IHSANE EL KADI

L’administration, éternel butin de guerre

Ihsane Kadi, Pouvoirs, Septembre 1998

La scène se déroule à l’ un des carrefours de la capitale, à l heure du dîner, quand les policiers ont cessé leur service. Un automobiliste s’arrête au feu rouge bien allumé et provoque immédiatement les klaxons réprobateurs des voitures qui le suivent: « Mais où tu te crois, plouc? Roule ! » Derrière lui, il ne s’agit pas d’un cortège officiel – il risquait pire -mais de « citadins » qui affichent leur kefaza, norme sociale dominante des temps de survie, faite de débrouillardise et d’incivisme consommés.

Les Algériens n’ont pas fini de faire le deuil de leur « État tout puissant ». Toute leur « nouvelle » vie civique en porte la vive trace.

Lorsque, sous les coups de butoir éclaboussants de l’insurrection islamiste, ils réalisèrent avec effroi que l’État ne pouvait pas les protéger, défaillant qu’il était déjà dans sa propre sécurité, ils résolurent dans leur dépit que désormais ils étaient libérés de quelques-unes des contrainteS traditionnelles qu’avant « il » pouvait leur imposer. Il en est sorti un marché tacite sur lequel fonctionne, depuis trois ou quatre ans, le pays: puisque l’État ne peut rien faire pour nous face à la violence de tous les jours, puisque nous donnons tout de même à son administration l’apparence de la normalité en vaquant malgré tout à nos occupations publiques, alors, qu’il nous concède de déroger à sa norme, à la loi, en tout point qui n’est pas essentiel dans les priorités politiques du pouvoir. Pour Si Ahmed, ancien militant nationaliste, sévère envers ses compatriotes, c’est l’exact contraire des Britanniques sous le blitz en 1940.

Sous leur blitz à eux, les Algériens envoient toujours leurs enfants àl’école, font partir trains et avions presque à l’heure, reçoivent leurs factures aux dates prévues et remplissent les stades de football le week

end à faire pâlir d’envie les propriétaires du PSG. Mais ils le font payer cher à l’idée qu’ils se faisaient de leur État. Ils ont déchiré des pages entières de leur contrat social.

Ainsi est née une zone grise du droit. Une hiérarchie convenue du comportement délictueux. L’aide au terrorisme est très grave. Très, très grave. Le reste l’est du coup un peu moins. Beaucoup moins. S’emparer de quelques mètres carrés de jardin au rez-de-chaussée de son HLM pour raison de sécurité, ne plus se cacher pour allumer son joint dans le quartier, conseiller à haute voix et en public de s’adresser àtel employé de la poste qui « te réglera vite fait ton problème de dérangement de ta ligne téléphonique « si tu l’arroses » »… « Seul le braconnage a reculé durant cette période », s’amuse à noter Arezki, vieux chasseur kabyle qui ne peut plus traquer les sangliers qui pro lifèrent pourtant dans sa région montagneuse où l’on peut faire encore d’autres mauvaises rencontres.

