Quand la dette et son annulation profitent aux argentiers

Le G8 s’intéresse à la lutte contre la pauvreté en Afrique

Quand la dette et son annulation profitent aux argentiers

La Tribune, 28 juin 2005

«La meilleure façon de lutter contre la pauvreté, c’est de lutter pour la richesse. Et la meilleure façon de rester pauvre, c’est de tendre les deux mains, une pour demander à s’endetter, une autre pour demander à se désendetter, le tout pour zéro franc. Ainsi, après les facilités de lutte contre la pauvreté, à quand les facilités d’insolvabilité ou de faillites ?» *

Mardi 28 juin 2005

Par Louisa Aït Hamadouche

Le sommet du groupe des huit pays les plus industrialisés se tiendra du 6 au 8 juillet prochain à Gleneagles, en Ecosse. Placé sous le signe de la réduction de la pauvreté en Afrique, ce sommet a été précédé par la réunion de six chefs d’Etat africains à Abuja, au Nigeria, sous la direction de Olusegun Obasanjo, président en exercice de l’Union africaine (UA) et en présence des présidents sud-africain Thabo Mbeki, ghanéen John Kufuor, algérien Abdelaziz Bouteflika, rwandais Paul Kagame, sierra-leonais Ahmed Tejan Kabbah, ainsi que le Premier ministre du Mozambique, Luisa Diogo. Le Bénin, l’Egypte, le Sénégal, l’Angola, le Burkina Faso, le Cameroun, le Kenya et l’Ouganda étaient également représentés à la réunion.

Le NEPAD qui monte…
Le but était d’établir une requête commune à adresser aux pays les plus riches. Celle-ci consiste en l’annulation de la dette de «tous» les pays africains et dans la réduction de la pauvreté dans le continent noir, en doublant l’aide au développement sur trois ans et en prévoyant d’autres augmentations ensuite. Cette requête est, dit-on, indispensable pour atteindre les Objectifs de développement du Millénaire en 2015 fixés par l’ONU, à savoir de diviser par deux le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté. Les six ont également demandé que soit «établi un fonds de développement UA-NEPAD [le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique] de 20 milliards de dollars à la Banque africaine de développement [BAD] avant la fin 2005 […] pour financer les projets d’infrastructures du NEPAD et d’autres projets prioritaires concernant l’agriculture, la santé, l’accès à l’eau potable, l’éducation».
Si elles semblent quelque peu irréalistes, ces demandes s’appuient sur deux légitimités. La première en ordre croissant d’importance est liée au NEPAD lui-même. Rappelons que ce dernier a reçu l’aval des 53 pays membres de l’Organisation de l’Unité africaine (devenue l’Union africaine) en 2001. De plus, il représente le tout premier programme complet de développement de l’Afrique qui ait pris naissance sur le continent et qui ait reçu l’approbation officielle de tous les pays africains. Il bénéficie également d’un fort soutien à l’échelle internationale et onusienne. La résolution 57/2 de l’Assemblée générale des Nations unies, adoptée le 16 septembre 2002, en a fait la base de l’appui onusien en Afrique. D’autre part, le NEPAD a, pour plus de crédibilité, mis en place une structure de contrôle et d’évaluation. Ainsi le Mécanisme d’évaluation intra-africaine reconnaît-il la nécessité de la bonne gouvernance pour réaliser le développement durable en Afrique. Sur les 53 membres de l’Union africaine, 19 Etats ont signé un protocole d’entente en vue d’accéder au Mécanisme (Afrique du Sud, Algérie, Angola, Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Egypte, Ethiopie, Gabon, Ghana, Kenya, Mali, Maurice, Mozambique, Nigeria, Ouganda, République du Congo, Rwanda et Sénégal). Cinq de ces pays comptent parmi les six pays de concentration de l’Agence canadienne de développement international en Afrique; le sixième, la Tanzanie, se prépare à faire de même. Le Ghana et le Rwanda se sont portés volontaires pour être les premiers pays à se soumettre au processus d’examen par les pairs.

