Grand sud : Les ratés de l’Etat

Grand sud : Les ratés de l’Etat

El Watan, 18 mars 2011

Entre les travailleurs des bases pétrolières et les chômeurs, le Sud réclame un salaire digne de ce nom ou un travail et de meilleures conditions de vie. Des revendications récurrentes depuis 2004. Pourquoi le Sud n’a-t-il pas profité de l’argent injecté par l’Etat ? La stratégie de développement a-t-elle été la bonne ? El Watan Week-end a enquêté.

De notre Correspondant de Hassi Messaoud

Au cours de la matinée d’hier, les manifestations des chômeurs ont repris de plus belle, bloquant les accès à la ville de Hassi Messaoud, secouée par la contestation depuis le 18 février dernier. Durant la nuit, des dizaines de manifestants ont été tabassés à coups de matraque par les brigades antiémeute de la gendarmerie. «Nous demandons à rencontrer le chef de daïra afin de lui faire part de notre ras-le-bol contre le clientélisme et le népotisme du bureau de main-d’œuvre de la ville la plus riche d’Algérie», explique Sid Ahmed Daha, l’un des représentants des chômeurs de Hassi Messaoud, joint par téléphone par la rédaction web d’El Watan. «Nous sommes tous les enfants des travailleurs venus s’installer dans les années 1980, encouragés par l’Etat», explique Hichame, licencié en psychologie industrielle depuis 2006, un des délégués de quartier. Il a aussi été élu par les protestataires pour s’occuper de l’agence de recrutement de Hassi Messaoud, nouvellement créée, pour le placement des jeunes. «Nous avons tous ouvert les yeux dans cette ville. Le certificat de résidence ? On ne peut l’obtenir que de cette ville. Et on ne peut s’inscrire pour prétendre à un emploi que dans cette ville. Alors, nous demandons à être respectés ! Qu’on arrête de nous prendre pour des idiots !»

Pas des moins que rien

Chawki, ingénieur d’Etat en géologie depuis 2009, un des neuf délégués de quartier, revient sur la genèse du mouvement. «Cela remonte à plus de deux mois, quand quarante chômeurs de Hassi Messaoud ont fait irruption au siège de la daïra pour exiger du travail. La nouvelle s’est tout de suite propagée. La plupart d’entre nous sommes universitaires, licenciés, ingénieurs ou titulaires de certificats de qualification. Des citoyens issus de bonne famille et pas des moins que rien. Nous ne demandons qu’un travail dans une ville industrielle capable de répondre à nos attentes. L’offre existe bel et bien, mais ceux qui sont chargés de nous trouver un emploi sont des corrompus. Les autorités locales sont au courant, mais personne ne bouge le petit doigt.»

Le responsable du bureau communal de l’emploi de Hassi Messaoud a été relevé de ses fonctions. Ghobchi Madani, 26 ans, manœuvre de sonde, qui faisait partie des chômeurs à avoir tenté un suicide collectif l’été dernier à Ouargla, squatte toujours un des «100 locaux par commune» de Abdelaziz Bouteflika, à l’entrée de son quartier, Said Otba, car il ne peut plus vivre avec ses parents et ses sœurs dans la même chambre. Il est actuellement manutentionnaire au marché du ksar pour subvenir aux besoins de sa famille. Les autorités ont demandé aux manifestants un délai de 15 jours. Un discours que les révoltés du Sud refusent. «Nous irons à Alger voir qui de droit et nous resterons devant le siège de la daïra jusqu’à ce qu’on daigne régler nos problèmes.»

Saïd Oul Hadj


 

Dr Mohamed Hamza Bengrina. Expert en économie de l’environnement à l’université de Ouargla, directeur du laboratoire Eco-Nature

Les gens veulent que les élus rendent des comptes

-A-t-on raison de penser que le contexte économique motive le bouillonnement social dans les régions pétrolières ?

