L’ombre d’Alger derrière les attentats de 1995
Au procès des attentats de 1995, l’avocat général s’efforce de requérir la perpétuité
M. Necchi : « On ne distingue pas dans l’horreur »
Le Monde, 31 octobre 2002
Il ne requiert pas , Gino Necchi, il se regarde et s’écoute requérir. Du spectacle que l’avocat général a donné, trois heures durant devant la cour d’assises spéciale, mardi 29 octobre, il reste beaucoup de bruits et quelques formules. La voix qui enfle et tonne, fulmine et gronde, les poings serrés qui cognent le pupitre, l’index qui se tend, le menton qui monte, monte, la manche qui s’envole et retombe dans un froissement furieux. « Première partie, première sous-partie, les victimes. » La silhouette noire et rouge de Gino Necchi pivote d’un demi-tour en direction des bancs du public où les très nombreuses victimes ou familles de victimes se serrent. « Un beau jour de juillet, elles ont pris les transports en commun. Et puis le destin, le hasard, non, pas le hasard, des terroristes sont venus interrompre ce chemin. Je comprends leur désarroi et je dirais même leur révolte par rapport aux accusés. »
Deuxième sous-partie, « les accusés », justement. Il y a d’abord « Belkacem », prononcé d’un ton sec, dont l’avocat général dit avoir « attendu qu’il fasse un pas vers les victimes. En vain. Vous avez choisi votre camp, j’en tirerai les conséquences ». Vient le tour de « Bensaïd » : « Vous avez refusé de rentrer dans le débat judiciaire. Au lycée, sur un devoir, ce serait un trait rouge. Hors sujet, et ça ne se corrige pas. Vous continuez à être ce que vous êtes : avant, un terroriste par la violence ; aujourd’hui, un terroriste intellectuel. » Demi-tour, gauche. L’avocat général s’adresse à la cour, évoque l’intime conviction. « Vous allez rendre la justice des hommes. Ce n’est pas une justice mathématique, il n’y a pas que des preuves techniques, scientifiques, mais un faisceau d’indices, de charges, qui font un faisceau de preuves. »Aux magistrats, M. Necchi annonce « trois pistes de réflexion ». Des deux sous-divisions de la première piste -« élucider les questions juridiques » -, on retient que les engins explosifs sont bien des engins meurtriers et que les conditions de garde à vue des deux accusés, qui ont fait l’objet de longs débats à l’audience, ne sont pas susceptibles de remettre en cause la valeur des aveux auxquels ces interrogatoires ont donné lieu. Jusque-là, comme dit l’avocat général, « c’est clair ».
Les choses s’assombrissent nettement dans la « deuxième piste » : « démontrer les culpabilités ». « Vous voulez des preuves, vous aurez des preuves ! », lance-t-il aux accusés. Mouvement d’épaules impérieux, éclaircissement de la voix. M. Necchi entame, il le sait, la partie la plus difficile de son réquisitoire, celle qui doit convaincre la cour que Boualem Bensaïd est bien l’auteur principal de l’attentat de Saint-Michel. Les preuves, justement, manquent. L’un des témoins essentiels de l’attentat de Saint-Michel, le gendarme Frédéric Pannetrat, dont la déposition, jeudi 10 octobre, avait ému et impressionné la cour, n’a jamais reconnu Boualem Bensaïd sur les photos qu’on lui a présentées au cours de l’enquête. L’employé de l’armurerie, cité à la barre le même jour, s’était lui aussi refusé à désigner l’accusé comme étant l’un des deux hommes venus lui acheter de la poudre noire quelques jours avant l’attentat de Saint-Michel. Ces deux témoignages, M. Necchi s’efforce de les réfuter. Il s’accroche à un autre, celui d’une jeune femme, victime de l’attentat de Saint-Michel qui, lors de sa déposition à la barre, avait cru reconnaître dans le regard de Boualem Bensaïd, celui de l’homme qui lui avait fait peur lorsqu’elle était montée dans le RER à la station Gare-du-Nord, quelques minutes avant l’explosion de la rame. Fragile il était apparu, fragile il demeure. « Le regard joue un rôle essentiel dans la reconnaissance des personnes. C’est clair, c’est très clair », insiste M. Necchi qui quête l’approbation de la cour.
