Mathieu Rigouste: Aux racines du « nouvel ordre sécuritaire » (Introduction)

Introduction

Aux racines du « nouvel ordre sécuritaire »

« Les rapports de pouvoir, tels qu’ils fonctionnent dans une société comme la nôtre, ont essentiellement pour point d’ancrage un certain rapport de force établi à un moment donné, historiquement précisable, dans la guerre et par la guerre. Et s’il est vrai que le pouvoir politique arrête la guerre, fait régner ou tente de faire régner une paix dans la société civile, ce n’est pas du tout pour suspendre les effets de la guerre ou pour neutraliser le déséquilibre qui s’est manifesté dans la bataille finale de la guerre. Le pouvoir politique, dans cette hypothèse, aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de force, par une sorte de guerre silencieuse, et de le réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans les corps des uns et des autres. »

Michel Foucault [1]

Dans la France des années 2000, comme dans de nombreux pays occidentaux, l’« islamisme », le « terrorisme », l’« immigration clandestine » et l’« insécurité » semblent bien être devenus les principales menaces désignées par les discours publics, à droite comme à gauche. Et dans l’arsenal sécuritaire déployé par l’État pour les combattre, une figure s’est discrètement réaffirmée depuis les années 1980, celle de l’« ennemi intérieur », même si ce vocable, naguère banal, n’est plus jamais usité.

La notion évoque en effet une période révolue, celle de la guerre froide : l’ennemi du « monde occidental » était alors le communisme et ses « cinquièmes colonnes » à l’intérieur du territoire. C’est d’abord cet ennemi que l’État français entendait combattre à l’époque, dans les guerres coloniales d’Indochine (1946-1954) et d’Algérie (1954-1962). Face aux révoltes nationalistes, les pires méthodes furent utilisées pour éradiquer la « gangrène subversive pourrissant le corps national », dans les colonies comme en « métropole ». Théorisée par des militaires, la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR) justifiant ces méthodes a été alors officialisée par les responsables politiques de la IV e République. La lutte contre l’« ennemi intérieur » sur le territoire national, relais supposé de la « subversion » anticolonialiste dans les colonies, y occupait une place essentielle.

Le général de Gaulle, arrivé au pouvoir en mai 1958, a rapidement cherché à rompre avec les aspects les plus choquants de la DGR. Mais ce n’est que progressivement, jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie en mars 1962, qu’elle cessera vraiment d’être une doctrine d’État. Et la notion du danger représenté par l’« ennemi intérieur », incarné notamment par les immigrés venus des anciennes colonies, restera très prégnante dans l’esprit des « élites de la nation ».

Les nouveaux chantiers de la « question postcoloniale »

Dès lors, comment comprendre le renouveau contemporain de ce concept clé de la doctrine de la guerre révolutionnaire, pourtant évacuée officiellement de longue date par l’État ? Certains éléments clés de cette doctrine auraient-ils permis de façonner cette grille de lecture sécuritaire qui présente les populations issues de la colonisation comme les vecteurs intérieurs d’une menace globale ? L’étude de la guerre coloniale peut-elle nous aider à comprendre le développement du « nouvel ordre sécuritaire » qui s’affirme dans la France des années 2000, en particulier depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ? Dans quelle mesure les rapports de pouvoir, les techniques de contrôle et plus largement les processus de domination dans la France contemporaine ont-ils pu être influencés par cette phase de l’expérience coloniale, qui s’acheva en 1962 ?

Selon nombre d’observateurs et d’acteurs de la « question postcoloniale », cette expérience, largement effacée ensuite des représentations et des discours officiels, influencerait toujours certaines pratiques de l’État et les imaginaires sur lesquels elles s’appuient. Depuis les années 1990, non sans de vives controverses, cette problématique occupe une place nouvelle dans l’université française et au sein du mouvement social, dans les médias et sur la scène politique.

