Bentalha: Chronique d’un massacre annoncé

Nesroulah Yous et Salima Mellah racontent l’engrenage qui a conduit à la nuit de 22 septembre 1997 où 417 villageois ont été assassinés

Bentalha: Chronique d’un massacre annoncé

 

Geneviève Delaunoy, La Libre Belgique, 6 décembre 2000

  « Je dois contribuer à la vérité » (Interview avec Nesroulah Yous)

  « C’est plus qu’une affaire algérienne » (Interview avec Salima Mellah)

Ce récit est terrifiant et d’une valeur inestimable (1). Il est aussi le voeu d’un rescapé, Nesroulah Yous, qui s’était juré de raconter cette nuit du 22 septembre 1997 où 417 habitants ont été massacrés, à Bentalha, sans que les forces de l’ordre n’interviennent.

Ce témoignage repose aussi la question essentielle:«Qui tue qui? » Et ramène à l’exigence de créer une commission d’enquête internationale pour faire, enfin, la lumière sur les atrocités commises en Algérie, depuis 1992.

Le massacre de B.entalha n’est pas le premier: déjà en 1994, des tueries ont été perpétrées, sans qu’on sache qui étaient les commanditaires et les auteurs ni quels étaient leurs mobiles. Alger a toujours désigné les islamistes armés. Nesroulah Yous (« Nes ») est d’un autre avis. Appuyé par François Gèze et Salima Mellah (voir la longue postface intitulée « Crimes contre l’humanité »), il détaille les indices prouvant l’implication des militaires dans ces massacres attribués aux islamistes, l’abandon des populations par les forces de sécurité, la manipulation des GIA par les services secrets algériens et l’occultation systématique par les autorités et les médias.

L’HISTOIRE DUN VILLAGE
Bentalha est à 16 km d’Alger. Le lieu du massacre est la cité Haï El-Djilali. Militant du Front des Forces socialistes (FFS), Nesroulah Yous était entrepreneur dans le bâtiment et réalisait près de 90pc de ses projets avec le ministère de la Défense. Bentalha est aussi dans la zone la plus fertile du pays.

Cette zone, proche du « triangle de la mort », est aussi la première région militaire du pays où des dizaines de milliers de soldats sont casernés. Mais dès la nuit tombée, ils se terrent. Le début des années 90 sera d’ailleurs la période de fortification des casernes et celle des rafles des islamistes.

Raconter l’engrenage infernal dans lequel est tombée cette région revient aussi à relater la montée en puissante du Fis (Front islamique du Salut), ses succès électoraux en juin 1990 et surtout en décembre 1991 lorsqu’il a remporté 188 sièges au premier tour des législatives, prélude à l’annulation du scrutin, au coup d’Etat par l’armée, le 11 janvier 1992, et à la répression implacable.

Au fil des pages, « Nes » raconte donc la mainmise du Fis et l’attrait des jeunes pour les GIA dont les-émirs sont connus de la population. Mais la spirale s’emballe. «Fin 94, les chefs connus du GIA sont remplacés par des voyous qui ‘ne respectent plus aucune loi » ‘ ,poursuit Nes. La violence augmente et la population est prise dans un étau. Les forces de sécurité désarment les civils et leurs voitures sont confisquées.

C’est l’époque des premiers carnages de civils et du racket systématique des populations par les groupes armés et les forces de sécurité. Plus tard, des témoins affirment avoir vu des commandos spéciaux, déguisés en islamistes, se faire larguer par des hélicos, attaquer des villages et perpétrer des atrocités. Objectifs: discréditer les groupes armés et tenter de retourner la population contre eux. Les commandos portaient un bandeau rouge «Allahu Akbar » (Dieu est grand).

Avril 97: les massacres de civils font fuir les habitants de Beni-Slimane, de Tabalt, de Raïs et de Beni-Messous vers Bentalha et Baraki…

HURLEMENTS DES SUPPLICIÉS
Convaincus d’être la prochaine cible, les habitants de Bentalha préparent leur autodéfense avec des armes dérisoires: briques, cocktails molotov et couteaux de cuisine, Les forces de sécurité ne font plus de ronde, seul un hélico tourne, tous feux éteints. Ce climat pousse Nes à emmener ses enfants chez sa mère à Baraki, ce qui les sauvera.

Le 22 septembre, à la nuit tombée, un premier groupe d’assaillants fait exploser des bombes, un second investit les maisons à l’arme à feu tandis que le dernier massacre, rue par rue, à l’arme blanche. Un hélicoptère tourne dans le ciel. Les forces de l’ordre sont stationnées aux abords du village mais n’interviennent pas.