« VOUS AUREZ DE LA FERMETÉ ! »
Les yeux du président, Jean-Pierre Getti, restent obstinément accrochés au plafond de la salle, tandis que les doigts de sa main droite tambourinent nerveusement sur la table.
« Vous voulez de la fermeté, vous aurez de la fermeté ! », tempête l’avocat général. Un temps de silence. « Troisième partie, requérir deux peines, première sous-partie. » « On ne distingue pas dans l’horreur », annonce M. Necchi. Contre les deux accusés, « qui ont montré à l’audience leur solidarité de frères », il demande à la cour de prononcer « la peine la plus élevée », la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une peine de sûreté de vingt-deux ans. M. Necchi regarde l’horloge. Il est 16 h 56. Encore un mot pour les victimes « traumatisées, marquées à jamais ». 16 h 58. Un autre pour les accusés. « Eux, ce ne sont pas des combattants, parce que les vrais combattants se battent debout. » Il est 17 heures. Trois heures de réquisitoire, pile.
Pascale Robert-Diard
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Bensaïd et Belkacem ont été condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité
Le Monde, 31 octobre 2002
Les magistrats de la cour d’assises spéciale de Paris ont refusé de suivre le parquet général, en ne condamnant Bensaïd que comme complice – et non comme auteur principal – de l’attentat perpétré le 25 juillet 1995 au métro Saint-Michel.
Boualem Bensaïd et Smaïn Aït Ali Belkacem ont été condamnés, mercredi 30 octobre, à la réclusion criminelle à perpétuité par la cour d’assises spéciale de Paris pour trois attentats commis dans la capitale en 1995, qui avaient fait huit morts et quelque 200 blessés. Leur condamnation est intervenue au terme d’un procès de plus de cinq semaines qui n’aura pas répondu à toutes les questions de l’enquête.
Boualem Bensaïd était accusé d’être l’auteur principal présumé des attentats de Saint-Michel (huit morts, 150 blessés) le 25 juillet 1995, et de Maison-Blanche (18 blessés) le 6 octobre, et d’être complice de l’explosion du Musée d’Orsay (30 blessés) le 17 octobre. Il a vu sa condamnation à perpétuité assortie d’une peine de sûreté de 22 ans. Toutefois, les magistrats de la cour d’assises spéciale ont refusé de suivre le parquet général, en ne condamnant Boualem Bensaïd que comme complice – et non comme auteur principal – de l’attentat perpétré le 25 juillet au métro Saint-Michel. Boualem Bensaïd a accueilli sa condamnation en clamant : « Allah Akhbar » (Dieu est grand).
Smaïn Aït Ali Belkacem, lui, était poursuivi pour le seul attentat du Musée d’Orsay. Il a également été condamné à la réclusion à perpétuité, mais sans période de sûreté.
« VIDÉE, MAIS CONTENTE »
Quant aux victimes et à leurs proches présents dans la salle, ils ont accueilli le verdict avec soulagement et satisfaction. « Je suis très content de ce verdict, maintenant il va falloir se reconstruire », a déclaré Jean-Claude Brocheriou, le père de Véronique, tuée dans l’attentat de Saint-Michel, avant d’évoquer sept ans d’attente difficile et un mois de procès « épouvantable ». « Je suis satisfaite, même si Boualem Bensaïd n’a pas été condamné en tant qu’auteur », a estimé, pour sa part, Dominique, la sur de Véronique Brocheriou. « Vidée, mais contente » : Estelle M., victime de Saint-Michel, peine à contenir son émotion. Elle s’éclipsera, après avoir glissé à regret : « De toutes façons ils pensent déjà tous à faire appel ».
Le premier spectateur à sortir de la salle d’audience, un homme à la stature massive vêtu d’une djellaba et portant une longue barbe noire, ne partageait visiblement pas leur soulagement : « Je jure devant Allah qu’ils ne feront pas la moitié de cette peine », a-t-il hurlé devant les caméras.