VERSION PRESSÉE DE LA RAISON D ÉTAT

Le procédé est empirique. Dans la confusion des nouvelles cataleptiques, une brèche s’ouvre dans le respect de la loi. Rien ne se passe. Tout le monde s’y engouffre. Ainsi, les policiers n’arrêtent plus les conducteurs en état d’ivresse. Il y a tant de chagrin à noyer. Les prostituées, dont le nombre s’est accru de manière fulgurante ces dernières années, peuvent être mineures – et le sont souvent- et travailler presque partout et à toute heure. Est-ce le plus préoccupant dans la litanie de la mort urbaine ? Des salles de cinéma d’Alger projettent des vidéos pornographiques à un public juvénile en ne craignant pas plus les représailles terroristes que les foudres de la loi. Un drame de l’été 1997 a été tourné en une des blagues algéroises les plus noires. C’est une bombe qui a explosé au cinéma Lux du centre-ville. Il y a des morts dans le public. Le projectionniste s’est sauvé. Un des policiers venus au secours des survivants pique une rage sous les soupirs torrides qui viennent de l’écran de toile. Il vide son chargeur sur « la ~ salope » qui lui répond invariablement « encore ». Le Lux a été mis, sous scellés. Derrière cette permissivité montante dans les mours, sans doute peut-on voir un mouvement de balancier inévitable après la chape morale de la période du FIS. Mais, derrière ces formes underground délinquantes tolérées par les appareils « contrôleurs de | norme », on peut certainement voir aussi un calcul idéologique. Après 3 tout, la répression de la boisson, du sexe ou de la drogue ne cadre pas avec la lutte contre l’influence islamiste dans la société. La « modernité » a ici le triomphe facile. Il ne faut pourtant pas se tromper, il ne s’agit pas d’une manipulation d’en haut. En réalité, le contrôle de l’État sur la société algérienne s’est prodigieusement effrité au cours des dix dernières années (depuis les événements d’octobre 1988). Au point qu’il reste à peine encore le choix au juge, au policier, au directeur central de tel ministère, au wali (préfet) ou au maire de choisir dans la déferlante de comportements défiant quotidiennement la norme écrite de l’ancienne civilité, ceux qui pourront faire l’objet d’un « rappel à l’ordre ». L’État, lieu de cristallisation des arbitrages citoyens, a t-il alors été dépassé par la jurisprudence «émergente » de la kefaza, de la rue, des individus ? Pas vraiment, car ce sont les dépositaires de son autorité qui ont sonné le clairon de la désertion populaire de la « norme légale ». Tous les modèles de nouveaux comportements ont s~ été dessinés par « ceux d’en haut ». A la taille de tous. Ainsi, là où les gens ne supportent plus de s’arrêter au feu rouge, il y a, et depuis longtemps, des escortes de ministres qui se fraient, armes braquées sur les voitures, un passage à contresens, qui peuvent, en guise de sommation, tirer dans le capot des plus lents et qui ne s’arrêteront sûrement pas lorsqu’ils auront renversé un vieillard un peu plus loin Version pressée de la raison d’État. Là où les extensions sauvages modifient les pourtours des immeubles, c’est, au préalable, un raid sur les terrains qui a ouvert des trouées dans le voisinage encore boisé, les administrations cédant parcelles, permis de lotir et de construire aux plus offrants, sur toutes les zones urbaines où le béton n’avait pas eu le temps – en fait, pas le droit – de pousser. L’État, par ses appareils, ses représentants, a conservé dans cette situation de guerre un rôle partiel de producteur de conventions.

Impensable il y a cinq ans, le procès de la mutinerie de la prison de Serkadji, en février 1995, a révélé que le juge d’instruction avait mené « son investigation » en menaçant d’un pistolet tous les témoins, des détenus forcément, qui hésitaient à signer une déposition qu’il avait préparée. Celle-ci « arrangeait » les faits pour justifier les 120 morts qu’avait occasionnées l’assaut des services de sécurité Avant, les prévenus se plaignaient au juge d’instruction des sévices qu’ils subissaient immanquablement de la part de la police ou de la gendarmerie. Cette fois, dans le feu de l’« urgence », les juges armés projettent dans l’imagerie populaire du palais de justice le risque d’être physiquement maltraité, réservé jusque-là au commissariat de quartier.

La « nouvelle norme » s’est diffusée du haut vers le bas. Aujourd’hui, en Algérie, un responsable d’une administration publique de l’immobilier ou un directeur d’hôpital qui n’a pas acheté un véhicule de luxe ou lancé la construction de sa villa est suspect aux yeux de ses collègues. La réglementation douanière impose aux Algériens, depuis 1993, de ne pas importer de voitures vieilles de plus de cinq ans. Cela a marché deux ans puis une brèche a été trouvée: en Suisse, les cartes grises ne mentionnent pas l’année de première mise en circulation des véhicules. Il était possible d’importer des voitures plus anciennes, donc moins chères. Alger a été aussitôt inondé de plaques minéralogiques zurichoises. Le trafic des « ZH », comme on l’appelle, a duré deux ans avant que, sous la pression des concessionnaires automobiles étrangers étrillés par une telle concurrence, le couperet ne tombe. Les acheteurs de voitures « ZH » ont transgressé la norme au-delà de ce qu’ils auraient dû. Ils importaient, à la fin, des voitures dont la fabrication avait cessé depuis dix ans. C’est dire que, dans la psychologie de la kefaza, la norme est de repousser toujours un peu plus loin les limites du hors-norme. L’administration douanière s’est « réveillée », mais elle aurait pu ne pas le faire.

