Sadek Sellam: L’Islam est présent dans la campagne électorale française

L’islamologue Sadek Sellam au Quotidien d’Oran

L’Islam est présent dans la campagne électorale française

par S. Raouf (Paris), Le Quotidien d’Oran, 6 février 2007

Dans l’éventail de livres catalogués à la bibliothèque «musulmane» ou «islamique» de France, c’est le titre qui manquait. Tant pour sa moisson d’informations que le tableau qu’il brosse de «l’Islam de France» ou «l’Islam en France», selon les deux appellations en vigueur.

Nourri d’une moisson d’archives et d’entretiens avec les acteurs de l’Islam en France, «La France et ses musulmans» (1) de Sadek Sellam raconte plus d’un siècle de politique musulmane à toutes les épreuves. De l’Islam au temps des colonies à celui de la Vème République. De l’Islam sous gouvernance de droite comme de gauche. Islamologue, historien et conférencier, l’auteur n’a cessé de s’intéresser à toutes les questions inhérentes à l’Islam en France. Et participé à l’émission de France Télévision: «Connaître l’islam» au plus fort de sa fécondité. Entretien (2) autour du livre et de l’actualité musulmane à un jet de pierre de la course pour l’Elysée.

Le Quotidien d’Oran : Les représentants du CFCM, à en croire un journal parisien, envisageraient de rencontrer les candidats de la présidentielle. Objet de l’audience : plaider pour que l’Islam reste en dehors de la campagne pour l’Elysée. Quelle réaction vous inspire une telle demande, si tant est qu’elle soit avérée ?

Sadek Sellam : Cette demande a peu de chances d’être écoutée. Car l’Islam est déjà présent dans la campagne. Sarkozy cite la création du CFCM comme un point important de son bilan personnel, Philippe de Villiers promet de dissoudre le même CFCM, qui est durement critiqué dans un rapport caricatural par lequel le Parti socialiste cherche à mettre Sarkozy en difficulté.

Si les présidentiables estiment que parler de l’Islam, en bien ou en mal, peut rapporter des voix, ce n’est pas le CFCM qui les en dissuaderait.

Q.O.: Pourquoi ?

S.S.: Son audience est très faible et les candidats préfèrent les associations bien implantées aux notables qui ont perdu de leur influence au fur et à mesure qu’ils consacraient le plus clair de leur temps aux réunions au ministère de l’Intérieur.

Cette demande du CFCM risque de connaître le même sort que les précédentes recommandations de ne pas manifester contre la loi anti-voile et les caricatures danoises.

Q.O.: Qu’il s’agisse du CFCM ou d’autres acteurs, les «représentants de l’Islam» ou réputés tels ont-ils vocation à s’impliquer sous quelque forme que ce soit dans la campagne électorale ?

S.S.: Les grandes mosquées ont été ouvertes aux discours politiques, voire politiciens. Des « recteurs » ont cédé aux demandes des musulmans laïques ou se disant « démocrates » qui, après l’échec patent de « l’intégration par le politique », font croire aux avantages de la pêche aux voix dans les mosquées, en espérant être mieux pris au sérieux par les politiques que du temps de la désignation de l’Islam comme « obstacle à l’intégration ». Le CFCM a un bilan symbolique : le voyage à Baghdad (ndlr, pour obtenir la libération de journalistes français enlevés). Il pourrait l’améliorer à la faveur de la campagne électorale pour obtenir une rupture avec les politiques musulmanes purement déclaratives de manière à faire financer l’enseignement libre musulman et à faire fonctionner la Fondation des oeuvres de l’Islam, qui est la seule idée intéressante sortie de la centaine de réunions au ministère de l’Intérieur.

Q.O.: Comment, lors des campagnes antérieures, la classe politique a-t-elle réagi par rapport à la question de l’Islam ?