Mardi, le parquet avait requis la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une peine de sûreté de 22 ans à l’encontre des deux hommes. Très mal à l’aise dans ce dossier, l’avocat général, Gino Necchi, n’avait pu clairement prouver la culpabilité de Boualem Bensaïd à Saint-Michel, l’attentat le plus meurtrier, mais pour lequel l’accusation était la plus fragile. Ecartant le témoin oculaire le plus important, un gendarme qui n’avait pas reconnu Boualem Bensaïd, Me Necchi avait évoqué une « justice des hommes » et non pas « une justice mathématique », basée sur des preuves uniquement « scientifiques ». « Nous nous battons avec le code pénal, le code de procédure pénale. Eux se battent avec des bombes », avait-il conclu.
« C’EST À VOUS DE FAIRE LE SALE BOULOT : ACQUITTEZ »
Mercredi matin, la défense de Smaïn Aït Ali Belkacem n’avait pas pu faire grand-chose, tant la culpabilité de son client dans la pose d’une bombe au Musée d’Orsay était évidente. Dans sa plaidoyerie, Me Philippe Van der Meulen avait déclaré : « Je vois un exécutant, un combattant (…). Le mot ‘acquittement’ serait scandaleux. Et pourtant, je suis convaincu que cette condamnation serait injustifiable, inéquitable. »
C’est donc surtout aux avocats de Boualem Bensaïd qu’était revenu la tâche d’instiller le doute dans l’esprit de la cour. A cet égard, ils ont été entendus. Passant rapidement sur les attentats du Musée d’Orsay et de Maison-Blanche, Me Benoît Dietsch s’était concentré sur Saint-Michel en s’indignant que l’on puisse conclure que, « puisque Bensaïd est capable de l’avoir fait, il est coupable de l’avoir fait ». L’avocat était revenu longuement sur le témoignage du gendarme qui avait vu les trois poseurs de bombe dans le RER le 25 juillet et n’avait jamais reconnu l’Algérien. Me Guillaume Barbe avait ensuite expliqué la personnalité « exaspérante » de son client, incapable d’empathie pour les victimes. Il a « subi en Algérie des événements gravissimes (…). Lorsqu’il demande des circonstances atténuantes, ce n’est pas sur une quelconque culpabilité, mais sur son manque d’émotion, sur sa personnalité fruste », avait-il plaidé.
Boualem Bensaïd, un « émir » ? avait-il interrogé. « Mais ça a de la gueule, un émir ! Kelkal (chef du réseau lyonnais) s’est battu jusqu’au bout, les armes à la main. Pas lui ! Pas ce fils de vendeur de tisane ! », avait-il martelé. Et d’évoquer la difficulté de défendre un tel accusé : « Le sale boulot, on l’a fait. Pour Maison-Blanche et le Musée d’Orsay, vous ferez ce que vous voudrez. Mais pour Saint-Michel, c’est à vous de faire le sale boulot : acquittez ».
La cour s’est ensuite retirée pendant trois heures trente pour délibérer.
Les deux condamnés disposent de quelques jours pour faire appel de cette condamnation. Les avocats de Boualem Bensaïd n’ont pas exclu ce recours mais ont également exprimé leur satisfaction. « Il était mis en cause depuis cinq ans pour ces faits et pourtant il n’a pas posé la bombe du RER Saint-Michel. Cette cour l’a condamné comme complice, ce qui est une différence extraordinaire », a dit Me Guillaume Barbe. « Cet attentat, judiciairement, ne trouve pas d’auteur aujourd’hui », a souligné Me Benoît Dietsch.
L’avocat de Smaïn Aït Ali Belkacem, Philippe Van der Meulen, a pour sa part laissé entendre qu’il ne ferait pas appel. « Il a été condamné pour des faits qui ne sont pas discutables et on ne peut pas espérer une décision clémente. Il aurait fallu qu’il se montre plus ouvert, mais il n’a pas su ».
