Amnistie ou justice : l’enjeu du Tribunal permanent des peuples sur l’Algérie

Amnistie ou justice : l’enjeu du Tribunal permanent des peuples sur l’Algérie

Omar Benderra, Libération, 8 novembre 2004

La mesure était en gestation depuis longtemps, seul restait incertain le moment où elle serait annoncée. Ce fut la commémoration officielle de l’insurrection algérienne du 1 er novembre 1954, une occasion solennelle propice aux déclarations. Le président Bouteflika vient ainsi de proclamer, entre deux commémorations en l’honneur de la guerre d’avant (celle de 1962), qu’il envisageait l’amnistie générale de tous les responsables des horreurs pour la guerre d’après (celle de 1992). Cette guerre, donc, est désormais solennellement déclarée close sur une perspective d’amnistie ou plutôt d’amnésie générale. Un des enjeux aujourd’hui en Algérie est, on l’aura compris, le « blanchiment » de cette histoire récente par un système où la mémoire se recompose et le passé se maquille en fonction des intérêts du moment. L’organisation militaro-policière qui s’est emparée du pouvoir après 1962 a toujours légitimé sa mainmise sur le pays par sa version de la guerre d’indépendance, qui lui attribue un rôle mythique dans la libération du pays. À nouveau aujourd’hui, c’est un mécanisme comparable qui est à l’ouvre.

Pour tous ceux qui vivent les convulsions algériennes, le roi est nu. Mais, voilà, survient un tragique 11 septembre 2001, Ben Laden, Al-Qaida, l’Afghanistan, les camps d’entraînement, les armes de destruction massive et. l’Algérie. Formidable tour de passe-passe : tous désormais sont sommés d’oublier la « sale guerre » avant ce terrible 11 septembre. L’interruption du processus électoral par l’armée en 1992 ? La gestion ultraviolente du régime ? Les déportations ? Les exécutions sommaires ? La torture généralisée ? Les massacres ? Le verrouillage de la scène politique ? La répression sanglante des libertés ? Le mépris absolu du droit et des gens ? L’organisation militaro-policière fondée sur la brutalité et le détournement de l’argent public ? Tout cela avait en réalité une raison : il s’agissait de la « guerre totale contre le terrorisme », la même que celle menée par les États-Unis et la plupart des pays occidentaux. Simplement, comme elle aurait commencé bien plus tôt en Algérie qu’ailleurs, tout le monde ne l’a compris qu’après coup, y compris les généraux qui l’avaient eux-mêmes menée.

Au nom du « containment » de l’islamisme, voila donc justifiées a posteriori les pratiques criminelles d’un système qui est, de notoriété publique, lui-même à l’origine de la maladie qu’il prétend combattre. Dans les chancelleries occidentales, guerre antiterroriste et intérêts pétroliers bien compris se sont à leur tour conjugués pour juger désormais fréquentable le régime d’Alger et trouver l’argument imparable pour cautionner l’effacement des crimes et l’écrasement des libertés.

Cette conspiration du silence s’accompagne d’une politique offensive de refondation des relations avec l’« Algérie utile », celle du Club des Pins – le camp retranché où vivent les « décideurs » et leurs affidés -, des champs pétrolifères et des juteux contrats d’approvisionnement. La chape de plomb qui s’est abattue sur l’Algérie est relayée en France par de puissants lobbies qui empêchent toute médiatisation des crimes et abus de tous ordres des généraux, détenteurs, derrière la façade civile, du pouvoir réel. La population algérienne est ainsi abandonnée sans vergogne à son sort ; le message de l’Occident – et de la France en tête – est clair : business as usual .

Mais de quel business s’agit-il ? Les récents classements de Transparency International rangent l’Algérie parmi les pays les plus atteints par la corruption, évaluation confortant l’opinion de la Banque mondiale, qui s’alarme du caractère systématique et généralisé de la corruption. À ce niveau, la corruption n’est plus un dysfonctionnement : elle est la substance du régime. La permanence de l’illégalité a été installée par une poignée de généraux dès le début de cette décennie de sang et de misère , avec un seul objectif : briser la société, par tous les moyens, pour préserver leurs filières d’enrichissement .

C’est précisément pour éviter que les victimes – dont la très grande majorité, il est important de le souligner, fait partie de ceux qui avaient mis leurs espoirs, pour en finir avec un système inique, dans les promesses de l’islam politique – ne soient jetées aux oubliettes et les assassins réhabilités qu’un groupe de militants des droits humains, algériens et français (1), réunis au sein du « Comité justice pour l’Algérie » a saisi le Tribunal permanent des peuples (TPP) qui examine les cas de violations des droits de l’homme et des peuples. Cette instance internationale d’opinion, indépendante des États, a succédé aux tribunaux Russel, qui avaient mis à nu dans les années 1960 et 1970 les crimes de guerre au Viêt-Nam. Présidé successivement par Bertrand Russel et Jean-Paul Sartre, le TPP l’est aujourd’hui un magistrat italien, Salvatore Senese.

Jusqu’au 8 novembre à Paris, la trente-deuxième session du tribunal examinera donc publiquement et contradictoirement des témoignages et dossiers précis pour mieux circonscrire les responsabilités. Devraient du même coup s’en trouver éclairer les logiques de chacun, tant du côté du pouvoir qui a fait de la terreur l’instrument par excellence de gestion politique que du côté des groupes armés – manipulés ou non – qui, au nom de l’Islam, ont voulu imposer par la violence leur loi à des populations fragiles et isolées. Le Tribunal sera en particulier instruit des conditions précises dans lesquelles se sont déroulés les massacres de masse qui avaient particulièrement frappé d’horreur l’opinion internationale.

L’objet de cette session n’est pas de condamner des individus (ce qui ne peut être du ressort du TPP) mais bien de comprendre et de qualifier publiquement ce qui s’est passé en Algérie depuis 1992. Il s’agit pour les sans voix d’être aujourd’hui entendus, défendus et de prendre date, pour qu’un jour, en Algérie même, le passage d’une justice authentique permette à son peuple de connaître enfin les libertés démocratiques dont il est privé depuis des décennies.

(1) voir le site www.algerie-tpp.org

Omar Benderra, ancien président de banque publique