Dans le champ universitaire, le débat a d’abord été organisé autour des versants culturels et imaginaires de la ségrégation. On a commencé par analyser la manière dont la discrimination des « non-blancs » sous la V e République pouvait reproduire des éléments de la représentation des colonisés sous l’Empire, ce que devaient les figures de l’immigré aux stéréotypes sur l’« indigène ». Malgré les fortes résistances que suscite son exploration et les violentes oppositions idéologiques auxquelles elle donne lieu, ce domaine est désormais largement ouvert. Il aide à mieux comprendre comment l’imaginaire national permet de légitimer la domination sociale, économique et politique en distinguant les êtres humains selon une essence imaginaire.

De nouvelles dimensions de la question postcoloniale ont été abordées au tournant du xxi e siècle. On a cherché à comprendre comment se transmettaient et se transformaient les représentations liées à l’expérience coloniale, tout en distinguant ce qui ne relevait pas de la colonisation dans les configurations culturelles contemporaines, comment s’étaient opérés le tri et la reformulation des imaginaires. Mais il reste encore à approfondir l’analyse des traductions concrètes de ces imaginaires dans les pratiques étatiques. S’intéressant aux mécanismes de surveillance, de contrôle et de discrimination, de nouvelles études ont abordé le fonctionnement des institutions de la V e République – principalement l’administration, le droit et la police – dans la reproduction, la reformulation ou l’abandon de dispositifs coloniaux.

Dans ce livre, nous tentons pour notre part d’analyser à la fois la construction imaginaire de la menace dans l’institution militaire, la production de doctrines de surveillance et de répression et l’évolution des institutions chargées du contrôle intérieur depuis la fin de l’Empire français [2] . Pour cela, nous avons étudié l’évolution des figures de l’« ennemi intérieur » dans les institutions politiques et militaires, la construction de l’immigration comme menace et les instances politico-militaires agissant pour obtenir la validation politique de leurs conceptions de la guerre et de la sécurité. Nous avons cherché à comprendre l’influence de ces mécanismes sur l’évolution des méthodes et des pratiques de contrôle.

Une histoire ancienne

Depuis la fin des années 1990, plusieurs travaux d’historiens ou de politologues français ont commencé à analyser la formation en France, pendant les guerres d’Indochine et d’Algérie, d’une technique de contrôle des populations colonisées – la « doctrine de la guerre révolutionnaire » -, visant notamment à les purger de leurs éléments « subversifs » en rationalisant l’encadrement militaire des corps et des esprits. Citons en particulier les travaux fondateurs de François Géré [3] , de Marie-Catherine et Paul Villatoux [4] ou encore de Gabriel Périès [5] .

En systématisant l’utilisation de l’« action psychologique » et des méthodes de la « contre-guérilla », la DGR implique théoriquement la mise en place d’un quadrillage militaro-policier intensif du territoire. Fondée sur l’idée que, face à un adversaire qui n’hésiterait pas à employer la terreur pour prendre le contrôle de la population, il serait nécessaire de renverser l’emploi de ces pratiques, l’application de cette doctrine a permis alors en particulier la massification de la torture, des exécutions sommaires et des disparitions forcées.

L’histoire de la plupart des techniques de surveillance, de contrôle et de répression systématisées dans le cadre de la contre-subversion commence pourtant bien avant ce qu’on a appelé la « décolonisation ». La DGR les a rationalisées, associées et systématisées. En France, la lutte contre-insurrectionnelle par exemple, l’emploi de la troupe ou d’états d’exception pour réprimer des révoltes populaires ont été expérimentés depuis la Terreur pendant la Révolution française et ont évolué au gré des répressions de 1830, de 1848 et de la Commune de Paris en 1871. Par ailleurs, tout au long du xix e siècle, diverses machines de coercition furent expérimentées sur le terrain colonial par les puissances impériales européennes, Royaume-Uni et France en tête. Si l’« action psychologique » fut théorisée dans les armées de ces deux États à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les principes de la propagande sont liés de tout temps à la forme de l’État et on en trouve déjà les préceptes chez Sun Tzu, que les dernières recherches situent, s’il a vraiment existé, autour du viii e siècle av. J-C [6] . La conception de la « guerre moderne » – autre appellation de la « guerre révolutionnaire » popularisée par le livre du colonel Roger Trinquier publié en 1961 [7] – dérive, elle, comme nous le verrons, des principes de la « guerre totale » systématisés au cours des deux guerres mondiales.