Avec AFP et Reuters
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Attentats de 1995 :
la cour condamne les deux accusés à la perpétuité
Le Monde, 1 novembre 2002
Epaulé par une défense efficace, Boualem Bensaïd a été reconnu « complice » et non auteur de l’attentat du RER Saint-Michel et coupable de celui du métro Maison-Blanche au terme de cinq semaines de débats. Smaïn Aït Ali Belkacem a été condamné pour la bombe du RER Musée-d’Orsay.
Trois heures trente de délibéré ont mis fin à cinq semaines de débats. La cour d’assises spéciale a condamné, mercredi 30 octobre dans la soirée, Boualem Bensaïd et Smaïn Aït Ali Belkacem à la réclusion criminelle à perpétuité. Le premier a été reconnu coupable de « tentative d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste » pour l’attentat du métro Maison-Blanche à Paris, et de « complicité d’assassinat et de tentative d’assassinat » pour ceux des RER Saint-Michel et Musée-d’Orsay. Sa condamnation a été assortie d’une peine de sûreté de vingt-deux ans. Le deuxième a été reconnu coupable de l’attentat du RER Musée-d’Orsay. Au prononcé du verdict, les deux accusés sont restés figés dans l’attitude qui a été la leur pendant tout le procès. Smaïn Aït Ali Belkacem, épaules voûtées, front bas, noyé dans son éternel polo à rayures, résigné. Boualem Bensaïd, buste droit, regard dur, défiant une ultime fois la cour en lançant avant de disparaître entre ses gardes : « Allah Akbar, Dieu est grand ! » Mais cette fois, contrairement aux autres jours, il n’a pas eu un geste vers ses avocats, assis, épuisés et pâles, en contrebas du box.
Boualem Bensaïd peut-il mesurer à cet instant le travail accompli par Mes Benoît Dietsch et Guillaume Barbe ? Sans doute pas. Ceux-ci viennent pourtant de convaincre la cour de le déclarer « complice » et non pas auteur principal de l’attentat de Saint-Michel. Au regard de la peine prononcée, cela ne change rien. Au regard de la justice, a fortiori quand elle est rendue par une cour d’assises spécialement composée pour juger les auteurs d’actes de terrorisme, c’est beaucoup. Et cela résume un procès dont la richesse a été, à bien des égards, inattendue. Contre Boualem Bensaïd et Smaïn Aït Ali Belkacem, les charges étaient considérables. A une première enquête de la division nationale de lutte contre le terrorisme (DNAT), qui avait permis de démanteler les réseaux de terroristes des Groupes islamiques armés (GIA) et d’interpeller à l’automne 1995 ses principaux membres, s’était ajouté, en 2000, le travail de la brigade criminelle, reprenant « toute l’enquête à zéro », selon la formule de son numéro deux, Christophe Descoms. De l’ensemble des documents saisis sur les deux hommes lors de leur arrestation ou à leurs domiciles, les policiers de la brigade criminelle avaient tiré des éléments accablants : repérages, comptabilité, numéros de téléphone codés, ticket d’achat de poudre noire, coupon de Carte orange, qui complétaient la panoplie déjà riche des recettes et éléments d’engins explosifs, des empreintes digitales, du contenu des écoutes téléphoniques ou de leurs aveux passés en garde en vue, puis devant le juge d’instruction.
« C’EST ÇA, UN ÉMIR ? »
Dès les premiers jours, pourtant, le procès a pris un tour singulier, se glissant dans les méandres des rivalités policières avec la déposition maladroite de l’ancien chef de la DNAT, Roger Marion, ou frappant à la porte des services de renseignement français à propos des mystères qui entourent leurs relations avec leurs homologues algériens, en citant à comparaître le chef adjoint de la direction de la surveillance du territoire (DST), Jean-François Clair. Un long chemin, parfois confus, qui pouvait apparaître à certains moments comme une digression habilement entretenue par les avocats de la défense, tandis que sur les bancs des parties civiles, les très nombreuses victimes des attentats de 1995 attendaient que l’on en vienne enfin aux faits. Ces détours n’ont pas été vains : ils ont semé quelques opportuns points d’interrogation dans une procédure qui n’en comptait guère. Le président, Jean-Pierre Getti, l’a compris, qui n’a jamais hésité à se mettre en danger, à malmener ou à rappeler à leurs devoirs de rigueur des enquêteurs trop sûrs de leur fait. Sans doute M. Getti avait-il également en tête la décision de la Haute Cour britannique refusant d’extrader vers la France le troisième accusé des attentats de 1995, Rachid Ramda, au motif que celui-ci ne bénéficierait pas d’un procès équitable.