S.S.: En 1981, Pierre Bérégovoy a rencontré Hamza Boubakeur pour les besoins de la campagne électorale de Mitterrand. Et un collaborateur de Jospin a sollicité le soutien du regretté Abdelkader Barakrok, ancien secrétaire d’Etat qui avait été approché par l’entourage de Mitterrand en 1974 pour son audience dans les mosquées. En 1988, Mitterrand a commandé un rapport sur l’Islam en France parce qu’il a découvert avant beaucoup d’autres que le « vote musulman » n’était pas à négliger. En 1995, un ministre de Balladur croyait aux avantages électoraux du rapprochement entre l’UOIF et France-Plus qu’il avait lui-même provoqué. Dalil Boubakeur soutenait Balladur et Pasqua passait très souvent à l’émission islamique. La durée de ces passages aurait pu être déduite du temps de parole imparti par le Conseil supérieur de l’audiovisuel à Balladur. Ces derniers temps, la mosquée de Paris a accueilli de véritables meetings électoraux, comme celui de Jean-Paul Huchon, tête de liste socialiste aux dernières élections régionales. Il a invité Pierre Joxe et François Hollande un soir de Ramadan. Plus récemment, Dominique Strauss-Kahn, candidat à l’investiture du PS, a présidé à la mosquée de Paris une réunion politique qui aurait dû se tenir à la Mutualité, si la laïcité du PS n’était pas à géométrie variable.

La France est certes une laïcité. Il n’empêche que les demandes de l’Osservatore Romano de voter pour le MRP contre De Gaulle ont été répercutées dans les diocèses pendant dix ans. Et des prêtres en col roulé donnaient des consignes de vote pour le PSU le dimanche matin dans les églises, malgré la clôture de la campagne électorale.

Q.O.: Votre livre sort dans le sillage d’une période marquée par des polémiques autour de l’Islam. Peu du sujets, dites-vous, suscitent autant de passions et de controverses. Pourquoi ?

S.S.: Aux peurs irrationnelles héritées des conflits séculaires avec l’Islam, est venue s’ajouter la crainte de la remise en cause, par l’Islam, de l’équilibre obtenu après la cessation des hostilités entre les « deux France », la Catholique et la Laïque. La montée de « l’Islam politique » a aggravé ces angoisses et a entraîné la « politisation » excessive de l’islamologie. Depuis lors, les chroniques sur l’Islam en France s’inspirent des publications d’islamo-politologues consacrées aux seuls courants radicaux. Cette forte dépendance n’incite guère à la nuance, ni à la dédramatisation qu’exige un minimum d’impartialité. Dans « l’Islam imaginaire », Deltrombe révèle les manipulations des reportages télévisés sur l’Islam pour privilégier ce qui fait peur. Et une enquête a montré que les magazines dont les ventes diminuaient sensiblement faisaient augmenter de 12% leurs tirages en utilisant la peur de l’islamisme. Plus récemment, seuls les journaux qui avaient de sérieuses difficultés financières ont publié les caricatures danoises. En faisant croire qu’ils sont plus attachés à la liberté d’expression, leurs directeurs ont en fait cherché à vendre plus de papier, en profitant d’un psychodrame médiatique supplémentaire autour de l’Islam.

Q.O.: Que véhiculent les «islamo-politologues» de si particulier pour soulever tant de passions et de controverses ?

S.S.: Ils ont accompagné les politiques sécuritaires sur l’Islam. Leurs discours prescriptifs ont multiplié les accusations gratuites de communautarisme. Et certains ont joué sur l’irrationnel pour rentabiliser la peur de l’Islam. Selon eux, la vie religieuse des immigrés ne serait que la conséquence du khomeynisme, puis de l’action occulte d’une imprécise « mouvance de pensée des Frères musulmans ». Un journal du soir a fait dire à un islamo-politologue que « toute salle de prière est une cellule politique » (sic). D’autres ont soutenu, au moment de l’affaire des collégiennes voilées de Creil, que les consignes pour le port du voile venaient de Peshawar ! Ces suppositions tendant à faire de tout musulman un suspect inspiraient des apprentis-métaphysiciens parmi les chroniqueurs religieux qui, en présentant l’Islam comme une religion d’essence totalement différente, justifiaient le maintien du statut spécial de l’Islam.