Elles interdisent même l’accès aux civils alarmés par les détonations et qui veulent venir en aide aux habitants. « Toute la nuit, ce ne sera que détonations, hurlements et râles des suppliciés ». se souvient Nes. La presse algérienne a repris la thèse de la horde d’islamistes, se retournant contre nous parce que nous aurions fait face au terrorisme». Mais pas un mot sur les commanditaires ni sur les auteurs pas plus que sur la non-intervention des militaires.

Nesroulah Yous rassemble les indices: le 22 septembre, avant l’explosion des premières bombes, des ambulances sont garées sur le boulevard; dès tombes ont été creusées une semaine auparavant dans le cimetière de Sidi R’zine..

Autre anomalie: l’éclairage public est miraculeusement rétabli, une semaine plus tard.

Les survivants décomptent 417 morts. Ils constatent aussi que le quartier de Haï-El-Djilali a été le plus touché mais que curieusement, certaines maisons sont épargnées. Par contre, tous les logements des réfugiés d’autres massacres ont été assaillis et leurs habitants assassinés. Pour Nes, la tuerie était ciblée, les victimes désignées. Comble du cynisme: au lendemain du massacre, un responsable militaire lui donne (enfin) une arme: « Venge-toi ». lui dit-il,

Fou de douleur, Nes se sent devenir un barbare. Mais il résistera et obtiendra un visa pour la France. Il s’est promis de revenir à Bentalha et d’y ériger une stèle en mémoire des victimes.

(1) N. Yous: »Qui a tué à Bentalha?. Choni: que d’un massacre annoncé », avec la collaboration de Salima Mellah, Ed. La Découverte, 2000.

 

« Je dois contribuer à la vérité »

Geneviève Delaunoy, La Libre Belgique, 6 décembre 2000

Pour Nesroulah Yous, il faut faire pression sur les autorités algériennes pour qu’elles ouvrent enfin des enquêtes sur ces atrocités

Nesroulah Yous espère que son témoignage encouragera d’autres Algériens à parler. Mais pour lui, il faut aussi lutter contre la désinformation en France. En particulier celle du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) qui « couvre » le pouvoir, dispose de réseaux performants et de porte-voix comme Khalida Messaoudi, les philosophes André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy.

Quel fut l’accueil du livre?
En Algérie, les gens n’ont pas pu le lire. Le quotidien « Le Monde » qui avait publié des extraits a été censuré, et il s’est avéré impossible d’avoir des contacts avec des éditeurs algériens. Quelques copies du livre sont cependant arrivées à Alger par le biais de réseaux.

Cela dit, on se heurte à un blocage: les Algériens ont vécu tellement d’horreurs depuis 1992 qu’ils sont aveuglés par l’islamisme. Ils sont manipulés par la désinformation et ignorent ce qui s’est passé dans les banlieues. La peur et l’insécurité les empêchent de remettre en cause le pouvoir. Ils pensent que cela aggraverait la fragilité de la nation tout entière. En France, l’accueil a été bon mais on constate aussi que la communauté maghrébine est obnubilée par les crimes des islamistes et hésite à s’en prendre à un pouvoir occulte.

Comment avez-vous survécu mentalement à cette tuerie?
Cela m’a pris près de deux ans. Au lendemain du massacre quand un militaire m’a tendu une arme, la haine me submergeait. Malgré les fièvres (jusqu’ à 41°) qui me terrassaient, je descendais dans la rue et j’attendais comme un chasseur, l’arme à la main. Quand je n’en pouvais plus, je tirais en l’air: un rien pouvait me faire basculer dans la barbarie. Le plus dur fut de résister à cette pulsion. Mes enfants me regardaient, effarés.

J’en voulai. terriblement aux militaires car ils espéraient que je ferais le sale boulot à leur place. J’étais enragé contre les islamistes car, me disais-je, c’est à cause d’eux que tout a commencé. J’ai pensé tuer un voisin, recruteur pour les GIA et. qui travaillait aussi pour les services de renseignement.

Qu’est-ce qui vous a empêché de sombrer?
Mon devoir était de contribuer à la vérité. J’avais juré de venger mes voisins en dénonçant ce qui s’était passé. J’ai été menacé par les militaires et les « patriotes » qui me voyaient chercher le contact avec les journalistes étrangers. Et pourtant, parmi les militaires, les, gendarmes et les policiers, beaucoup étaient scandalisés par ces événements et voulaient comprendre. Certains l’ont payé de leur vie. Finalement, j’ai eu mon visa pour la France. J’y ai emmené mon épouse et mes trois enfants. J’ai un statut de réfugié politique.

Vous avez créé une association ‘Vérité et Justice’?
Ma première démarche a été d’écrire à Kofi Annan, secrétaire général de l’Onu et à Mary Robinson, Haut commissaire aux droits de l’homme pour demander qu’une enquête soit ouverte sur les massacres. On m’a répondu que ma lettre avait été transmise au groupe ad hoc de l’Onu et à Alger. procédure normale, parait-il, mais qui m’a enragé.

