c’est-à-dire majoration volontaire et néanmoins frauduleuse du prix d’achat ?

Pour notre cadre financier, la surfacturation explique en grande partie la cherté des produits importés sur le marché intérieur, c’est-à-dire presque tout. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les prix de produits identiques en Algérie et chez nos voisins marocains et tunisiens. En effet, l’importateur répercute entièrement le coût du produit importé, partie surfacturée comprise.

«Ceci est possible eu égard à la voracité du marché algérien d’abord, ensuite à cause de la concentration du marché entre les mains d’un nombre limité d’importateurs qui se partagent, en parts de marché, des pans entiers de produits, secteurs et territoires comme on se partagerait un gâteau. Je n’exclus pas qu’il y ait carrément des ententes explicites, sinon tacites sur le modèle des cartels de narcotrafiquants pour que chacun conserve son territoire et sa part de marché en véritable chasse gardée. Ensuite, on peut toujours tolérer de petits importateurs aux alentours pour donner l’illusion de la concurrence et du libre accès à l’exercice du commerce extérieur», explique Abdelhamid.

La réalité, pour notre homme, est que l’importateur relègue au second plan de ses priorités la profitabilité et la rentabilité de sa société d’importation établie en Algérie ; sa préoccupation première est d’opérer un maximum de volume d’affaires, c’est-à-dire d’importer et d’écouler le maximum pour que le produit de la surfacturation qu’il expatrie soit maximal. Bien entendu, il veillera à l’équilibre financier de sa société d’importation en Algérie, un équilibre tout juste optimal pour que les affaires puissent continuer, rembourser ses crédits bancaires d’exploitation, payer les salaires de misère de ses employés, s’acquitter des impôts et autres charges.

Il veillera également à réaliser un petit résultat comptable excédentaire en fin d’exercice pour payer un tout aussi petit impôt sur les bénéfices des sociétés (IBS) pour pouvoir se tenir à distance respectable des contrôles des services fiscaux.

Si par accident, sa société se trouvait un peu déficitaire, il veillera à la recapitaliser pour que les affaires continuent. Le tout est d’éviter un déficit de cinq exercices consécutifs, puisque la réglementation l’oblige, le cas échéant, à placer sa société en liquidation et les services fiscaux seraient obligés d’intervenir. «En un mot, un importateur ne compte pas ses dinars gagnés en Algérie, mais les euros et les dollars qu’il a illégalement transférés à l’étranger. J’ajouterais qu’avec des coûts de revient des produits importés aussi élevés, notre importateur peut même se permettre le luxe de sous-facturer pour générer du cash au noir qu’il pourra utiliser à sa guise», conclut-il.

Générer du cash au noir

A côté de la surfacturation, il y a donc la sous-facturation. En voici, selon nos experts, le mode d’emploi : quand un commerçant vend un produit, il établit une facture à son client. La somme des ventes pour une période donnée détermine son chiffre d’affaires. C’est sur la base du chiffre d’affaires qu’une société paie, par exemple, la Taxe sur l’activité professionnelle (TAP) et qu’elle reverse la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) collectée, en retranchant la TVA à récupérer sur ses propres achats entrant dans son cycle d’exploitation.

Quand un commerçant sous-facture à son client, il minore proportionnellement la TAP et la TVA dont il devra s’acquitter. Néanmoins, même si cela s’apparente à une vente à perte pour la société du commerçant, cela ne veut aucunement dire que c’est le cas.

Pour la simple raison que le commerçant se fera payer en réalité intégralement au prix réel… mais en deux temps : une première tranche équivalente au montant sous-facturé qui ira dans les comptes de la société pour justifier la régularité de la transaction et de la facture au prix sous-facturé ; une seconde tranche complétant l’écart avec le prix réel de la transaction qui ira directement dans la poche personnelle du commerçant, généralement en espèces, quelquefois en nature.