Q.O.: Tout de même, vos exemples remontent à plus de vingt ans…

S.S.: Dans les années 90, l’émergence de l’« Islam-jeunes » a coïncidé avec la participation française à la guerre contre l’Irak, puis avec la crise algérienne. La suspicion entretenue par les islamo-politologues a été amplifiée par des idéologues comme Le Gallou, un maigrétiste qui se contente de paraphraser Kepel et Péroncel-Hugoz, J.C. Barreau, ancien prêtre devenu islamophobe, ou Taguieff, inventeur de l’accusation gratuite de « judéophobie », après avoir assimilé les musulmans en France à des « intégristes potentiels ». Depuis le 11 septembre 2001, on diabolise surtout les « salafistes ». Les chefs de file de la fameuse « mouvance de pensée des Frères musulmans » ayant été réhabilités après être devenus des interlocuteurs du ministère de l’Intérieur et du CRIF. Plus récemment, un africaniste a cru devoir justifier sa participation au livre publié sous la direction de M. Arkoun, en établissant une très hasardeuse corrélation entre l’implication des petits-fils de travailleurs africains dans la révolte de 2005 dans les banlieues et l’existence d’un courant djihadiste ouest-africain du 18e siècle. Cet audacieux ethnographe passe à une sorte d’«islamo-socio-biologie» inscrivant le djihad dans l’ADN, juste pour taire les responsabilités des politiques qui ont opposé une superbe surdité aux recommandations d’un « plan Marshall » pour les banlieues faites par des sociologues de l’immigration depuis vingt ans.

Q.O. : Vous parlez d’Islam, alors que les auteurs de ce genre de réactions disent avoir dénoncé l’islamisme, l’usage politicien de la religion.

S.S.: Le concept d’islamisme a été critiqué dès le début par M. Rodinson en raison de sa confusion. Les mauvais usages qui en ont été faits ont hélas ! donné raison à ce savant désireux de rester loyal avec ses nombreux amis musulmans, ce qui n’est pas le cas des islamo-politologues. Si un musulman, même non-pratiquant, met en défaut tel politologue ou tel autre membre de la commission Stasi, il est systématiquement accusé d’«intégrisme». Dans les récentes « affaires » d’imams, les prédicateurs incriminés n’étaient pas nécessairement des islamistes.

Il a été surtout reproché à celui de Brest d’« avoir de l’influence à l’extérieur de la mosquée », celui de Clamart a été déclaré « islamiste » par un journaliste plus approximatif encore que les islamo-politologues, alors que ce paisible imam donnait entière satisfaction à la mairie dont il était l’employé depuis cinq ans. Dans la dernière affaire des bagagistes de Roissy, l’accusation d’« islamisme » repose sur le reproche d’observance du jeûne du Ramadan, l’accomplissement de la prière à l’heure et le départ pour le petit pèlerinage, allègrement assimilé à un voyage en Afghanistan… Les contributeurs d’un numéro spécial de la savante revue Cités, connu pour ses coups de force théoriques destinés à faire de Ben Badis l’ancêtre du GIA, ont appelé à la « résistance » à tout l’Islam. Fin 2002, une nécrologie de Hamidullah le présente aux lecteurs du Monde comme étant un « Frère musulman syrien » (sic). L’auteur de cette bévue la justifie en citant « Les Banlieues de l’Islam », livre datant des années 80 où fut inaugurée cette durable et contagieuse confusion.

Q.O.: Vous pointez d’un doigt accusateur l’islamologie à laquelle vous reprochez de ne pas faire oeuvre utile.

S.S.: Je déplore seulement l’hégémonie de la science politique, en regrettant le déclin de l’islamologie classique. Les inconvénients de cette évolution ont été découverts quand fut agité le slogan de la formation des « imams français ». Celle-ci supposerait une coopération entre les chercheurs musulmans qui ont une sensibilité religieuse et les islamologues non musulmans.

Or, cette coopération s’avère très difficile du fait de la crise de confiance créée par la suspicion systématiquement entretenue par les islamo-politologues, et en raison de la disparition de l’islamologie classique que pratiquaient la famille Marçais, L. Massignon, H. Laoust, J. Berque, L. Gardet ou R. Arnaldez, qui bénéficient de la grande estime des musulmans. Seuls les «turcologues» ont pu échapper à ce déclin de l’islamologie, comme le montre la comparaison entre les écrits d’un Kepel et ceux, autrement plus équilibrés et mieux contextualisés, de Thierry Zarcone.

Q.O. : L’insistance sur la seule sociologie de l’islamisme radical se fait au détriment d’autres champs d’études…

S.S.: Compte tenu de l’ancienneté de la présence de l’Islam en France, le sujet devrait intéresser d’abord les historiens. Il y a également les enquêtes de démographie et les études de sociologie (apolitique) de la religion musulmane qui montrent la grande adaptation de « l’Islam familial » à la laïcité. Des études de ce genre auraient pu être développées dans une faculté de théologie musulmane à Strasbourg ou à la faveur d’autres projets.

(1) Editions Fayard, 369 p, 22 euros.
(2) Entretien relu et amendé à la demande de l’auteur.