Interview de Salima Ghezali

Interview de Salima Ghezali

directrice de La Nation, hebdomadaire algérien interdit depuis décembre 1996

Propos recueillis par BAUDOUIN LOOS

Sur les élections présidentielles algériennes, après le retrait de six candidats sur sept.

Le retrait, la veille du scrutin, de tous les candidats sauf un, Abdelaziz Bouteflika, considéré comme l’homme des militaires, est-il une surprise?

On se doutait que quelque chose d’inhabituel pouvait se produire, mais la surprise est réelle dans la mesure où les six candidats ont réussi à se ranger derrière la même décision de désistement pour les mêmes raisons (NDLR: les fraudes en faveur de Bouteflika déjà constatées lors du vote des corps constitués et des bédouins qui avaient eu lieu les jours précédents).

Une véritable dynamique politique est ainsi lancée. Déjà, la campagne électorale avait permis aux candidats, représentant des lignes politiques bien différentes, de tâter enfin du terrain. Maintenant, ces ex-candidats – au moins les quatre principaux, Aït-Ahmed, Hamrouche, Ibrahimi et Djaballah – n’ont plus rien à perdre: ils savent que le «système» ne veut pas d’eux et ils ne vont pas en rester là. L’opposition devrait maintenant se structurer, organiser des partis, se détacher totalement du «système» et continuer à s’adresser à la société, ce qui a constitué un pas en avant pour la démocratisation du pays.

Et puis, par son geste, le groupe des six a montré qu’il cessait d’attendre des signaux des généraux. Cela dit, le régime va maintenant mettre le paquet pour tenter de disloquer le groupe, comme il avait réussi le coup en 1997, après les élections locales truquées qui avaient suscité une protestation générale, laquelle s’est étiolée au gré des sièges distribués à gauche et à droite.

Et Bouteflika?

En principe, il doit être à l’aise… Mais la crise politique est évidente, les contradictions du pouvoir ont éclaté et Bouteflika ne va pas les résoudre. Les choses ne seront d’ailleurs pas faciles pour lui, sachant que l’institution militaire n’est pas, comme l’a dit mercredi Mouloud Hamrouche, l’un des candidats, totalement acquise à cette démarche suicidaire que constitue son élection imposée. Ses discours hystériques sur l’«identité et la souveraineté nationales» me font un peu penser à Milosevic! On sent qu’il était comme traqué: il voulait absolument passer dès le premier tour et c’est pourquoi la machine infernale de la fraude s’est emballée si tôt.

Il sera intéressant de voir la participation au vote. Evidemment, le chiffe officiel sera bidonné, mais on ne pourra cacher la vérité…

Sans illusions, beaucoup d’Algériens s’apprêtaient de toute façon à bouder les urnes…

C’est vrai, mais la campagne électorale a été particulièrement intéressante. On aurait pu avoir un premier vrai vote politique, qui aurait pu réunir plus de la moitié des électeurs, choisissant en connaissance de cause; un second tour était d’ailleurs inévitable dans ce cas. Le «système» a été pris de court par la participation à la campagne de personnalités telles Aït-Ahmed ou Hamrouche, comme il subit maintenant le préjudice de leur retrait, qui accentue le divorce entre le pouvoir (NDLR: 80% des députés appuient Bouteflika) et la population.

Les six candidats qui se sont retirés n’avaient-ils pas jusque-là crédibilisé un scrutin qui était de toute manière destiné à être trafiqué selon la tradition algérienne?

Non. Certes, ils savaient que le «système» s’était déterminé en faveur de Bouteflika. Mais la campagne et leur geste final leur ont permis de se faire consacrer comme partenaires politiques incontournables, surtout les quatre précités. Ils ont aussi eu l’incomparable chance de pouvoir aller juger sur le terrain, auprès des gens, si leur discours tenait ou non la route. Et cela, pour l’Algérie, c’est un succès total: ils ont gagné leurs galons d’opposants légitimes aux yeux de l’opinion. Ils ont occupé l’espace public, politique, pendant trois semaines.

Un homme comme Hamrouche (NDLR: unique Premier ministre réformateur de l’histoire, entre 89 et 91) a ainsi réussi une très belle campagne, sans pourtant bénéficier d’appareil pour le soutenir. Lundi, dans son spot électoral télévisé, il a fait la déclaration la plus «politique» jamais faite sur les antennes officielles; et, rappelant les enjeux du scrutin, il a dit que des fraudes consacreraient l’absence d’Etat de droit et imposeraient à tous que le centre du pouvoir, en Algérie, ne se trouve pas dans les institutions mais ailleurs…

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