Le Sud est soumis aux mêmes politiques, mal réfléchies, que le reste de l’Algérie. Il y a une obligation à agir autrement. Hassi Messaoud est la zone industrielle la plus grande d’Afrique, c’est normal qu’elle soit aussi attractive et on ne devrait pas avoir de problèmes d’emploi ou entendre parler d’«affaires», or il se trouve que le climat est opaque, malsain…

-Vous voulez dire qu’il y a un manque de vision, de réflexion ?

C’est plutôt un manque de volonté, car les recettes de la réussite sont connues. Ce sont des choix à faire. Il y a eu les équilibres régionaux, le renforcement des infrastructures, des programmes qui valent ce qu’ils valent pour le Sud. Le résultat est connu. Il faut opter pour une économie de marché plus évoluée et les régions s’en porteront mieux. Une spécialisation s’opérera naturellement et l’équité sociale, la solidarité nationale suivront. Les gens du Sud demandent une seule chose : davantage de retombées économiques positives sur leur vie quotidienne. Les jeunes ne réclament pas seulement un poste à Sonatrach. L’individu n’est plus un petit boulon dans une grande machine, c’est un facteur de changement, de révolution. Nos décideurs ont capté le message, ils veulent apaiser les esprits alors que les événements sont l’occasion d’un changement radical. Nous sommes une société jeune et si nos gouverneurs ne prennent pas les bonnes décisions, elles seront prises à leurs dépens, par la rue.

-Le malaise actuel relève donc du manque d’équité…

Il n’est pas seulement économique : les gens demandent plus de transparence dans la gestion de la chose publique, les finances, une participation à la vie politique et sociale, que les gestionnaires et élus rendent comptes au peuple. Vous savez, il y a trente ans, Moubarak et El Gueddafi étaient les héros de leur peuple, mais ils ont gouverné sans jamais rendre de comptes et la facture est salée.

-Comment concrétiser cette équité dont vous parlez ?

Voyez Hassi Messaoud : il paraît que c’est la ville la plus riche du pays, mais est-ce qu’elle en a l’aspect ? Au début des années 1990, elle avait pris un bon départ mais le boom économique s’est transformé en blocage. Hassi Messaoud doit devenir une véritable capitale économique avec cette population dynamique, cosmopolite, intellectuelle, porteuse de projets. La dynamique est gelée par décret. Je ne jette pas le bébé avec l’eau du bain, la politique économique a permis des avancées, mais l’hésitation, l’augmentation des importations me font dire que la vision est trop courte et l’avenir incertain.

-Les gens ont donc raison de protester…

Si les gens manifestent depuis autant de temps, c’est qu’on n’a pas trouvé la bonne solution. Le pétrole, ressource créatrice d’opportunités économiques mais aussi des compétences, doit leur bénéficier en premier. Il n’est pas normal que les gens qui habitent sur un pipeline n’en savent rien ! Les Tchétchènes, par exemple, peuplent des zones pétrolières et gazières et maîtrisent les métiers inhérents à cette activité. Est-ce qu’on ressent la présence de Sonatrach au Sud ? Elle n’a que des zones de production, des installations pétrolières. Ses retombées sociales vont ailleurs.

-Existe-t-il des exemples concrets de développement en zones pétrolières similaires ?

Israël a développé dans son désert des activités à forte valeur ajoutée, elle y concentre toute sa nouvelle technologie et ses entreprises dynamiques. La Norvège a une stratégie spécifique de développement des régions du grand Nord, désertiques, très froides et pétrolifères. Des programmes de consolidation des conditions de vie par la création d’emplois, des formations spécifiques ont été entrepris. Le pays a développé des infrastructures culturelles et de loisirs, de grands projets d’infrastructures routières pour désenclaver et faciliter la mobilité. C’est dans ces régions que l’on vit le mieux.


 

Abdelghani Bacha. Directeur de la planification et de l’aménagement du territoire de la wilaya de Ouargla

Le Sud a bénéficié d’investissements lourds

-A-t-on raison de penser que le contexte économique motive. Quelles sont les grandes tendances de développement dans la wilaya de Ouargla ?