Là aussi, la jurisprudence des dépositaires de la « transcendance étatique » avait joué, en battant en brèche le code du commerce extérieur. Des importateurs, une fois sur deux prête-noms d’un haut gradé de l’armée ou d’un ancien dignitaire du régime, se sont bâti des fortunes durant les années de guerre grâce à la sous-déclaration en douane et au contournement systématique de la législation. Importation de biens industriels, de produits alimentaires ou pharmaceutiques périmés, détournement des facilités tarifaires intermaghrébines, le tout sous le régime désormais populaire de « un pour deux ». Entendre: un conteneur déclaré pour deux importés.

LA REPUBLIQUE DES DEC

Après le commentaire sur le dernier acte terroriste de la semaine, ce qui domine les conversations lors des rencontres familiales, les mariages ou au bureau, ce sont les histoires des nouveaux « passe-droits ». Les « DEC » y ont longtemps tenu la meilleure place. Après la dissolution, en 1992, des mairies conquises par le FIS, le pouvoir avait décidé de désigner par cooptation les remplaçants des maires élus en 1990: les présidents des délégations exécutives communales, appelés très vite DEC par la rue. « Tu ne sais pas ce qu’a encore fait le DEC de Bouzaréah ? – Si, si, je sais, il a fait construire des kiosques pour ses cousins sur des terrains de particuliers. Mais ce n’est rien à côté de ce que vient de faire notre DEC: il a vendu les mêmes terrains communaux plusieurs fois à des personnes différentes. Il paraît qu’il a même effacé les preuves. » « La République des DEC », a titré un jour un quotidien sur la manière « extrêmement privative » qu’ont ces martyrs du devoir administratif de défendre « leur République ». Entre début 1993 et fin 1995, les groupes terroristes ont tué plus de cinquante DEC, à une fréquence semblable à celle des assassinats de journalistes. Il y avait toujours la bousculade pour les remplacer. Le poste de maire désigné était un visa certifié pour la « turbo-prospérité »à condition d’échapper aux balles du GIA. Celles-ci ont d’ailleurs opéré comme l’imparable légitimation des rites « administratifs » locaux en temps de guerre. Après tout, s’opposer à un DEC qui cherche à multiplier par dix son patrimoine en un ou deux ans, c’est un peu lui refuser ses dernières volontés. Les Algériens en parlent donc. Mais davantage pour diffuser insidieusement la norme du passe-droit et la «démocratiser » à leur profit dans une version populaire forcément moins spectaculaire. Ils dénoncent la dérive « affairiste » de leur administration tout autant qu’ils en guettent les signaux qui peuvent les arranger. L’APC, l’Assemblée populaire communale (municipalité), a été, depuis le soubresaut des événements d’octobre 1988, le lieu permanent où s’évaluent les rapports de force politiques. Le premier grand affrontement symbolique entre l’armée et le FIS, encore légal à ce moment, s’est produit à l’été 1991, lorsque ce dernier a été sommé d’enlever l’inscription baladia islamia (commune islamique) des frontons des mairies qu’il contrôlait. L’administration est-elle neutre ou appartientelle au plus fort ? La fraude électorale gigantesque d’octobre 1997 au profit du parti présidentiel, le RND, est venue rappeler que les APC étaient le meilleur moyen de se doter d’une base sociale clientéliste. Un parti de pouvoir qui ne peut pas offrir à ses militants des sièges de conseillers municipaux à profusion est perdu.

Un pathétique surcroît d’illusion a accéléré le deuil populaire d’une certaine omnipotence de l’État algérien, « Prusse du Maghreb », disait-on, mélange d’administration publique jacobine et de coercition militaro-populiste. L’interruption du processus électoral et la dissolution du FIS ont été proclamées sous couvert d’un grand mot d’ordre de ralliement: « le rétablissement de l’autorité de l’État ». L’idée de pEtat fort, après la « chienlit » des années FIS, a dû être, trois ans plus tard, pesée àcette anne: plus de 155 sièges de mairies (environ 10 %) supprimés, plus d’un millier d’établissements administratifs, scolaires et sanitaires saccagés, des centaines d’unités industrielles brûlées.

