La sale guerre d’un commando de tueurs
La sale guerre d’un commando de tueurs
Fabrice Nicolino, Politis 637 du 8 février 2001
Le livre de Habib Souaïdia, La sale guerre, est le témoignage presque insupportable d’un lieutenant des forces spéciales algériennes. Il a vécu de l’intérieur le terrorisme d’Etat, les enlèvements, les massacres sous l’uniforme. L’armée tue en Algérie, même si ses soldats sont souvent déguisés en islamistes
Habib Souaïdia ne peut pas oublier. Il fume beaucoup, garde les yeux figés, on se demande parfois s’il n’est pas resté là-bas. Au printemps 1994, ce très jeune lieutenant des forces spéciales – il n’a alors que 25 ans – reçoit l’ordre d’accompagner d’autres officiers jusqu’à la décharge publique à la sortie de Lakhdaria, sur la route de Bouïra. Certains appartiennent au Département de renseignement et de sécurité (DRS), l’ancienne Sécurité militaire.« Je leur ai demandé ce qu’ils mijotaient, rapporte Habib, parce qu’ils étaient en civil. Mais c’était un ordre. » Deux personnes entravées par du fil de fer – un gosse de quinze ans, un homme de trente-cinq – sont extraites d’une Renault bleu nuit. « Le jeune, dit Habib, était à genoux, à poil. Un lieutenant de ma promotion a sorti un bidon d’A 72, une sorte de kérosène, et en a versé sur lui. Je ne pouvais pas croire qu’il allait faire ça, je ne pouvais pas : le jeune homme suppliait et hurlait. Mais il a brûlé quand même, comme une torche. et le lieutenant l’a achevé d’une rafale. L’autre, qui était soupçonné de donner à manger aux terroristes, savait ce qui l’attendait. Il est resté muet de terreur, et il a brûlé comme le premier juste après. ». Par contraste, l’atmosphère de la pièce où se déroule l’interview est devenue glaciale. Habib ne dit plus rien. Il tire sur sa cigarette, lâche : « On a fait du mal, on a fait beaucoup de mal. » Il pleure. « Putain ! on était pourtant des officiers ! »
Habib Souaïdia, à la lecture de son livre, apparaît comme un militaire de coeur. A seize ans, en 1985, « animé par un profond esprit patriotique », il entre à l’Ecole des cadets de Koléa, dans la plaine de la Mitidja. Un an plus tard, l’école est fermée, et il retourne chez lui, à Tébessa, où il passe son bac. En septembre 1989, il s’engage pour vingt-cinq ans dans l’Armée nationale populaire (ANP) et entre dans le saint des saints : l’Académie interarmes de Cherchell, où est formée l’élite militaire algérienne. Pendant trois ans, il y apprend le métier : la conduite des lourds tanks soviétiques, le maniement des fusils d’assaut Kalachnikov ou des missiles sol-sol, les arts martiaux, la topographie, le génie de combat. Dehors, le Front islamique du salut (FIS), créé en mars 1989, conquiert la rue et les esprits. Après le triomphe des municipales de mai 1990, ses militants commencent, là où ils sont en force, à imposer la loi de la chorta islamiya – la police islamique -, notamment aux femmes. Habib, qui ne s’intéresse aucunement à la politique, s’accroche au mythe : « l’armée était là pour protéger le peuple et la nation, pas pour rétablir l’ordre ou intervenir dans les problèmes intérieurs ». Mais quand éclate la grève insurrectionnelle de mai 1991 au cours de laquelle le FIS réclame la dawla islamiya, la république islamique, il n’en est plus si sûr. « Cela faisait vraiment peur ».
A la fin des trois années à Cherchell, il est volontaire pour entrer dans les « forces spéciales », des unités d’élite parachutistes. Le coup d’Etat qui a empêché la victoire électorale du FIS aux législatives a du même coup plongé le pays dans un début de guerre civile : l’armée et la police arrêtent par milliers les sympathisants islamistes, les premiers accrochages font des dizaines de morts des deux côtés.
Habib part en juillet 1992 pour une année de spécialisation à Biskra, à l’Ecole d’application des forces spéciales (EATS). C’est là que tout bascule. Cherchell était une école, Biskra est un cloaque. L’EATS est en effet entre les mains d’un colonel corrompu, qui détourne les crédits de son unité et n’hésite pas à vendre au marché noir les tenues paras. « Pas d’hygiène, pas de discipline, nourriture infecte, peu de moyens », résume Habib. Ceux qui protestent, comme le capitaine Boualeg, sont emprisonnés, puis chassés de l’armée. L’enseignement se concentre sur l’essentiel : des marches commandos de 120 km sous le soleil, l’usage des armes blanches, l’art de l’égorgement.
