Au sujet du livre «Qui a tué à Bentalha

Au sujet du livre «Qui a tué à Bentalha ?»

Mohamed Ghoualmi, Ambassadeur d’Algérie à Paris

Le Quotidien d’Oran, 9 Novembre 2000, El Moudjahid, 12 novembre 2000

La publication du livre «Qui a tué à Bentalha ?» accusant les services de sécurité algériens d’être impliqués dans le massacre, m’inspire, pour une meilleure compréhension de la situation algérienne, les observations suivantes:

Ces allégations ne sont malheureusement pas les premières du genre. Faut-il rappeler que les services de sécurité algériens avaient déjà été accusés d’avoir fomenté les attentats terroristes qui ont eu lieu en août 1994 à Marrakech et en France en 1995. Les enquêtes menées par les autorités judiciaires françaises ainsi que marocaines ont démontré le caractère fallacieux de ces accusations. La justice française tout comme la justice marocaine ont identifié les coupables qui ont reconnu leurs crimes et avoué leurs motivations politiques.

Malheureusement, la presse qui avait alors surmédiatisé ces allégations, a observé un étrange silence lorsque les justices française et marocaine les avaient rejetées. Le massacre de Bentalha, comme ceux de Raïs et de Beni Messous ainsi que les autres horribles massacres collectifs perpétrés contre des populations civiles continuent de traumatiser l’ensemble des Algériens. Malheureusement, le massacre de Bentalha n’est pas isolé et mon pays continue de subir à ce jour, bien qu’épisodiquement, des assassinats et des massacres qui touchent tant la population civile que les forces de sécurité. Ce drame est trop grave pour être «investigué» à travers les affirmations et les supputations non avérées d’un seul individu imputant la responsabilité de ce massacre aux services de sécurité. Des dizaines de survivants ainsi que plusieurs proches des familles victimes qui ont eu l’occasion de s’exprimer devant la presse nationale et internationale ont affirmé qu’ils avaient reconnu les auteurs de ce massacre parmi leurs propres voisins dont l’appartenance au mouvement intégriste était connue. L’opinion publique nationale et internationale s’est légitimement interrogée sur la facilité déconcertante avec laquelle les terroristes se sont volatilisés après le massacre. A la suite d’une opération de ratissage d’envergure de l’armée qui a mobilisé, à cet effet, des moyens considérables, il a été découvert que les terroristes avaient utilisé, pour leur repli, des dizaines de casemates et de refuges souterrains dans la zone ou a été perpétré le massacre. Les enquêtes ont permis d’établir que ces refuges avaient été creusés, aménagés et équipés à l’époque de la gestion des communes par le parti islamiste dissous. Par ailleurs, il a été observé que des uniformes de l’armée, de la gendarmerie et des forces de police ont été très souvent utilisés par les groupes terroristes pour semer le doute et la confusion au sein de la population. Il est avéré et confirmé par les observateurs internationaux, dont la crédibilité et la rigueur morale sont reconnues, et qui ont eu l’occasion de rencontrer et d’interroger des dizaines de survivants et des membres des familles des victimes, que la responsabilité du GIA ne fait aucun doute. Accuser l’armée algérienne et les services de sécurité qui ont perdu et continuent de perdre dans la lutte antiterroriste des centaines de leurs membres, officiels et simples conscrits du contingent, est une accusation d’une extrême gravité. Elle vise à fragiliser cette institution, et à travers elle l’Algérie, à un moment où le pays, à la faveur de la politique de concorde civile initiée par le Président Abdelaziz Bouteflika et grâce à une maîtrise de la situation sécuritaire, commence à entrevoir une sortie de crise et un retour à la normale. Elle constitue de fait un encouragement aux groupes terroristes qui continuent malheureusement de sévir et de poursuivre leur oeuvre destructrice qui se caractérise par un terrorisme barbare sans précédent dans l’histoire moderne et qui s’intègre dans une stratégie visant à semer la confusion dans les esprits et d’affaiblir l’institution qui a permis au pays de survivre à un cataclysme sans équivalent. A l’extérieur du pays, des forces politiques intéressées à la déstabilisation de l’Algérie ont relayé cette stratégie et continuent de le faire. Le livre sur Bentalha n’est malheureusement pas la seule manifestation de ces relais. Aussi, il est appelé au sens des responsabilités, aux capacités de discernement et au souci du respect de la déontologie pour apprécier, à leur juste mesure, les éléments suivants: L’armée algérienne est composée à plus de 90% de simples conscrits. Ses cadres professionnels sont recrutés selon les mêmes normes que celles en cours dans les pays occidentaux: diplômes, concours sur épreuves, etc… Il n’y a pas une seule famille algérienne qui n’ait pas un de ses membres ou de ses proches, parfois plusieurs, au sein de l’armée ou des différents services de sécurité.