L’encadrement administratif du pays a subitement reculé. En certains endroits enclavés, le lien entre l’État et la population s’est rompu. A Ziama Mansouriah, magnifique presqu’île de 8 000 habitants, sur la corniche jijéloise, surplombée par un touffu maquis, en 1994 on évitait presque de saluer le DEC dans la rue pour ne pas être suspecté de collusion avec les autorités. Avant, le maire était partout assailli par ses administrés. La reconquête, depuis deux ans, des espaces perdus par la représentation de l’État n’a pas rétabli sa relation antérieure avec les citoyens. Dans l’Algérie rurale, les « patriotes », groupes de légitime défense (GLD), agissent un peu comme les moudjahidines du FLN après l’indépendance de 1962. Ce sont eux qui se sont risqués au feu, souvent lorsque même la brigade de gendarmerie du coin avait préféré déménager. Le danger terroriste atténué, ils prennent en concession, localement, « l’autorité de l’État ». Ils ont une nouvelle légitimité. Désormais, c’est à un clan du village qu’il incombe de représenter l’État. En ces lieux, l’idée d’État a mis vingt-cinq ans à tenter de sortir d’un particularisme du premier âge où l’administration n’était pas impersonnelle, mais d’abord celle des acteurs-vainqueurs de la guerre de libération nationale. Elle y retombe en partie. Illustration extrême de ce travers, la sinistre affaire de Relizane, cette grande ville de l’Ouest algérien dont le maire est accusé, en compagnie d’autres maires de petites localités voisines, d’avoir dirigé une sorte d’escadron de la mort pour faire disparaître des parents de terroristes, des rivaux ainsi que des commerçants récalcitrants face à leur racket. Ils étaient l’État. Plus de cinquante cadavres ont été retrouvés dans des fosses communes de la région. Cela a duré deux ans. La population ne savait pas à qui s’adresser.

LES MAMELLES DE L’ ÉTAT-PROVIDENCE

Rien pourtant de ce naufrage des codes moraux de la vie publique n’aurait été aussi rapide s’il n’y avait eu, en plus de la faillite de l’État garant de la sécurité des citoyens, le tarissement des « mamelles nourricières de l’État-providence », selon la formule de Nourredine Boukrouh, candidat de la droite libérale aux élections présidentielles de 1995.

L’avènement de l’économie de marché a produit un gigantesque éboulement dans cette croyance enracinée que l’État devait assurer l’emploi, la santé, l’éducation, la stabilité des prix, le logement, bref la prospérité de tous même si les plus forts en profitaient bien plus. En moins de cinq ans, il a fallu se convertir à la religion du marché et réaliser combien l’État était son mauvais prêtre.

En 1998, à la maternité de l’hôpital de Kouba à Alger, on demande à une patiente sur deux d’apporter ses propres draps, parfois du fil à recoudre, en rupture de stock, pour son épisiotomie, ou encore l’alcool chirurgical, plus facile à trouver en pharmacie. A côté, dans les écoles primaires de la commune de Birmandreïs, les réunions de parents d’élèves évoquent moins les problèmes pédagogiques que la nécessité de se cotiser pour réparer les fenêtres des classes cassées durant les vacances d’été; l’entreprise de la mairie qui s’en occupait auparavant est en liquidation. L’Etat s’est appauvri. Les restrictions budgétaires imposées par le plan du FMI sont passées par là.

Ainsi, le repli précipité de l’État, le « recentrage sur ses missions classiques », disent ici aussi les technocrates, ont laissé nus des pans entiers de la société. La réaction n’a pas tardé. Sur le même mode que pour les autres défections de l’État, la population a proposé de déroger aux règles qui gênent son plan de survie. Les Algériens qui le peuvent ne paient plus d’impôts. Évidemment pas les travailleurs du secteur public, de moins en moins nombreux puisque 100 000 emplois ont été perdus en 1997, et pour lesquels les ponctions s’effectuent à la source. La montée en puissance du secteur privé, tant espérée par le FMI et les partisans nationaux de la démonopolisation, a entraîné une montée en puissance de l’évasion fiscale et de l’économie informelle. En 1997, une enquête estimait que la richesse créée dans cette économie parallèle équivalait au moins à 20 % de l’actuel produit intérieur brut.

