khaled bourayou. Avocat : «Les cadres sont dans une situation extrêmement précaire»
El Watan, 2 avril 2011
-D’aucuns estiment que la pénalisation de l’acte de gestion relève d’une décision politique afin d’asseoir un contrôle sur les entreprises publiques. Etes-vous de cet avis ?
Il est évident que l’acte de pénalisation revêt une connotation politique en ce qu’il est une résurgence d’un modèle de fonctionnement de l’économie administrée que l’on a qualifiée, par euphémisme, d’économie socialiste à l’époque. Il traduit la mainmise de l’Etat sur le fonctionnement de l’activité économique et la gestion des cadres. Ces derniers, qui sont en quelque sorte les otages du pouvoir dès lors qu’ils manipulent les deniers publics à l’occasion de l’administration de la chose publique, ne sont pas à l’abri de poursuites pénales déclenchées au moindre soupçon de corruption ou au moindre marché de gré à gré.
-Est-ce à la justice algérienne de traiter les affaires liées à l’acte de gestion ?
La question n’est pas de savoir si la justice doit traiter de l’acte de gestion. Il importe de savoir à quel moment la justice doit être saisie de cet acte, comporte-t-il un détournement volontaire des biens de l’administration publique ou de l’entreprise publique économique. La justice doit être l’ultime recours ; une fois que les organes et mécanismes internes et externes de contrôle ont été saisis et rendu leurs décisions. La poursuite pénale ne peut être engagée que sur la base des résultats de ces organes de contrôle. Or, l’on a assisté à des procès où les avis favorables de la commission nationale des marchés ne sont pas pris en compte par le juge. L’affaire du marché des ambulances livrées à la direction de la Protection civile en est l’exemple le plus édifiant.
Par ailleurs, il importe d’accompagner l’effort de dépénalisation, dont on ignore la teneur et la dimension, par l’amélioration du fonctionnement du système judiciaire dans le sens d’une spécialisation des magistrats dans le traitement de l’acte de gestion qui reste un acte d’administration complexe tant il couvre de multiples aspects de haute technicité et de risques. La plupart des magistrats qui ont eu à connaître des affaires pénales liées à l’acte de gestion ne sont pas en mesure d’apprécier objectivement cette infraction dont ils ne maîtrisent pas suffisamment la complexité et l’environnement souvent contraignant dans lequel cet acte est pris en charge. Ces magistrats, qui éprouvent ces difficultés techniques de l’acte de gestion, sont obnubilés par le caractère public des deniers.
Toute manipulation de ces deniers suppose une corruption ou implique une forme de négligence. Des situations totalement saugrenues ont accablé des cadres de l’OAIC qui ont été condamnés pour avoir vendu des quantités de blé à un acheteur qui a bien voulu liquider une grande partie des stocks de cet Office, menacés par des avaries. Le dirigeant de cet organisme avait beau expliquer qu’il était indispensable pour sa structure d’écouler ces produits à un bon prix, et ce, en dépit du caractère excédentaire de l’offre sur le marché. Et que, dans le cas contraire, ces mêmes produits seraient exposés aux parasites et lui-même poursuivi pour négligence au titre de l’article 119 bis du code pénal.
Telle autre absurdité consistant à condamner injustement les cadres de la Société de transport des hydrocarbures (STH) qui étaient obligés de recourir à la procédure de gré à gré pour remplacer les flexibles de chargement en mer des hydrocarbures dont la durée de vie – 3 ans – était arrivée à échéance. Le juge d’appel n’avait rien trouvé comme réponse que ces flexibles ont résisté, grâce à Dieu, à cette échéance et qu’il n’y avait pas matière à s’alarmer en recourant au gré à gré. Il était loin de se douter de l’ampleur de la catastrophe économique et écologique susceptible d’être générée par la nappe de pétrole déversée au large des ports d’Arzew et de Béthioua et leurs rades respectives du fait de la détérioration de ces flexibles.
Ces quelques exemples démontrent, si besoin est, le faible degré d’assimilation des caractéristiques techniques et des contraintes économiques que suppose l’acte de gestion dans sa prise en charge par le juge.
A ces considérations, liées aux conditions du traitement judiciaire de l’acte de gestion, s’ajoute l’omnipotence du parquet qui use de tous les moyens pour soutenir l’accusation contre le ou les cadres poursuivis. Pour arriver à ses fins, le ministère public n’hésite pas à obtenir des expertises, ordonnées non pas pour apprécier l’opportunité de l’acte de gestion, mais pour en évaluer le dommage. Le cas des cadres du Fonds des œuvres sociales et culturelles des travailleurs de Sonelgaz (FOSC) est édifiant en la matière.
Ces derniers ont été condamnés sur la base d’une troisième expertise, alors que les deux premières n’avaient décelé aucun dommage. Sans oublier, bien entendu, le cas des cadres de la CNAN qui ont eu à subir les affres d’une terrible détention de plus de cinq années pour se voir enfin acquittés. Ces derniers sont au chômage à cause justement du pourvoi en cassation du ministère public qui les prive d’une décision définitive.
C’est dire que l’acte de gestion, tel qu’il est pris en charge par des magistrats non outillés professionnellement, qui plus est exerçant dans le cadre d’une justice aux ordres du parquet en tant que prolongement de l’Exécutif, a brisé bien des carrières et a souillé tant l’honneur des hommes que celui de leurs familles. C’est dire aussi que la dépénalisation de l’acte de gestion, si elle est concédée réellement et sincèrement, ne suffit pas. Elle doit être accompagnée par une réforme réelle du système judiciaire pour en faire une autorité indépendante. C’est à ce prix qu’on peut espérer une véritable dépénalisation de cet acte d’administration.
Début février dernier, le président Bouteflika avait annoncé la dépénalisation de l’acte de gestion. Pensez-vous que les gestionnaires publics auront désormais les coudées franches en tenant compte des injonctions politiques ?
Aujourd’hui, les cadres sont dans une situation extrêmement précaire. Ils sont tétanisés par la peur de la poursuite pénale. Ils ont peur de prendre des initiatives et évitent de recourir à certaines procédures de passation de marchés tels que le gré à gré. Même les membres de commissions d’évaluation technique et commerciale des marchés ne sont pas épargnés par cette psychose. Il importe de remédier à cette situation en réhabilitant le cadre algérien et en le protégeant lors de la prise de décision. L’important n’est pas de dépénaliser l’acte de gestion, il convient aussi de rassurer le cadre en tant qu’auteur de cet acte. Pour ce faire, il importe de faire bénéficier le cadre d’un statut à même de lui offrir des garanties à l’occasion de l’exercice de sa fonction et de le prémunir contre les délations et les dénonciations qui, le plus souvent, procèdent d’un règlement de compte dépassant parfois le cadre des enjeux de l’entreprise. Cette dernière est contrainte, dans beaucoup de cas, à déposer plainte contre ses propres cadres.
Hocine Lamriben