C’est en soi la garantie d’une très large transparence qui rend quasiment impossible qu’une quelconque dérive ne soit pas connue de centaines de personnes, voire de milliers, quand on sait la liberté d’expression dont jouit désormais la société algérienne et sa faconde toute méditerranéenne. C’est grâce à cela aussi que la vérité a été établie sur les massacres de Bentalha comme de Raïs et d’autres, et que l’opinion publique algérienne a résisté aux manoeuvres visant à semer le doute et la confusion. Pour Bentalha, pour Raïs, comme pour les centaines de massacres de moindre ampleur, l’opinion algérienne, toutes tendances confondues, connaît l’origine et les auteurs de ces massacres qui malheureusement continuent d’être perpétrés à ce jour, bien qu’à une échelle plus réduite. S’il est estimé que les affirmations et les supputations non avérées d’un ou de quelques individus contrebalancent ceux de millions d’Algériens, de dizaines de journaux privés nationaux, des forces politiques, y compris d’opposition, des milliers d’associations, de diverses personnalités étrangères qui se sont rendues sur place, des associations des droits de l’homme, il ne peut être fait appel qu’à la conscience morale et au discernement des uns et des autres.

Absoudre le terrorisme intégriste, le dédouaner de sa responsabilité dans la tragédie de l’Algérie, le laver des crimes contre l’humanité qu’il a perpétrés, est une responsabilité morale et politique lourde de conséquences non seulement pour l’Algérie mais pour tous les pays qui connaissent ou risquent de connaître une épreuve et un drame similaires. Reprocher à l’Etat algérien et à ses services de sécurité de n’avoir pas assuré une protection des populations civiles peut se comprendre lorsqu’on ignore le contexte dans lequel s’est trouvée l’Algérie et le type de terrorisme auquel elle devait faire face. Aussi, je livre à la réflexion quelques éléments de contexte concernant l’évolution tragique qu’à connue l’Algérie à travers la gradation dans l’horreur de la stratégie du terrorisme intégriste.

– Une première phase, commencée en 1992, visait à l’assassinat d’un nombre de 1.000 policiers, objectif affiché et proclamé par les groupes terroristes dans certaines mosquées. Cet objectif a été réalisé et largement dépassé.

– Deuxième phase, l’assassinat d’officiers et de conscrits, souvent désarmés lors de leur permission et devant leur propre famille. Il y a à ce sujet des dizaines de témoignages.

– Troisième phase, la liquidation de tous les fonctionnaires de l’état dont des milliers ont été effectivement tués, du simple huissier au cadre de haut niveau (enseignants, administrateurs, médecins, chercheurs, magistrats, employés d’entreprises, publiques, etc…).

– Quatrième phase, l’élimination physique de représentants de la société civile et politique, membres de partis ou d’associations, femmes, avocats, journalistes, intellectuels, écrivains, artistes. Des milliers ont été assassinés.

Enfin, une cinquième phase (qui maintient les objectifs des précédentes) et qui a commencé en 1996 à travers une «fetwa» largement médiatisée qui a rendu licite l’assassinat de toute personne qui n’est pas engagée dans la «lutte contre le pouvoir impie», c’est-à-dire les 30 millions d’Algériens, sur un territoire de 2,3 millions de km², quels que soient leur âge, sexe, fonction et situation sociale. Elle a inauguré ainsi l’ère des grands massacres, certains très médiatisés et malheureusement accompagnés d’une stratégie politique visant à semer la confusion au sein de l’opinion publique nationale et internationale. Ces éléments-là sont soumis à la réflexion. Un démenti m’a tout simplement paru dérisoire, surtout qu’il s’agit d’allégations que la réalité s’est chargée de démentir avec l’éloquence tragique des faits. Quel Etat au monde, quels que soient ses moyens, la solidité de ses institutions, la compétence de ses services de sécurité, la maturité de sa population, aurait résisté à ce qu’à subi l’Algérie ?

Imaginez, dans un pays développé européen, la situation qu’aurait engendrée l’assassinat non pas de centaines mais de quelques dizaines d’enseignants, de magistrats, de policiers, de militaires, d’intellectuels, de journalistes, d’habitants de petits villages, et la liste est très longue. Comment aurait-il survécu, que subsisterait-il de ses institutions, de ses libertés, de sa cohérence politique et sociale ? Comment aurait-il résisté aussi à la destruction d’écoles, de centrales électriques et d’usines, à l’empoisonnement d’eau potable, aux faux barrages sur les routes, etc…? C’est ce que nous avons vécu. Si nous avions perdu cette guerre venue du fond des âges, l’avenir du monde, et je n’exagère pas, aurait été grandement compromis, car le précédent algérien aurait ouvert la voie à de tragiques aventures.

Le livre sur Bentalha, comme beaucoup de tentatives d’intoxication, vise à absoudre la barbarie intégriste de ses crimes contre l’humanité; relayer cette stratégie qui n’est pas nouvelle, c’est prendre une lourde responsabilité devant l’histoire.

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