Malgré cela – ou à cause ? -, Habib Souaïdia a hâte de commencer le combat direct contre les islamistes, qui continuent d’infliger de lourdes pertes à l’armée. Cela tombe bien : la hiérarchie de l’ANP crée en novembre 1992 le Centre de commandement de la lutte antisubversive (CCLAS), confié au général Mohamed Lamari, homme-clé du système. Le CCLAS et ses 6500 hommes, dont des unités du DRS et le 25e régiment de reconnaissance, que rejoint Habib en décembre 1992, se lancent dans l’atroce bagarre.
Habib patrouille dans l’Algérois, perquisitionne, arrête des hommes aux barrages routiers, et bientôt tue. « Tout le monde était prêt à mener cette guerre », écrit-il. Mais il y a la manière. Le jeune lieutenant rêve encore du code d’honneur appris à Cherchell : « ne jamais tirer sur un homme désarmé, ne jamais tuer un prisonnier, ne jamais maltraiter l’ennemi quand il est entre vos mains ».
Au lieu de quoi il découvre la barbarie des tueurs du Poste de commandement opérationnel (PCO), rebaptisé par les jeunes militaires Police du crime organisée. On est là au coeur du secret algérien, au plus près des groupes spéciaux qui gravitent autour du DRS du général Mohamed Médiene, dit « Tewfik ».
Ces groupes enlèvent, violent, torturent, assassinent. En pleine coordination avec le CCLAS. Tout au long du premier trimestre 1993, un message stupéfiant apparaît sur les ondes militaires de la région d’Alger : « Bravo 555 ». Dès que les patrouilles l’entendent, elles doivent tout arrêter et rester sur place, quoi qu’il arrive. En une seconde, « Bravo 555 » bloque toutes les unités antiterroristes. Pour permettre aux terroristes maison de mieux circuler ? On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec les grands massacres de 1997, dont celui de Bentalha : les unités qui ont laissé mourir les villageois par centaines avaient-elles, elles aussi, entendu « Bravo 555 » ? Le cauchemar et la schizophrénie recouvrent tout : Habib continue de se croire un officier, tandis que les satrapes du DRS violent dans son dos les étudiantes de Delly-Brahim et Ben Aknoun. Ces hommes-là ne connaissent qu’une loi, kabous et carta. Le pistolet automatique et la carte de flic, qui autorisent tout. En mars 1993, Habib assiste malgré lui à son premier massacre : on lui ordonne un soir d’accompagner une vingtaine de paras en civil, armés de grenades et de poignards, près du village de Douar Ez-Zaatria. Il les attend à un carrefour avec des véhicules, les ramène à la caserne : les hommes qui descendent des camions ont des couteaux pleins de sang. Le surlendemain, les journaux annoncent que les islamistes ont tué une douzaines de villageois à Zaatria. Le voilà complice du crime.
D’autres horreurs parsèment cette longue descente aux enfers. Habib Souaïdia décrit une armée qui est devenue, comme l’appellent les militaires restés lucides – il y en a -, la Société nationale de formation des terroristes. Car Habib n’a bientôt plus de doute : ses chefs ne veulent en aucune manière venir à bout des islamistes armés. La vraie guerre est dirigée contre les trois millions d’Algériens qui ont voté pour le FIS. Les groupes armés, eux, servent la stratégie des généraux, car la violence dans la société leur permet de maintenir sur elle l’ordre sans lequel leur pouvoir serait balayé. Habib, muté à Lakhdaria, assiste en 27 mois à des dizaines d’assassinats, ramène du maquis la tête de terroristes abattus ou même leurs oreilles, supporte – de plus en plus mal – les cris des suppliciés jusqu’à l’intérieur même de la caserne. Un jour, quatre hommes enlèvent l’ancien maire FIS à bord d’un fourgon dont le numéro est noté par un passant : Habib retrouve l’engin dans la cour. Un lieutenant du DRS lui lance : « C’est nous, les terroristes ! ». Le maire est enchaîné dans une minuscule cellule, et sera torturé pendant quinze jours. Habib est convaincu de son innocence : « Il ne m’était plus possible de trouver le sommeil ». Il finira en prison, à la suite d’une fausse accusation, et croupira quatre ans dans la prison militaire de Blida, avant de parvenir, par miracle, à gagner la France. On ne sait pas trop bien ce qui impressionne le plus dans ce livre.L’horreur sans doute, mais aussi la profondeur du mal qui ronge l’armée algérienne, où tant de soldats et d’officiers boivent, se droguent et trafiquent. Un impératif domine la guerre contre les islamistes : habtouh lel-oued ! Fais-les descendre à l’oued !, cette version « moderne » de la corvée de bois de la première guerre d’Algérie. Il sera très difficile, après ce témoignage fou, de continuer à croire que l’Algérie serait livrée aux seules exactions d’un fantomatique GIA. Qui tue ? Certains islamistes sans doute, mais plus sûrement encore des commandos de la mort dont le souffle ignoble rappelle tout à la fois la terreur stalinienne, la stratégie de la tension italienne et la contre-insurrection chère au coeur des stratèges français de la lutte antiguérilla. La vérité avance.