Quatre secteurs-clés ont été développés durant la dernière décennie à Ouargla : l’hydraulique, l’éducation, l’enseignement supérieur et les travaux publics. Le premier a concentré notre énergie et nos ressources financières durant vingt ans et il est couronné par le projet du siècle qui a coûté 27 milliards de dinars. Notre prochain challenge est l’amélioration de la qualité de l’eau potable grâce à dix stations de déminéralisation. Entre 1999 et 2009, nous avons réalisé dix CEM et dix lycées. C’est une amélioration significative de notre taux d’occupation des salles de classe, un indicateur international, et Ouargla est passée de 40 élèves par classe à 32. Dans les zones enclavées du Sud, il est important de réduire les distances et d’améliorer le transport et la mobilité des gens. La multiplication des centres de santé est aussi perceptible. Reste le secteur phare de la décennie, l’enseignement supérieur. Ouargla a une grande université, elle aura de l’avenir.

-Vous êtes l’outil de planification de l’Etat. Pensez-vous être efficace et quel est l’impact de ces projets sur la vie des gens ?

L’impact direct sur la vie des gens est indéniable. Il y a des opérations qui influent directement, d’autres sont moins perceptibles par la population. Tous les projets sont proposés par les directeurs techniques avec des priorités dont ils décident eux-mêmes. Même chose pour les P/APC. Et l’Etat continue à soutenir les grands axes renforcés du programme quinquennal 2010-2014. Nos outils d’intervention sont immédiats, sur proposition ou par simple écrit des citoyens,nous avons de l’argent pour répondre et améliorer leur bien-être, il suffit qu’ils le demandent. Vous comprendrez que la protestation n’est pas du ressort de la planification.

-Voulez-vous dire que les gens se soulèvent sans raison ?

Il y a de l’insatisfaction, il y a aussi une demande de confort supplémentaire, mais je vous dis que l’Etat a mis le paquet : 12 291 milliards de dinars ont été mis à la disposition de la wilaya de Ouargla de 1999 à fin 2010. J’avoue que seule la moitié a été consommée en raison de différentes contraintes : le relâchement total des quatre mois caniculaires d’été, le sol à forte salinité, la remontée des eaux, la lourdeur de la procédure administrative, l’absence de bureaux d’études qualifiés, d’entreprises de réalisation et parfois de moyens d’approvisionnement en matériaux de construction. On est au Sud et les problèmes sont plus exacerbés qu’ailleurs. Nous n’avons pas de zone industrielle, ni de site de production à proximité. Mais je vous dis que tout ce qui concerne le bien-être du citoyen est accordé.

-Donc, pour vous, le développement est bien réfléchi ?

Il y a peut-être un problème de gestion, de mentalité, de contraintes humaines, mais pas de budget. Le président nous a donné 15 milliards de dinars lors de sa dernière visite. Le fonds de développement du Sud a lancé une croissance consolidée par le nouveau programme. Après, les secteurs vitaux comme l’hydraulique et les travaux publics, la culture, le sport et les loisirs reçoivent des enveloppes plus consistantes. Il faut juste proposer.

-Se peut-il que la population désire autre chose que ce que vous programmez ?

Le contexte d’il y a trente ans a changé. Je suis de la région et je peux témoigner du bond qualitatif que nous vivons. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu d’erreurs, mais des investissements lourds ont été consentis dans tout le pays et notre région n’y a pas échappé. Les gens veulent plus de confort, de lieux de distraction ou de détente, ça viendra. Tout est appelé à évoluer. Quand les gens auront de l’eau au robinet à Touggourt et Taïbet, que cette eau sera douce, quand les théâtres et salles de cinéma ouvriront leurs portes, quand les bassins de natation seront tous réalisés et les salles omnisports achevées, il y aura moins de pression. Les autres problèmes sont d’ordre politique.

En 2004, déjà, on parlait de chômage…

Bien avant la découverte du pétrole, la maîtrise de l’espace saharien a été au centre des préoccupations de tous les gouverneurs de l’Algérie.