Depuis mon-arrivée en France, j’ai tâché d’aider des réfugiés et j’ai recueilli des témoignages de militaires et d’appelés algériens. « Vérité et Justice » a été créée pour les protéger; les statuts ont été déposés en mai 2000. Nous consttuons-des dossiers sur les massacres et nous recueillons des informations sur d’autres dossiers comme le maire de Relizane dont les « Patriotes » sont accusés de tueries. Nous aidons aussi ceux qui veulent porter plainte en Algérie et en France. La lutte contre l’impunité est essentielle.

Que pensez-vous de la création d’une – commission internationale d’enquête?
En Europe, on réalise mal à quel point les Algériens ont perdu confiance après les visites des délégations européenne et onusienne. Or, la population a besoin de justice.

Je pense que la solution doit venir de l’Algérie elle-même. Il faut faire pression pour qu’Alger consente à ouvrir des enquêtes. J’appelle cela « effriter la montagne ». Une des voies possibles est de défendre devant la justice française des dossiers de Français et de Franco-algériens assassinés ou disparus, en Algérie. Ce genre de pression amènerait Alger à changer d’attitude.

 

« C’est plus qu’une affaire algérienne »

Geneviève Delaunoy, La Libre Belgique, 6 décembre 2000

Pour Salima Mellah, qui a retranscrit le récit de Nesroulah Yous, les responsabilités de la crise concernent la France et les’ autres pays de l’Union européenne

Salima Mellah fut la plume de Nesroulah Yous. D’origine algérienne, mais vivant à Berlin, elle s’est toujours intéressée aux questions des droits de l’homme, des disparus et de lutte contre l’impunité. Salima Mellah est aussi pionnière du site « Algeria Watch »(‘). Rencontre.

Quelle fut votre méthode de travail ?
Nous avons insisté auprès de l’éditeur pour raconter l’histoire de Bentalha avant 1997. Le récit commence donc en 1992 et explique la chronologie des événements.

Les écrits de Nesroulah sont la base de’notre travail. Nous avons ensuite eu des entretiens à Paris: au total 35 heures d’enregistrement. Xai tout retranscrit.

Puis, nous avons affiné les détails et approfondi certaines questions, Ce témoignage n’est pas le seul (2), mais il est rare d’en posséder d’aussi fouillés et grâce à lui, nous avons pu recouper nos informations et comprendre ce qui. s’est passé dans, cette région de 1992 à 1997.

Souvent, on pousse les témoins à parler. Nesroulah l’a fait spontanément, c’est assez unique.

Comment a-t-il vécu ce retour dans des souvenirs aussi horribles? a Il ressentait l’immense besoin de faire ce travail et d’en finir. Il ne s’attendait pas à ce que ce fût un travail si long et qu’il dût se replonger dans ce drame avec une telle intensité. Il a pu surmonter ses fièvres et ses cauchemars.

Quand le livre a été terminé, il m’a dit qu’il m’avait haie, qu’il ne pouvait plus entendre parler de moi. Mais en même temps, il reconnaissait qu’il était arrivé au bout de ce calvaire, alors qu’il avait interrompu les séances avec les psychothérapeutes.

Quel sera l’impact du livre?
Ces massacres ne sont pas une histoire uniquement algéro-algérienne car la tragédie concerne aussi la France et d’autres pays de l’Union européenne.

Paris a soutenu Alger au plus fort de la guerre en permettant les rééchelonnements de la dette auprès du FMI et en représentant les intérêts algériens au Club de Paris, sans compter les fournitures d’équipements militaires ainsi que l’appui aux niveaux politique et diplomatique.

Qu’on se rappelle d’ailleurs la délégation européenne, présidée par le Français Soulier, qui s’est rendue à Alger en février 2000, ainsi que la visite de la commission d’information (et non d’enquête) de l’Onu en juillet 1998, présidée par l’ex-président portugais Suarez, et dont Simone Veil était membre.

Dans les deux cas, le résultat fut d’appuyer les autorités algériennes dans leur refus de voir créer une commission internationale d’enquête sur les atrocités commises. depuis 1992.

Croyez-vous encore en la mise sur pied d’une telle commission?
Le témoignage de Nesroulah repose la question essentielle, étouffée par les autorités algériennes: qui tue qui?

Pour qu’elle trouve réponse, il faut qu’émerge un nouveau mouvement d’intellectuels, de responsables politiques et d’acteurs de la société civile en faveur de la création de cette commission qui devra aussi aborder les responsabilités de la France et des Européens, et leur degré d’implication.

Je suis heureuse que ce livre ait abouti mais j’attends les débats qui s’en suivront.

(1) http://www.algeria-watch.org.
(2) Voir les témoignages recueillis par la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) : « An lnquiry into the Algerian Massacres » ainsi que le documentaire de MM. Rivoire et Billaut: Bentalha, autopsie d’un massacre ».

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