Pour des gammes de produits de plus en plus larges, il est impossible de faire des transactions avec factures. Des grossistes au noir achètent à des producteurs ou des importateurs au noir pour revendre à des distributeurs souvent pas plus déclarés qu’eux. Même les détaillants, qui ont pourtant des magasins bien visibles, attendent le plus longtemps possible qu’on exige d’eux un registre de commerce pour en constituer un.

La Montagne, un quartier réputé dangereux de la banlieue est d’Alger, s’est mué en une immense aire de stockage des produits de gros à partir de 1994. Chaque maison dont le seuil peut accueillir un conteneur déchargé par camion a été transformée en entrepôt. La police ne s’aventure dans le quartier que pour des opérations antiterroristes. Les représentants du commerce et du contrôle des prix ou ceux des impôts, jamais. Les autorités se sont assurées que l’argent brassé ne profitait pas au GIA et ont fermé les yeux. Un peu plus près des beaux quartiers, à Kouba, une rue off-shore, selon l’expression du maire lui-même, est née en deux ans. 800 mètres de magasins en tout genre, des garages de mécanique, des revendeurs de pièces détachées, des gargotiers: pas un dinar n’est versé à l’État. Après tout, eux ne sont pas l’abri d’un sursaut de l’administration. Une pluie d’amendes, de redressements fiscaux et de pénalités peut toujours les submerger lorsque l’État aura décidé de sauver les apparences. Ce n’est pas le cas des dizaines de milliers d’ateliers clandestins qui ont essaimé à la périphérie des villes, partout où les fournisseurs, la main-d’ouvre et les clients ne sont pas trop éloignés. Du textile à l’assemblage de kits informatiques en passant par la céramique ou les produits cosmétiques, rien de peu volumineux n’échappe à la production underground. A Cheraga, dans les belles villas de la couronne ouest d’Alger, des propriétaires se sont plaints à la Sonelgaz – l’équivalent d’EDF et GDF réunis – des fréquentes baisses de tension électrique qui les empêchent de faire tourner le magnétoscope et le lecteur de CD en même temps. L’explication est simple: les sous-sols des villas de la zone abritent pour la plupart des activités industrielles clandestines. Elles pompent l’énergie électrique du quartier, non prévue pour cela. Un agent Sonelgaz peut signaler des anomalies dans la consommation d’un client. Sans plus.

Les inspections du travail reçoivent de moins en moins de plaintes de travailleurs qui n’ont pas été déclarés par leur employeur à la sécurité sociale. Après tout, des centaines de milliers de travailleurs du bâtiment, des travaux publics et de l’industrie dans le secteur d’État sont restés des mois et des mois sans salaire. Eux avaient pourtant la couverture sociale de l’allocation maladie. A quoi cela a-t-il pu leur servir ? Dans le privé, on reçoit au moins son salaire à la fin du mois. Sans compter qu’en signalant l’infraction on a toutes les chances d’être renvoyé aussitôt la visite de l’inspecteur achevée.