… et l’Afrique qui plonge
La plus importante source de légitimité sur laquelle s’appuient ses revendications relève de la situation qui continue de régner et de frapper les populations africaines. L’Afrique est le seul continent où la pauvreté continue régulièrement et continuellement de croître. L’espérance de vie y est de 47 ans et tend même à baisser (elle est de 79 ans au Canada). Le continent africain compte 10% de la population mondiale mais ne génère que 1,5% des échanges commerciaux internationaux. La dette extérieure des pays de l’Afrique subsaharienne a augmenté, passant de 18 milliards de dollars en 1975 à plus de 220 milliards de dollars en 1995. Aujourd’hui, le ratio d’endettement moyen par rapport au produit national brut dans cette région est de plus de 74%. Il est quasiment impossible de gouverner dans ces conditions. De plus, une pandémie de sida menace de décimer une partie de l’Afrique, chiffres à l’appui. En 2000, 2,4 millions de personnes sont mortes du sida en Afrique subsaharienne et 12 millions d’enfants sont devenus orphelins par suite de cette pandémie qui avance faute de connaissances et de moyens de contenir le virus. Sur les 40 millions de personnes atteintes du VIH/sida dans le monde, plus des deux tiers vivent en Afrique subsaharienne, où l’on dénombre en outre 12,1 millions d’orphelins du sida. Les femmes sont particulièrement exposées. Dans presque tous les pays d’Afrique, les femmes ont moins accès aux services publics essentiels. En outre, 70% des pauvres de ce continent sont des femmes. Sur le plan sécuritaire, la situation n’est guère meilleure. En 1996, les conflits en Afrique étaient responsables de plus de la moitié de toutes les morts dues à la guerre à l’échelle mondiale. A cela s’ajoutent les 8 millions de personnes réfugiées, rapatriées ou déplacées.

«Il faut annuler la dette»
Quelle réaction le G8 peut-il avoir quant à ces requêtes ? Pour répondre à cette question, il est indispensable de connaître comment le G8 envisage le développement du continent et quels sont ses projets. L’annulation de la dette de 18 pays pauvres et très endettés (dont 14 africains) est un argument de poids. Car pas moins de 40 milliards de dollars ont ainsi été effacés. Cependant, de nombreuses ONG et des mouvements altermondialistes ont rappelé que la dette des 162 pays en développement est de 2 500 milliards de dollars.
Le Canada est particulièrement engagé dans le processus d’aide économique à l’Afrique. Une partie des programmes contenus dans le Plan d’action pour l’Afrique sont financés par des fonds canadiens. On prévoit que l’Aide publique au développement double d’ici à 2010 et que la moitié de l’augmentation annuelle de 8% aille à l’Afrique. D’autres initiatives incluent le Fonds canadien d’investissement pour l’Afrique qui apporte plus de 200 millions de dollars à des projets d’investissement. Le Canada a prévu 50 millions de dollars sur cinq ans en nouveau financement dans le domaine de l’éducation primaire au Mozambique et en Tanzanie respectivement. En revanche, pour le groupe des huit plus riches Etats du monde, le NEPAD pèche par ses insuffisances. L’une d’elle concerne le fait qu’«il ne définit pas adéquatement ce qu’est la ‘‘démocratie’’ et n’examine pas la relation essentielle qui existe entre, d’une part, le développement, la paix et la démocratie et, d’autre part, la réalisation des droits humains». Il s’agit, en d’autres termes, de l’application du principe de conditionnalité pour contraindre les chefs d’Etat africains à respecter les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels de leurs citoyens. Ainsi est-il exigé que la société civile soit consultée relativement à tout programme de développement pour l’Afrique. Force est de constater que ces conditionnalités ne sont pas totalement rejetées en Afrique. Ousmane Sane, dans «Annulation de la dette, et après ?» (le Journal de l’Economie, 20 juin 2005) discute de cette problématique en brisant les tabous et en posant clairement la question : pourquoi demanderait-on à ses créanciers une annulation de ses dettes ou refuserait-on de la payer et à quoi sert l’annulation de la dette ? Les partisans de l’annulation arguent que la dette devrait être annulée pour la simple raison qu’elle a déjà été payée. «Si l’on cumule les commissions d’arrangement, les commissions d’engagement et les intérêts versés sur une période très longue, on peut atteindre en fin de parcours le montant du principal d’un prêt.»