Plus de 2 millions de kilomètres carrés, 98% du territoire, une zone de repli stratégique vers laquelle se retourner quand se fait sentir un besoin de pétrole, de gaz, ou de minerais. Il fallait donc la désenclaver. Ce désenclavement des villes sahariennes a offert une nouvelle destinée aux anciennes oasis de la route de l’or jaune ouverte à la route de l’or noir. La transsaharienne a permis de relier l’Algérie à ses voisins, des milliers de kilomètres reliant villes, hameaux et lieux-dits. La route asphaltée a dynamisé les villes et assuré un peuplement progressif, le taux d’urbanisation est passé de 24% en 1954, à 58 % en 1998, à la suite de l’activité pétrolière, bien sûr, mais aussi des années de terrorisme (les années 1990).

Le Sud a bénéficié de plusieurs plans quinquennaux, de programmes de développement qui, s’ils lui ont donné son ossature actuelle et son aspect d’immenses oasis modernisées, lui ont fait perdre son âme saharienne. Et aujourd’hui, les habitants ne sont plus satisfaits de leur mode de vie. Le mur du silence a été brisé en 2004 par des jeunes de Ouargla au chômage. Les événements ont évolué de la manifestation pacifique, à la marche, au sit-in pour dégénérer en émeute à l’occasion de la visite du chef de l’Etat en ce fameux mois de mars 2004. C’est à Touggourt que les premières pierres ont lapidé le cortège présidentiel. Les habitants de Hai El Moustakbal, l’extension urbaine de Touggourt qui reste toujours au même stade de développement, se sont insurgés contre le protocole de la Présidence. On leur avait promis une minute avec le Président pour lui exposer leur malvie. Mais le cortège a été détourné.

Dans un contexte similaire, les jeunes ont voulu s’organiser autrement pour faire parvenir leur message. C’est ainsi que le Mouvement du Sud pour la justice, MSJ, est né au mois de juin 2004, avec des délégués de Ouargla, Ghardaïa, Djelfa, El Bayadh, Illizi, Naâma, Adrar et Béchar. Leur premier conclave interwilayas fut organisé à Ouargla.

Six mois de prison

Le lendemain, les leaders du mouvement, qui n’étaient autres que ceux à la tête du mouvement de contestation des chômeurs de Ouargla, furent appréhendés par la gendarmerie ainsi que deux délégués d’El Bayadh. Ces représentants ont été interpellés et interrogés puis traduits devant les tribunaux pour constitution d’association de malfaiteurs, distribution de tracts portant atteinte à l’intérêt national et activité dans le cadre d’une association non agréée. Ils ont purgé des peines de prison de six mois et ont disparu depuis. Leurs revendications concernaient déjà le chômage dans les zones pétrolières, l’amélioration des conditions de vie dans le Sud, plus d’équité en faveur des zones défavorisées du Sud, la prise en compte des spécificités sahariennes, à savoir le climat caniculaire, les horaires d’été, la facture d’électricité, l’eau potable, la valorisation de l’agriculture saharienne, etc.

La plupart des revendications ont été étudiées et concédées par le gouvernement plus tard, mais les conditions de vie et de travail dans le Sud ne se sont toujours pas améliorées. En 2005, le président Bouteflika en visite à Ouargla s’est étonné : «Où est passé l’argent du plan triennal, avait-il déclaré. Je ne le vois nulle part au Sud…» A Illizi, El Ménéa, In Salah, Hassi Rmel et Hassi Messaoud, le scénario est cyclique et identique : les jeunes se plaignent du chômage. Le contexte géopolitique actuel a offert une nouvelle opportunité à ce mouvement de revendication dont la relève semble assurée par des jeunes plus dynamiques, plus diplômés et maniant à la perfection les nouveaux canaux de communication, comme Internet. Ils ont changé de stratégie et opté pour la revendication pacifique, structurée, sous l’égide des instances nationales des droits de l’homme. Cette nouvelle génération a tous les outils pour exiger des réponses.
Il a dit : Noureddine Cherouati, PDG de Sonatrach

«Le nouveau régime indemnitaire de Sonatrach sera indexé au nouveau salaire de base» en réponse aux travailleurs des chantiers du Sud. Verdict fin mars.
Houria Alioua