Quant à la représentation moderne de l’ennemi intérieur socio-ethnique en France, elle est liée à l’émergence de l’État-nation qui, en traçant une frontière juridique entre nationaux et étrangers, fonde le droit sur un principe de discrimination par la naissance et fait de la surveillance des étrangers l’une des constantes de la souveraineté républicaine, comme le montrent notamment les travaux de Gérard Noiriel [8] . Si l’obsession de l’ennemi intérieur a acquis dans le nazisme et à travers sa théorisation par Carl Schmitt – le « juriste du Reich » – une fonction centrale dans la conception de l’État totalitaire, elle est aussi au cour de tous les nationalismes. Ainsi, en France, comme le montrent encore les travaux de Sophie Wahnich et de Laurent Dornel, la xénophobie semble être instituée dans la pensée d’État depuis la Révolution française [9] .

Les théories contre-subversives et la technologie sécuritaire sont alimentées à travers le partage d’expérimentations internationales et donc formulées différemment selon les États et les armées. Ainsi, explicitement ou non, les conceptions de la DGR française renvoient aussi bien au répertoire colonial de l’Empire britannique qu’aux doctrines d’action psychologique du III e Reich, à la psychologie des foules, l’anthropologie coloniale et la criminologie depuis la seconde partie du xix e siècle jusqu’au début du xx e siècle. L’ouvrage d’Armand Mattelart La Globalisation de la surveillance [10] traite ces questions de manière approfondie et l’incontournable Surveiller et punir de Michel Foucault permet de remonter jusqu’au xviii e siècle pour expliquer la généalogie des mécanismes disciplinaires [11] .

La contre-subversion, un tabou français

Mais l’innovation majeure qui nous intéresse ici, dont nous montrerons les étapes, est celle de l’élaboration, dans les années 1950, par des officiers de l’armée française, d’une vision théorique systématisant ces techniques pour en faire une doctrine, une machine de contrôle organisée pour la purge de l’ennemi intérieur. En se donnant les moyens de fabriquer, d’entretenir et de médiatiser l’ennemi intérieur, les artisans de la DGR ont conçu une méthode d’encadrement liant la production et la gestion du désordre avec le rétablissement de l’ordre, une technologie de contrôle social organisée selon les principes de la « guerre dans la population ». Elle marque l’émergence d’une mécanique de contrôle de la population dont la fonction dans la genèse du nouvel ordre sécuritaire d’aujourd’hui n’est pas encore bien saisie. La généalogie que nous proposons des représentations politiques et militaires de l’ennemi intérieur doit donc être comprise comme une sociohistoire du contrôle sécuritaire, envisageant à la fois le rôle et la fonction de la guerre coloniale puis, plus tard, du contrôle de l’immigration.

Cette approche transhistorique est a priori loin d’aller de soi. Car la contre-subversion a été radicalement évacuée de la doctrine officielle française à la fin de la guerre d’Algérie. Conçue dans le cadre colonial, dans un contexte où l’armée dirigeait en Algérie une large partie de l’ordre social et où les colonisés n’étaient considérés ni comme des citoyens ni même comme des humains à part entière, elle s’inscrivait dans le cadre d’une gestion militaire de la société. Dans un contexte où l’armée s’était largement engagée pour la conservation des colonies françaises, les principes de la DGR ont également été invoqués par certains de ses chefs pour légitimer leurs tentatives de coup d’État. Après l’arrivée au pouvoir en 1958, grâce à la réussite de l’une d’elles (l’opération Résurrection [12] ), du général de Gaulle – qui allait à son tour devenir la cible des partisans les plus extrémistes de l’« Algérie française » -, celui-ci a décidé d’en interdire l’emploi à l’armée : grâce à l’arme nucléaire acquise dès février 1960, la Défense nationale serait désormais structurée par la doctrine de la « dissuasion du faible au fort ».