C’est ce qu’on appelle du «cash noir» ou, en langage populaire, la «chkara». Nous sommes là en présence d’une double infraction : du détournement de biens sociaux, puisque la société se trouve pénalisée par la ponction d’une marge perdue volontairement et dans un but frauduleux ; de la fraude fiscale en même temps, puisque d’un autre côté le Trésor public est privé en aval de ressources en divers impôts (TAP, TVA, IBS et IRG) à cause de la minoration du chiffre d’affaires en amont.

En conclusion, la sous-facturation sert à minorer artificiellement les impôts dont une société doit s’acquitter, mais surtout à générer du cash au noir, autrement dit à remplir la «chkara».

La «chkara», les «semsar», les marchés publics…

Cette caisse noire peut servir à faire ses emplettes, acheter des cadeaux à sa femme ou à sa maîtresse, graisser la patte à un haut commis de l’Etat, payer un ticket pour un match du FC Barcelone à son fiston chéri, acheter un siège de député ou financer la campagne électorale de son poulain préféré, acheter des devises et les transférer, financer l’acquisition d’un bien immobilier en Algérie ou à l’étranger, etc.

Plus sérieusement, cette manne sert bien souvent à l’usage privé du commerçant comme elle sert à payer des commissions sur des marchés obtenus grâce à une certaine intermédiation. Prenons un cas concret pour être plus précis. Comme nous le savons, depuis au moins une décennie, la demande liée aux marchés publics a explosé, notamment dans les secteurs du bâtiment, des travaux publics et de l’hydraulique. Nous savons également qu’une grande partie des contrats sont confiés à des sociétés étrangères. Beaucoup de ces sociétés, pour s’approvisionner en matériaux de construction (rond à béton, ciments, agrégats, bois…) ont vite compris qu’elles ne devaient pas s’encombrer de la gestion des tracasseries administratives et logistiques inhérentes à notre pays.

Dès lors, comme par enchantement, une nouvelle espèce d’opportunistes a fait son apparition sur la scène : il s’agit des fameux «semsar», que l’on peut traduire approximativement par «intermédiaire».

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’un «semsar» est une personne qui, munie seulement de sa carte d’identité et de son téléphone portable, a ses entrées partout, chez le maître d’ouvrage comme au ministère de tutelle de ce dernier, chez le maître d’œuvre ou bureau d’études comme chez l’entreprise réalisatrice.

Si vous êtes importateur de matériaux de construction, vous serez bien malheureux si un «semsar» ne venait pas taper à votre porte pour vous proposer de faire affaire avec ses mandants. Inutile de demander un mandat, il n’en a pas. Avec lui, vous vous entendrez sur la quantité que son mandant a à vous commander, les délais de livraison, les cadences d’enlèvement, le lieu d’affectation de la marchandise, la qualité, le prix, les modalités de paiement…. mais surtout vous parlerez de «sa» commission si vous voulez décrocher le marché.

Elle peut aller jusqu’à 2% du montant du marché. Pour des marchés qui se chiffrent en dizaines de milliards de dinars, on peut imaginer les montants que cela représente, d’autant que les «semsar» sont toute une meute, spécialisés dans tous les produits qui serviront à ériger votre bâtiment : rond à béton, agrégats, ciment, matériaux de finition, plomberie, etc.

Voilà à quoi sert, entre autres, la «chkara» des importateurs : à payer des commissions au collecteur qu’est le «semsar» en contrepartie de commandes qu’il vous transmet. Une fois payé, le «semsar» assure la redistribution du butin jusqu’en haut de la pyramide. Comble du cynisme, même les responsables des entreprises réalisatrices se font graisser la patte, probablement pour se taire et accepter de recourir aux puissants «semsar» jusqu’à la fin des travaux.

Conclusion : «On aura beau voter des lois anticorruption, réviser et amender le code des marchés publics. On aura beau inculper, mettre en prison, juger, pendre sur la place publique de vrais coupables ou des lampistes. On aura beau dénoncer la corruption dans de beaux et longs discours. Voilà comment elle se nourrit, s’opère et prospère dans son milieu de culture favori qu’est l’économie informelle.»
Djamel Alilat