Le Président de la parole muselé par les «décideurs» militaires

Le Président de la parole muselé par les «décideurs» militaires

Après avoir fait rêver les Algériens pendant quelques mois, Bouteflika s’est révélé impuissant.

Florence Aubenas, Libération, 14 juin 2000

A Oran, la semaine dernière, il y a eu comme un retour de flamme quand le président Bouteflika a annoncé qu’il y tiendrait meeting et bain de foule. L’Algérie rêve qu’elle va y croire à nouveau. On a même ressorti les banderoles: «Bienvenue au président». Elles datent d’il y a six mois à peine, du temps de cette «parenthèse enchantée», en septembre dernier, quand le nouveau chef de l’Etat avait transformé sa campagne pour le référendum en un incroyable one-man show. Chacune de ses apparitions ressemblait alors à un match de football, à un concert géant, à une thérapie de groupe, à tout et à rien.

De ville en ville, au gré d’un frénétique calendrier, les Algériens se répétaient les bons mots et surtout les colères du «président Bouteflika». Là, il a traité un chômeur de «bon à rien». Ici, il a lancé «voleur» à un élu. Ailleurs, les journalistes deviennent des «commères de hammam». Il hurle publiquement ce que personne n’osait murmurer, ces plaies et ces tabous de l’Algérie, la corruption, les jeunes montés au maquis «et dont (il) comprend la colère»: «Qui sait si à leur place je n’aurais pas fait pareil?» Après le général Liamine Zeroual, président muet, et dix ans d’une violence dont on n’arrivait même pas à dire le nom, c’est par les mots que Bouteflika a d’abord envoûté les Algériens, pourtant plus que sceptiques lors de la campagne présidentielle. «Moi, j’ai un soutien populaire», assène-t-il alors à qui ose une critique. On a du mal à les entendre: tous ceux qui n’apportent pas au président leur soutien indéfectible sont impitoyablement écartés de la scène publique et médiatique.

Moi tout seul. Dans ce pays, où même les enfants savent que le pouvoir se fait et se défait dans le petit cercle des «décideurs» de la haute hiérarchie militaire, Bouteflika affirme qu’il «ne sera pas une cerise sur le gâteau mais un vrai chef d’Etat». Plus que ça: il deviendra tellement fort qu’il se transformera en presque-dictateur. Il en est fier. «Je ne comprends pas mes prédécesseurs qui se comportaient comme la reine d’Angleterre alors qu’ils ont la Constitution de Pinochet.» Il va bientôt, dit-il, nommer son gouvernement avec ses hommes à lui parce que «celui que tu connais est mieux que celui que tu ne connais pas». D’ailleurs, il congédie avec fracas quelques préfets, révoque des magistrats qu’il accuse de corruption. Hors de toute loi? Oui, moi tout seul, dit Bouteflika, torse bombé. Quant aux militaires toujours omniprésents, il balaye l’argument d’un geste. «C’est moi qui leur demande de rester.»

«Le glaive et le sang». La «concorde civile», objet du référendum, reste évidemment la clé de voûte de sa politique. Contre l’amnistie, il donne six mois aux maquisards pour rendre les armes. Après le 13 janvier 2000, date butoir de la mesure, «il y aura le glaive et le sang pour ceux qui s’obstinent dans l’égarement». Le pays harassé croit avoir trouvé son grand homme «qui lui permettra enfin de souffler tranquille», comme dit un enseignant.

Passe le référendum, crédité de 98,6 % de «oui». Et puis, plus rien. Pas une visite dans le pays. Pas une allocution nationale. Le son est à nouveau coupé. Après huit mois de tergiversations, un gouvernement est nommé, qui ressemble à s’y méprendre à celui qu’auraient choisi les «décideurs». En janvier, une commission règle finalement les cas de limogés de la haute fonction publique: la majorité d’entre eux est discrètement rétablie dans ses fonctions.

Quant à la loi sur la concorde, près de 1 500 maquisards seulement se seraient rendus officiellement. Le chiffre chute de moitié selon des sources judiciaires anonymes. «Bouteflika a en réalité apporté sa couverture juridique et politique à une négociation entre chefs de guerre, entamée par l’armée en 1996», écrit Luis Martinez, chercheur au Ceri (Centre d’études et de recherches internationales). En matière d’amnistie, militaires et forces de sécurité semblent avoir été les premiers bénéficiaires. Les hommes d’affaires devraient arriver en second dans cette vaste opération de blanchiment: le 27 mai, la confédération du patronat a demandé un effacement général des dettes et contraventions fiscales.

Eternelle guerre des clans. Dans le pays à l’arrêt, Bouteflika tente à nouveau quelques gestes forts, pour la photo. Il serre la main du Premier ministre israélien à Rabat, invite «personnellement» le chanteur Enrico Macias, pied-noir de Constantine, à venir jouer dans sa ville où il n’a pas remis les pieds depuis l’indépendance. Las. Le président n’arrive même pas à imposer la venue d’un joueur de guitare, dont la tournée fait les frais de l’éternelle guerre de clans entre «décideurs».

Après un an de règne, la principale mesure concrète reste la chasse impitoyable à ceux qui n’applaudissent pas le chef de l’Etat. Parce qu’une caméra l’a mal cadré lors du sommet de Monaco en janvier, le directeur de la télévision a été remercié. Quant aux partis d’opposition, ils rencontrent les difficultés les plus cocasses. Pour réunir son congrès en mai, le Front des forces socialistes n’a, comme par hasard, trouvé aucune salle disponible à Alger. Le parti s’est rabattu sur Tipaza, à 70 kilomètres de la capitale. Mais là, ce sont les chaises qui manquent. Il a fallu plusieurs interventions auprès de la présidence pour qu’un loueur finisse par en fournir. Quant à Taleb Ibrahimi, candidat islamiste indépendant d’opposition à la dernière présidentielle, il demande depuis décembre l’agrément pour un nouveau parti, le Wafa. Refusé.

Mépris. Si, pour son voyage à Paris, Bouteflika a demandé expressément à parler devant l’Assemblée nationale, les députés algériens n’ont, eux, jamais eu l’honneur de sa visite. Pas davantage que les sénateurs. Le Président cache mal son mépris pour les institutions de son pays, auquel il n’a même pas daigné donner les chiffres et les échéances de son programme au début de l’année. Certaines lois passent d’ailleurs sans l’accord d’une des deux chambres. A quoi bon? «Nous avons le soutien populaire», entonne le Premier ministre Ahmed Benbitour. Mais le cour n’y est plus. Après deux jours de visite, les hommes d’affaires italiens ou français venus tâter «la reprise de l’économie algérienne» ont vite compris que, ici, «tout se négocie en fait avec les uniformes». Et sont restés prudents.

«Pétage de plombs». Puis, voilà que, la semaine dernière, Bouteflika arrive dans Oran pavoisée. Devant l’hôtel de ville, quelques enseignants crient: «Universitaires-SDF» pour protester contre la pénurie de logements. Le président fond sur eux. En attrape un par le col. Le secoue. L’insulte. Puis entre dans la salle d’honneur. Commence son discours lorsqu’un incident de sonorisation le coupe au milieu d’une phrase. Bouteflika jette alors le micro à terre, hors de lui. «Enlevez-moi ça!» Il fait expulser les journalistes en hurlant: «Récupérez moi les enregistrements, je les veux tous!» La fête est finie, les Algériens éteignent la télévision. «Pétage de plombs», titre laconique la presse nationale. Les spots n’éclairent plus qu’une colère qui tourne dans le vide. L’homme qui promettait d’être un tyran ressemble à un enfant capricieux.