L’enseignement de la guerre « contre-révolutionnaire » a ainsi été évacué des cours de l’École de guerre. Et pourtant, comme on va le voir, ses méthodes et les principes qui les inspirent n’ont pas tous disparu : de façon surprenante, au fil des années, une partie d’entre eux reviendra souterrainement dans certains secteurs de la sphère militaire et migrera dans celle de la police et du « maintien de l’ordre ». Plus ou moins officieusement, ces principes constitueront l’une des composantes de la stratégie de domination française dans son « pré-carré africain » ; et ils alimenteront la réorganisation du contrôle intérieur depuis 1968 et surtout depuis la fin de la bipolarité Est-Ouest. Mais, soumise à une sorte de chape de plomb idéologique, cette évolution fait l’objet d’un véritable tabou dans la communauté politico-militaire française et, tout autant, dans les médias, où nombre de spécialistes résistent encore à reconnaître la réalité de cette résurgence.

Ce n’est pas le cas aux États-Unis et au Royaume-Uni, où la doctrine de la guerre révolutionnaire s’est développée – sous le nom de counterinsurgency – dans un contexte analogue, celui des luttes de libération contre la domination impérialiste . Depuis la guerre du Viêt-nam et jusqu’à la Seconde Guerre d’Irak, l’US Army en affiche ainsi sans complexe l’emploi et publie les Field Manual qui la réglementent. En France, la prohibition des informations relatives à des pratiques qui relèvent de ce qu’il faut bien appeler une « terreur d’État » continue à l’heure actuelle de soumettre les chercheurs à de profondes résistances institutionnelles. On commence tout juste à investir ce domaine très particulier de la pratique militaire que recouvrent la guerre contre-subversive et le contexte de reformulation générale de la culture militaire ayant amené à concevoir la « guerre moderne » au début de la guerre froide. Notre travail constitue ainsi la première étude sur le retour dissimulé de certains principes clés de la contre-subversion et de ses méthodes dans le nouvel ordre sécuritaire qui s’installe depuis la fin de la guerre froide.

Les engrenages de la mécanique sécuritaire

La peur est une machine politique, un levier du contrôle social. Pour bien comprendre le rôle qu’elle joue dans la mécanique du contrôle sécuritaire, il faut en démonter les rouages et chercher d’où proviennent les logiques qui en régissent le fonctionnement, tenter de comprendre comment ils furent conçus, transformés puis assemblés. Pour expliquer ces processus, nous allons analyser l’évolution des manières dont l’institution militaire a conçu le contrôle de la population et s’est représenté l’ennemi, la menace et les moyens de les soumettre.

Grâce à leurs liens avec d’autres institutions et dans les sphères dominantes de la société, l’institution militaire joue traditionnellement un rôle important – bien que variable selon les périodes – dans la désignation par le pouvoir politique de l’ennemi d’État, extérieur et intérieur. La menace est une représentation, un système de discours et d’images construit et véhiculé par un groupe social, supporté ou non par des institutions. Une représentation s’appuie certes sur la perception de phénomènes bien réels, mais elle est organisée autour d’une perspective elle-même liée à la position depuis laquelle on observe. Une représentation ne met en lumière qu’une facette d’un objet, selon l’orientation et le point de vue de celui qui regarde, c’est-à-dire sa place dans les rapports de domination. Il faut donc bien faire la différence entre des notions idéologiques qui appartiennent au registre de discours que nous étudions (elles seront citées entre guillemets à la première occurrence) et les concepts-outils que nous utilisons pour notre analyse.

