Sur la nature du pouvoir algérien et les élections présidentielles de ce jeudi

Sur la nature du pouvoir algérien
et les élections présidentielles de ce jeudi

Interview avec Mohamed Harbi

Baudouin Loos, Le Soir, Brusselles, 13 avril 1999

Q. Vous êtes réputé pour vos travaux sans complaisance sur l’Algérie coloniale et postcoloniale. Que pensez-vous du réflexe- des Algériens qui font la différence entre pouvoir réel et pouvoir apparent?
R. L’armée a pris le pouvoir sans partage avec les civils depuis janvier 1992, date d’interruption d’un processus électoral qui livrait le pouvoir au FIS. La politique du «tout sécuritaire» qu’elle a mise en oeuvre ne lui a permis ni de maîtriser la société ni de résoudre les problèmes posés d’où la nécessité pour elle d’intégrer de nouveaux acteurs dans le système politique.

Q. Mais la démission du président, le général Zéroual, en septembre dernier, n’avait été prévue par personne… Est-ce décodable?
R. Zéroual a accédé au pouvoir sans l’avoir cherché. Désigné par défaut, il a tenté de se donner les moyens de ramener le calme mais il ne les a pas obtenus de ses pairs qui ne voulaient pas le voir s’élever au-dessus d’eux. Mal entouré, impuissant, il s’est résigné à la démission. Que pouvait-il faire d’autre? Il n’avait pas les moyens d’engager une épreuve de force. Et aucun militaire ne peut dans la conjoncture présente mettre en péril l’unité de l’armée.

Q. Ce scrutin présidentiel peut-il néanmoins incarner le début du changement de régime?
R. Le but recherché par les décideurs n’est pas d’instaurer la démocratie mais de procéder par des modifications parcellaires à la marginalisation des acteurs qui, par nature, ne sont pas susceptibles de négocier. Nous entrons dans une phase de pluralisme restreint, sous contrôle, où ni les «éradicateurs» (laïcs anti-islamistes virulents, NDLR) ni les partisans de l’application intégrale de la charia islamique ne pourraient se manifester comme par le passé. La politique reste liée à des jeux négociés dans l’ombre.

Q. Zéroual annonce des élections «propres et honnêtes»…
R. Je le crois sincère mais il a démissionné parce qu’il n’arrivait pas à contrôler «le parti de l’administration». Pourquoi le poids de ce «parti» cesserait-il d’opérer quand Zéroual prend l’engagement d’élections «honnêtes». Il faut interpréter son engagement comme une pression, une manière de prendre date. Sans plus.

Q. D’étranges soubresauts ont agité le pouvoir ces temps-ci, avec, par exemple, l’influent général à la retraite Nezzar qui ridiculise Bouteflika en septembre avant de changer d’avis en décembre et de le soutenir aux élections!
R. Les généraux Nezzar et Belkheir ont été les parrains du régime militaire. Mais leur influence n’est plus, faute de commandement effectif… Il semblerait que, dans l’opération qui a abouti à la sélection de Bouteflika par nombre de décideurs, Nezzar n’ait pas été partie prenante, contrairement à ses anciens partenaires, les généraux Mediène, Lamari et Belkheir. Cela expliquerait à la fois la première réaction du général Nezzar et son revirement qui traduit son souci de ne pas s’isoler, de ne pas renoncer à peser sur les événements.

Q. L’armée a toujours agi par consensus en son sein lors des grandes décisions depuis l’indépendance. Est-ce toujours le cas?
R. L’armée est un terme général qui désigne un corps. A la tête de ce corps, il y a une hiérarchie qui parle au nom de l’armée. Lorsque, en 1960, l’état-major, avec Boumedienne, a engagé l’épreuve de force avec le Gouvernement provisoire, il l’a fait après s’être assuré de l’appui du corps des officiers. Lors du coup d’Etat de juin 1965, contre Ben Bella, Boumedienne a opéré de la même façon. Mais, en 1974, quand il a vu se dresser contre lui Medeghri, Kaïd Ahmed et Bouteflika sur des problèmes d’orientation, il a convoqué les officiers pour les informer de la crise. Sans plus.

Il peut advenir, comme en 1979, que ce soit une fraction de l’armée qui prenne l’initiative de faire ratifier un choix. Ainsi le président Chadli avait-il été choisi par la Sécurité militaire et le conclave des officiers n’a fait que consacrer son élection. Après cela, la Sécurité militaire a été décapitée, réorganisée, et ce sont les chefs de région qui ont appuyé Chadli. Le processus de décision dans l’armée n’est donc pas simple. Toute décision dans un jeu non institutionnel dépend des relations entre personnes, entre factions. Les itinéraires jouent beaucoup dans l’organisation des factions, les intérêts aussi, davantage que les regroupements régionaux dont on fait à tort le fil conducteur de l’analyse politique. C’est un cadre parmi d’autres de lutte sociale et politique.