«L’annulation de la dette, une fausse solution»
En face, l’antithèse ne manque pas d’arguments. Le premier est défendu par ceux qui considèrent qu’effacer la dette, c’est conforter les dirigeants africains dans leurs mauvaises pratiques de gouvernance et d’encourager la course à l’accaparement des deniers publics par les classes dirigeantes. Le deuxième argument consiste à voir les expériences passées et à relever que les réductions de la dette n’ont pas donné les résultats escomptés. Des pays africains comme le Sénégal ont déjà obtenu jusqu’à 70% de réduction de leur dette dans le cadre du Club de Paris (les créanciers bilatéraux). Quant aux créanciers multilatéraux, ils ont commencé à s’impliquer avec l’arrivée de James Wolfensohn à la tête de la Banque mondiale. Il lancera en 1996 l’initiative pour les pays pauvres très endettés (PPTE) qui voit pour la première fois de l’histoire des institutions comme le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et le Banque africaine de développement accepter de faire un petit effort. Petit, car l’initiative a connu un succès limité. De plus, note-t-on dans le rapport de la Commission Blair pour l’Afrique, «l’allégement n’a fait qu’alléger le créancier d’une écriture comptable imaginaire sans libérer des ressources pour l’Afrique». En effet, une bonne partie des dettes annulée n’allait de toute façon pas être payée. Le troisième argument, et non des moindres, est relatif aux conséquences de l’annulation de la dette sur le futur des pays concernés.
Car en acceptant d’être déclarés insolvables, les pays africains se ferment les portes des marchés financiers internationaux.
En d’autres termes, ils s’engagent à ne s’endetter qu’à des conditions concessionnelles. C’est pourquoi, bien qu’éligible, le Ghana avait refusé de participer à l’initiativ PPTE, pour ne pas limiter les capacités d’endettement des gouvernements et de leurs entreprises.
Le quatrième consiste à se demander quelle a été l’utilité des dettes contractées et les résultats obtenus. Après l’analyse de sa traçabilité, la conclusion est que si la dette n’est pas en cause, son utilisation et la façon dont elle est dépensée le sont. Ainsi que le rappelle Ousmane Sane (économiste, financier et consultant en politiques économiques post-conflit), l’endettement est un instrument de gestion économique mais le gaspillage, les détournements et autres mauvaises pratiques ne le sont pas du tout.
Au chapitre des pratiques regrettables mais qui ne sont imputables au créditeur, signalons les clauses d’utilisation de la dette qui obligent le débiteur à, par exemple, s’approvisionner auprès de l’argentier pour un certain nombre de produits. En définitive, l’argent revient au créditeur avant même le début du remboursement. Il revient à la case départ par un autre chemin, celui de la vente d’armement. Les organisations de défense des droits de l’Homme ne cessent de répéter que les efforts des pays du G8 contre la pauvreté sont minés par leurs propres ventes d’armes aux pays pauvres. Le groupe pratique d’«irresponsables ventes d’armes à certains des pays les plus pauvres du monde et les plus déchirés par des conflits», a accusé la Campagne pour le contrôle des armes (CAC). Ainsi les pays du G8 sont-ils responsables de 80% des ventes d’armes mondiales, a affirmé Barbara Stocking, directrice d’Oxfam dans le cadre d’une campagne associant Amnesty International, Oxfam et le réseau d’ONG IANSA (International Action Network on Small Arms, en français Réseau international d’action sur les armes légères). Sont ainsi mis au banc des accusés l’Allemagne qui vend des moteurs pour des véhicules militaires birmans, le Canada, accusé d’avoir exporté des blindés légers et des hélicoptères à l’Arabie saoudite, ainsi que des armes de poing aux Philippines. Les Etats-Unis sont critiqués pour avoir apporté leur aide militaire à des pays accusés de violer les droits de l’Homme comme le Pakistan, le Népal et Israël. La France n’est pas épargnée pour exportation de bombes, de grenades, de munitions, de mines et autres à des pays vers lesquels l’Union européenne impose pourtant un embargo, comme la Birmanie ou le Soudan. Quant au système des «licences ouvertes», il est honni car autorise les entreprises britanniques à procéder à d’importantes expéditions sans contrôle suffisant. D’où l’exportation d’armes vers la Colombie, l’Arabie saoudite, le Népal, Israël et l’Indonésie. Du côté de l’Italie, une «faille dans la législation italienne permet à des grandes quantités de prétendues armes civiles d’être exportées» vers la Colombie, le Congo et la Chine. Là encore, les créditeurs ont trouvé un moyen autrement plus efficace de récupérer leurs prêts. Un remboursement d’autant plus rentable qu’il se transforme en véritable investissement.

L. A. H.

* Citation d’Ousmane Sane, dans «Annulation de la dette, et après ?», le Journal de l’Economie, 20 juin 2005.