La DGR a ainsi été élaborée à partir de représentations de l’ennemi conçues aussi en réaction à des changements profonds dans la stratégie de puissance soviétique et dans les formes de mobilisations populaires. Les évolutions du pouvoir sont nécessairement liées aux formes de résistance qui s’y opposent. L’ordre souhaitable est pensé par lui sur la base d’une impuissance à maîtriser ce qu’il désigne comme le désordre. Il existe ainsi une relation forte entre la manière dont les professionnels du contrôle représentent l’ennemi et les méthodes qu’ils tentent de justifier pour produire du contrôle. Pour promouvoir ces idées et tenter de les traduire en pratiques, des groupes de réflexion s’organisent et s’identifient à travers des courants de pensée. Nous analyserons l’évolution de ceux qui ont traversé l’institution militaire depuis les années 1950, c’est-à-dire des réseaux de personnes, appartenant ou non à l’armée, organisés autour de la promotion d’idées sur ce qui menace la société française et la « civilisation occidentale », sur la place et le rôle de l’armée française dans la lutte contre ces menaces. Formés de politiciens, de militaires, de policiers, de professionnels de la sécurité, de journalistes, de hauts fonctionnaires, de dirigeants du secteur privé et de la grande industrie, ces réseaux sont eux-mêmes traversés par des luttes internes et polarisés autour de positions de force. Les imaginaires militaires ne sont en effet ni homogènes ni monolithiques. Nous mettrons ainsi en rapport la diversité de ces discours avec les groupes où ils sont forgés et l’évolution de leur influence sur l’élaboration des techniques d’encadrement.

Pour cela, nous ne nous sommes évidemment pas limités à l’analyse des textes officiels qui organisent la Défense nationale. Afin de comprendre à la fois les courants de pensée dominants et les courants relégués, nous avons commencé par lire la plupart des articles parus depuis le début des années 1950 dans la Revue de Défense nationale (devenue Défense nationale en janvier 1973, puis Défense nationale et sécurité collective en janvier 2005), dont la direction est à la fois civile et militaire et dont le rayonnement est important dans les institutions politiques et militaires. Cette revue accueille des auteurs incarnant la pensée d’État aussi bien que des représentants de courants de pensée militaire minoritaires. Nous avons fait de même avec Défense – la revue des hautes études de Défense nationale – et consulté une somme d’ouvrages auxquelles ces deux publications faisaient référence lorsque ceux-ci touchaient à notre sujet et à notre période. Nous avons ainsi approfondi l’analyse de plus de trois cents articles qui touchaient à la représentation de l’ennemi, de la menace, aux théories du contrôle et au rôle de l’armée dans la société (de manière beaucoup moins systématique, nous avons porté notre attention sur la Revue militaire d’informations , un ancien organe officiel du ministère de la Défense) .

Mais la source principale de notre recherche est constituée par le fonds d’archives de l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN). Alors que celles-ci seraient restées largement inaccessibles si elles avaient été transmises – comme on aurait pu s’y attendre – au Service historique de l’armée de terre (SHAT), elles patientaient, relativement inconnues, au cour de l’École militaire, siège de l’IHEDN [2] . Peu exploité jusque-là, ce fonds a été laissé à notre disposition dans son ensemble, en accès libre pendant deux ans, en 2005 et 2006 – et nous tenons à en remercier les responsables de cette institution.

Les archives de l’IHEDN, corpus significatif de l’évolution des conceptions de la défense

C’est en 1936 que l’amiral Raoul Castex, qui menait alors aux côtés du maréchal Philippe Pétain une réflexion sur le rôle des « élites » dans la Défense nationale, conduisit la conception et la mise en place du précurseur de l’IHEDN, le Collège des hautes études de défense nationale, qu’il dirigea jusqu’en 1939. Comme la majorité des grands stratèges européens de son époque, il se représentait l’État-nation comme un « organisme » que la Défense nationale serait chargée d’« immuniser ». À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, cette conception présidera toujours à la refondation du Collège en 1947, sous le nom d’IHEDN. Le général Alphonse Juin, chef d’état-major de la Défense nationale, indiquait alors au général Charles Mast, le premier directeur de l’Institut, que celui-ci devait même permettre l’élaboration et la mise au point d’une doctrine de défense [13] . Le général ajoutait qu’il faudrait, avec l’IHEDN, étudier précisément des objets anciens mais peu connus comme la « guerre psychologique et la guerre de partisans », et mettre en ouvre une véritable symbiose armée-nation [14] .