Q. Mais le pouvoir apparent reste tout de même marginalisé s’agissant des grandes décisions?
R. Absolument. Les grandes orientations ne sont pas du ressort du gouvernement qui apparaît comme un simple organe de gestion.

Q. Si on remonte à 1992, comment la décision d’arrêter les élections a-t-elle été prise? A-t-on fait le lit du FIS pour provoquer une réaction de rejet, susciter dans la «société civile» un appel au coup d’Etat?
R. J’étais à Alger la veille du coup d’Etat de janvier 1992. J’ai pu suivre de près les tractations entre militaires et forces intéressées à l’arrêt du processus électoral. Il y avait dans les milieux dirigeants et dans l’administration un climat de panique et de désarroi. Les décisions se prenaient dans une atmosphère d’improvisation totale. L’armée a eu peur pour son unité. La hiérarchie n’était pas sûre de la troupe. Elle craignait les débordements, les vols d’armes. Elle craignait aussi pour ses acquis matériels. Aucun des vainqueurs des élections n’était dans son camp. Elle voulait se sauver elle-même en croyant sauver le pays. La suite, vous la connaissez.

Q. Comment voyez-vous les laïcs («éradicateurs») qui accusent maintenant le régime de favoriser l’islamo-conservatisme?
R. Leur rôle n’est pas épuisé. Mais ce sont les grands perdants. Une grande partie d’entre eux finira par suivre Bouteflika en traînant la patte. Ce ne seront pas des béni-oui-oui mais des «béni-oui-mais». Le conservatisme de la société n’est pas une conséquence de la montée de l’islamisme. Il a été favorisé par la politique des partisans de la modernisation autoritaire qui esquivaient à dessein la question de la transformation des mentalités, notamment sur l’émancipation des femmes et l’éducation.

Q. Et Saïd Sadi, champion des laïcs, qui prône le boycott?
R. Saïd Sadi représente l’entrée en scène d’une génération qui de la défense légitime du berbère a dérivé vers l’ethnicité politique. Le pouvoir a su instrumentaliser son désir d’incorporation à l’Etat et jouer la segmentation des forces politiques. Le boycott des élections n’est pas un bon choix. Entre l’incorporation à l’Etat qui fascine les élites et la violence, il y a d’autres voies, dont celle d’un travail patient pour apprendre à la population à se prendre en charge et à peser sur la vie politique.

Q. Si Bouteflika est élu, ne serait-ce pas absurde, vu son absence de base populaire?
R. Il ne peut avoir un soutien massif. Et pas seulement parce qu’il n’est pas un homme nouveau. Il lui faudra compter, quoi qu’il pense, avec ceux qui ont fait appel à lui et qui sont tous partisans d’un Etat fort. Il a pour eux le profil d’un homme de transition. Bouteflika est un homme politique qu’on ne peut considérer comme un simple porteur de contraintes même si ses discours ne sont guère encourageants pour ceux qui veulent plus de liberté et de démocratie sociale.

Q. La presse éradicatrice est très inquiète du comportement brillant de Taleb Ibrahimi. Serait-ce possible de battre Bouteflika?
R. Incarnation de l’alliance entre nationalisme et islam, Ahmed Taleb Ibrahimi dispose d’une force sociale réelle. Mais les militaires qui avaient fait appel à lui, sans succès, après le meurtre du président Boudiaf en juin 92, n’ont pas une entière confiance en lui, ne serait-ce que parce que dans les débats internes du FLN, il s’est démarqué de leurs hommes. Dans une compétition libre, ses chances ne sont pas minces. Mais la compétition sera-t-elle libre?

Q. Quel scénario raisonnable de sortie de crise voyez-vous à moyenne échéance?
R. Il y a du nouveau en Algérie. Des personnalités en compétition pour la présidence se retrouvent pour tenter d’empêcher le trucage des élections. C’est un bon signe pour l’enracinement d’une culture politique nouvelle, pour l’échange en vue d’une sortie de crise. Et pourquoi pas, au-delà des élections, l’élaboration d’une plate-forme commune à différents mouvements, l’amorce d’une solution minimale: l’arrêt des violences et la cessation de l’état d’urgence en attendant le débat sur les questions fondamentales.

 

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