L ‘ARCHIPEL DE LA TCHIPA

Le système se tient. Son ciment ? La tchipa, le bakchich savamment rebaptisé dans une expression ludique qui sonne comme « chipé », presque « effleuré » au passage sa toute petite part. Rien de méchant. I1 y a un tarif pour tout. Un prix pour chacun. A Staouéli, sur le littoral algérois, les fourgons du transport public ont des barèmes non écrits des sommes qu’ils versent aux gendarmes. I1 est possible d’être «clandestin », c’est-à-dire de ne pas avoir l’autorisation préfectorale pour le transport des passagers sur cette ligne, ou sur aucune ligne, et d’obtenir du gendarme qu’il retarde les fourgons concurrents par des contrôles interminables. C’est prévu dans le barème. Le contrôleur du fisc peut coûter 5 à 10 % du montant du redressement qu’il aura établi. Un juge bénéficiera gratuitement d’un lot de terrain s’il fait gagner son procès à un promoteur immobilier qui veut construire sur l’espace vert des riverains. Même l’accès à une place d’hôpital en chirurgie nécessite de plus en plus souvent « un petit geste » en faveur de practiciens convaincus d’être dans l’air du temps de la « réforme marchande », sans compter l’extra qu’il est recommandé de verser pour bénéficier du bon pacemaker ou d’une scintigraphie en temps voulu. Pour 500 francs, un policier des frontières ferme les yeux sur la carte militaire d’un jeune qui sort du pays justement pour ne pas faire son service. La consommation de la tchipa n’a pas encore atteint l’overdose. Son expansion fulgurante a pris, comme la marée, les étrangers au dépourvu. Tous les visas, même celui du Canada, peuvent s’obtenir à Alger. I1 suffit de connaître le barème. Des scandales en série ont éclaboussé les ambassades occidentales. Des consuls ont été révoqués. Alger est même devenu une affectation recherchée pour un certain personnel d’ambassade.

En économie de marché, tout se vend. Surtout les parcelles de pouvoirs que lois et règlements continuent de conférer à l’administration. Une homologation technique, un certificat de conformité, un permis de lotir ou, mieux encore, de construire, un transfert de dossier de carte grise automobile, une estimation tarifaire à la douane, un permis de port d’arme, une licence d’importation de véhicules sans paiement, l’autorisation d’ouvrir une pharmacie… tout se monnaie entre les quatre murs du service concerné.

Appartenir à l’administration en un lieu où se marchande son pouvoir est aussi « valorisant » qu’il est cruellement dégradant d’en faire partie sans avoir rien à y vendre. L’un suscite les égards dus au faiseur de riches et futur nouveau riche lui-même et l’autre la condescendance envers l’éternel fonctionnaire.

Une fois de plus, le fan club de la tchipa est sponsorisé d’en haut. La corruption est l’éternel moteur de la déréglementation qui était censée réduire les interdits pour réduire les dérogations qui les accompagnaient. A l’échelle d’un bateau de sucre importé, c’est un clan du pouvoir de l’État qui va se mettre en branle. I1 a déjà versé sa tchipa bien avant, en distribuant du pouvoir. C’est lui qui a fait les nominations aux postes dont il a besoin. Il a offert des situations. Si un échelon lui échappe, appartient à un autre clan du même pouvoir, du même État, on s’arrangera. Services mutuels.

En 1992, l’an premier de la guerre, le gouvernement du populiste Belaid Abdeslam avait fait de la lutte contre la corruption une priorité équivalente à la lutte contre le terrorisme. Les deux facettes d’une même politique, car l’insurrection armée se nourrissait, disait-il, du sentiment d’injustice devant autant de richesses détournées impunément. Six ans plus tard, plus personne dans la classe politique ne parle plus de corruption. Il y a pourtant plus de 2 000 cadres d’entreprises publiques dans les prisons depuis 1995. Mais, une fois sur deux, ils paient plus pour des luttes entre groupes d’intérêts que pour abus de biens sociaux. C’est le cas de Sider, cette grande firme publique dont le staff de direction purge une lourde peine de prison… en réalité pour avoir continué à importer une grande quantité de fer àbéton à bon marché. La concurrence du secteur privé, excédée, avait le bras long. Un bras qui part en fait du sommet de l’État.

L’opinion a supporté les années de feu comme une malédiction: «Tente de faire rendre gorge aux nantis mal enrichis et voilà ce qui t’arrivera. » L’aspiration à la paix et à la stabilité a tout écrasé de sa pesanteur; les voleurs n’ont tout de même pas brûlé de bébés. Même Hachani, le numéro trois du FIS, rappelle que l’islam dit: « Mieux vaut un État impie que pas d’État du tout. » Dans la même phrase, le peuple algérien a mis « prédateur » à la place d’« impie ». Il a amnistié les corrompus inventeurs de la tchipa, un peu pour utiliser la marque pourtant déposée, beaucoup pour les inviter à cesser le feu, à chercher à leur tour qui amnistier. Pour que reprenne la vie.

 

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