Depuis lors, l’IHEDN n’a eu en pratique qu’une influence très limitée sur la conception des doctrines de défense. Mais il s’est donné pour mission de « promouvoir l’esprit de défense » dans la société, par la formation annuelle d’auditeurs sélectionnés parmi ceux que ses dirigeants considèrent comme des « cadres de la nation », susceptibles par la suite de faire connaître ces idées dans leurs institutions respectives. Dans le cadre des sessions nationales, l’Institut accueille ainsi aujourd’hui tous les ans quelque quatre-vingt-dix personnes, issues pour un tiers du privé (dirigeants d’entreprise, patrons de presse et de publicité, journalistes, industriels de l’armement, dirigeants d’ONG, etc.), un tiers du public (préfets, magistrats, universitaires, syndicalistes, etc.) et un tiers de la haute fonction militaire (officiers généraux ou supérieurs) [15] .

Depuis sa première session le 29 novembre 1948, l’IHEDN a largement étendu et diversifié ses outils de diffusion et de collaboration, ainsi que l’offre des formations dispensées : il a multiplié les publics visés et, dès la fin de la guerre d’Algérie, il est devenu un institut de renommée internationale coopérant avec de nombreux organismes de statut équivalent dans le monde entier et qu’il a parfois inspirés. Il propose aujourd’hui des sessions régionales, européennes et internationales, d’autres spécialement dévolues aux préfets, aux journalistes, aux chercheurs ou à leurs étudiants, ainsi que des séminaires publics hebdomadaires… L’annuaire des anciens auditeurs de l’IHEDN, qui n’établit pourtant pas une liste exhaustive des personnes qu’il a formées, recensait en 2007 près de 7 000 noms, dont les coordonnées peuvent être mises à disposition de tout ancien auditeur à la recherche d’informations, de services ou de clients.

Une vraie liberté de parole prévaut au sein de l’IHEDN, comme le soulignent régulièrement ceux qui s’effraient qu’on puisse décrire l’Institut comme un appareil de propagande militaire, ce qu’il n’est pas en effet – c’est aujourd’hui la DICODE (Délégation à l’information et à la communication de la Défense), qui a remplacé le SIRPA (Service d’informations et de relations publiques des armées), qui se charge de la « communication de Défense ». Les débats sont d’autant plus libres au sein de l’IHEDN que ses auditeurs, par hypothèse volontaires pour suivre ses formations, n’ont aucune raison de remettre en cause son objectif de « promouvoir l’esprit de défense pour protéger la nation ». Et c’est cette liberté de parole qui a permis, depuis la fin de la guerre d’Algérie, de débattre librement à l’IHEDN de la valeur stratégique de certains volets de la DGR, alors que l’État s’était appliqué à montrer qu’il en interdisait officiellement l’emploi.

Nous nous sommes particulièrement intéressés à la « session nationale » de l’IHEDN, la première créée, qui dure un an et reste la plus prestigieuse. Au début de cette session, les auditeurs réunis pour l’occasion se voient confier un « dossier d’information » constitué par le conseil des études, que pilote la direction de l’IHEDN, et censé leur donner les bases de la réflexion ou des questions de défense jugées légitimes par le gouvernement – depuis mars 1979, l’institut est placé « sous l’autorité du Premier ministre, responsable de la Défense nationale aux termes de la Constitution, par l’intermédiaire du Secrétaire général de la défense nationale (SGDN) ». Les dossiers d’information fournis aux auditeurs constituent la première partie des archives auxquelles nous avons eu accès : ils offrent un précieux panorama de l’évolution des courants de pensée dominants des institutions politico-militaires, ainsi que des problématiques que l’état-major de l’armée française désire promouvoir.

Réunis en comités de travail, les auditeurs ont ensuite l’année pour réaliser des dossiers et des rapports sur les thèmes qui leur ont été présentés et cela à partir des documents fournis, d’une multitude de visites dans les hauts lieux de la Défense nationale et de conférences de spécialistes choisis par la direction de l’IHEDN. Ces rapports de comités, deuxième partie des archives sur lesquelles nous avons pu travailler, donnent accès à l’évolution des réflexions sur la menace et le contrôle menées par un éventail de représentants des « élites » françaises. À la suite de ces travaux, des dossiers de synthèse sont constitués par les responsables des comités afin de récapituler, autour de ce qui a fait consensus, les travaux des auditeurs. Ces synthèses sont envoyées au Premier ministre et aux ministres que l’on juge concernés par les questions de défense, pour instruire le gouvernement de l’état des réflexions des « cadres de la nation » sur ces questions. Ils forment la troisième partie du fonds d’archives et informent sur la vision que peut se faire le gouvernement de la perception dominante des menaces et de son évolution.

Ces trois corpus, consultées pour la période 1948-2006, rendent assez fidèlement compte de ce qui, à chaque époque, fait consensus à la fois dans l’état-major, à la direction de l’IHEDN, au sein des comités d’auditeurs et au gouvernement. Elles permettent également d’identifier les idées et les sujets qui ne font pas consensus. Il est dès lors possible de suivre l’autorisation ou la prohibition de certains discours dans la pensée d’État, leur éventuelle survivance dans l’armée malgré leur évacuation des doctrines officielles, et de juger de leur influence sur les pratiques du contrôle intérieur.

La lecture de ce fonds nous a amené à analyser près de trois cents documents. Nous avons encore consulté l’ensemble des conférences prononcées à l’IHEDN et une partie de celles prononcées au Centre des hautes études militaires (CHEM ) depuis 1954. En passant par ailleurs près de deux ans à l’intérieur de l’École militaire et en ayant multiplié les discussions avec des responsables de la défense, nous avons pu assister à de nombreux débats et réaliser une dizaine d’entretiens avec des informateurs privilégiés, auditeurs, formateurs, militaires ou universitaires. Pour aborder le champ problématique de la sécurité intérieure, nous avons enfin lu la plupart des productions intellectuelles de l’Institut des hautes études de sécurité intérieure (IHESI), créé en 1989 et devenu en juillet 2004 Institut national des hautes études de sécurité (INHES). Et nous avons étudié les liens qui unissaient l’INHES et l’IHEDN, notamment leurs partenariats et les parcours des spécialistes intervenant dans chacun des deux instituts.

Démonter la machine sécuritaire

Les archives de l’IHEDN, mises en perspective avec les articles des principales revues de la communauté politico-militaire, permettent donc à la fois de retracer les grandes étapes de l’évolution des théories contre-subversives en France, de la construction de l’immigration comme menace et de la conception théorique du système de « contrôle sécuritaire ». Les logiques convergentes de ces sources révèlent les trois fondements – explicites ou implicites, voire contestés, selon les périodes – de cette dernière notion.

Elle consiste d’abord à ériger la protection de la population comme fonction essentielle de l’État : celle-ci est souvent considérée comme la « chair » du corps national, dont l’État aurait en charge d’assurer la « santé ». Ce principe « biopolitique » décrit ensuite cette même population, ou une partie d’entre elle, comme le milieu de production de la menace, et cherche à l’amener à entreprendre elle-même son « immunisation » en lui montrant les subversions qui proliféreraient en son sein : c’est le principe d’autocontrôle, avatar contemporain des mécanismes disciplinaires étudiés par Michel Foucault pour les xviii e et xix e siècles. Le système sécuritaire vise enfin à généraliser, dans le temps et dans l’espace, des pratiques de contrôle exceptionnelles, conçues au départ pour être appliquées à des moments de crise, sur des espaces précis et contre certaines catégories infériorisées de la population – la généalogie de l’ordre sécuritaire que nous proposons ici a notamment pour objet de comprendre la fonction de l’exception dans la reformulation des techniques du contrôle « normal ».

Ces trois principes – protéger la population, l’amener à s’immuniser contre la subversion et, pour cela, restreindre ses droits – sont au cour du « nouvel ordre sécuritaire » mis en ouvre dans une bonne partie des États occidentaux depuis le 11 septembre 2001, prolongeant des tendances affirmées au cours des décennies précédentes. Et en particulier en France, surtout depuis l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en mai 2007. En France, où furent théorisés ces principes durant les guerres coloniales, dans une doctrine qui deviendra ensuite l’une des références principales de la plupart des traditions contre-insurrectionnelles internationales. C’est pourquoi nous commençons cette étude en 1954 – entre la bataille de Diên-Bien-Phû et l’insurrection algérienne du 1 er novembre – et la centrons sur le cas français, étant entendu que nous ne pourrons qu’évoquer les dispositifs antérieurs et étrangers systématisés et rationalisés dans l’expérience algérienne.

Trois respirations historiques organisent notre chronologie française. Nous aborderons d’abord la guerre froide, l’institution de l’« indigene-partisan » et la synthèse de la DGR sur le terrain colonial puis sa prohibition (1954-1962). Nous observerons, dans une deuxième partie, le bannissement puis le retour des théories de la contre-subversion, l’invention du « problème de l’immigration » et la conception du modèle sécuritaire de 1959 à 1981. La troisième partie évoquera son évolution dans le contexte du déclin de l’Empire soviétique dans l’après guerre froide, l’élaboration de la problématique des « nouvelles menaces » et la mise en ouvre du nouvel ordre sécuritaire dans le capitalisme globalisé (1979-2008).

En montrant comment l’usage de la machine contre-subversive dans les années 1950 a participé en France à l’émergence trente ans plus tard d’un système de contrôle organisé autour de la désignation médiatico-politique des menaces pour amener la population à participer à son encadrement, cette étude entend contribuer au renouvellement de l’analyse des mécanismes de conception du pouvoir. Il s’agit de comprendre comment l’expérience des domaines coloniaux et militaires de l’exception a bouleversé les formes du contrôle intérieur et contribué à forger un système de domination fondé sur la sécurisation/insécurisation de la population.

[1] Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au collège de France, 1976 , Hautes Études/Gallimard, Paris, 1997, p. 16.

[2] Ce livre est basé sur une thèse de doctorat de sciences sociales : Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur postcolonial. De la lutte contre-subversive au contrôle de l’immigration dans la pensée militaire française. Une sociohistoire du contrôle sécuritaire, France 1954-2007 , sous la direction d’Aïssa Kadri et de Nicolas Bancel, université Saint-Denis Paris-VIII, 2007.

[3] François Géré, La Guerre psychologique , Economica, Paris, 1997.

[4] Marie-Catherine et Paul Villatoux, La Guerre et l’Action psychologique en France (1945-1960) , thèse de doctorat d’histoire, université Paris-1, 2002 ; La République et son armée face au « péril subversif » , Indes savantes, Paris, 2006.

[5] Gabriel Périès, De l’action militaire à l’action politique. Impulsion, codification et application de la doctrine de la « guerre révolutionnaire » au sein de l’armée française (1944-1960) , thèse de science politique, université Paris-I, 1999.

[6] Sun-Tzu, L’Art de la guerre , Flammarion, Paris, 1972.

[7] Roger Trinquier, La Guerre moderne , La Table ronde, Paris, 1961 (nouvelle édition : Economica, Paris, 2008).

[8] Gérard Noiriel, La Tyrannie du national . Le droit d’asile en Europe (1793-2003) , Calmann-Lévy, Paris, 1993 ; et État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir , Belin, Paris, 2001.

[9] Sophie Wahnich, L’Impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française , Albin Michel, Paris, 1997 ; Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914) , Hachette, Paris, 2004.

[10] Armand Mattelart, La Globalisation de la surveillance. Aux origines de l’ordre sécuritaire , La Découverte, Paris, 2007.

[11] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison , Gallimard, Paris, 1975.

[12] Christophe Nick, Résurrection , naissance de la V e République. Un coup d’État démocratique , Fayard, Paris, 1998.

[13] SHAT, carton I, IHEDN, lettre du général Juin au général Mast, 21 mars 1947.

[14] Jean-Christophe Sauvage, L’Institut des hautes études de Défense nationale : une vision globale de la défense de la France , doctorat nouveau régime, université Lille-III, 1999.

[15] <www.ihedn.fr>.