C’est dans ce climat que s’est ouvert l’examen par la cour de chacun des trois attentats. Pour d’eux d’entre eux, la partie était jouée : les empreintes digitales de Boualem Bensaïd avaient été identifiées sur la bombe déposée à Maison-Blanche, et l’analyse du coupon de la Carte orange trouvé sur Smaïn Aït Ali Belkacem signait sa responsabilité dans l’attentat de Musée-d’Orsay. Restait celui de Saint-Michel avec ses huit morts et plus de deux cents blessés.
« JOLI TRAVAIL »
Dans sa plaidoirie, mercredi 30 octobre, Me Barbe a cruellement résumé l’enjeu en s’adressant à la cour : « Si vous condamnez Boualem Bensaïd dans Saint-Michel, il y a tellement de victimes, tellement de souffrances à soulager, est-ce qu’on pourrait vous reprocher une erreur judiciaire ? Sans doute pas. Mais ce n’est pas l’idée que, vous et moi, nous nous faisons de la justice. »
Pendant plus de quatre heures, les deux avocats de Boualem Bensaïd se sont acharnés à démonter tous les éléments qui avaient conduit à renvoyer leur client comme auteur principal dans cet attentat. A Me Georges Holleaux, qui avait présenté Boualem Bensaïd comme un chef, un combattant qui se devait de « monter au feu » devant ses troupes, Me Barbe a répliqué : « C’est ça, un émir ? Mais ça a de la gueule un émir ! Ce n’est pas un fils de vendeur de tisane ambulant, roublard, qui laisse penser qu’il a plus d’envergure qu’il n’en a ! » Aidés par un réquisitoire qui, la veille, était apparu fragile, tant il affirmait plus qu’il ne démontrait, ils ont méthodiquement rappelé au souvenir de la cour les zones mal éclairées de l’enquête de la DNAT, les absents du box, dont Ali Touchent, présenté comme l’émir du GIA en Europe, puis celles trop lumineuses de la brigade criminelle, dont l’enquête est qualifiée d' »enquête par validation de pistes préexistantes ». « Boualem Bensaïd est coupable de, puisqu’il est capable de : voilà l’élément de preuve qui vous a été apporté », a affirmé Me Dietsch, avec une terrible efficacité. Coupable idéal, a insisté Me Barbe, cet homme qui « n’attire pas beaucoup la sympathie, qui témoigne d’une absence d’émotion devant les victimes, qui n’est jamais comme on voudrait qu’il fût : agaçant, exaspérant, discutant tout jusqu’à l’absurde ». « Défendre Boualem Bensaïd, c’est parfois un sacerdoce, a ajouté l’avocat. Le sale boulot, on l’a fait. Sur Saint-Michel, c’est maintenant à votre tour de faire le sale boulot : acquittez ! »
En retenant la complicité, la cour a préféré rendre hommage au « joli travail » des deux avocats.
Pascale Robert-Diard
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Un documentaire revient sur la thèse de la manipulation des islamistes par l’armée algérienne
Le Monde, 1 novembre 2002
L’enquête, diffusée sur Canal+ lundi 4 novembre, présente des témoignages troublants d’ex-responsables algériens et de personnalités françaises.
« Voici l’histoire d’une incroyable manipulation. » Ainsi débute le documentaire « Attentats à Paris, enquête sur les commanditaires », qui sera diffusé, lundi 4 novembre à 23 h 15, dans l’émission « 90 minutes », sur Canal+. Son sujet : les liens de subordination qu’auraient entretenus les Groupes islamiques armés (GIA) avec des militaires algériens de haut rang. Les GIA sont accusés d’avoir perpétré d’innombrables crimes en Algérie, mais aussi des actes terroristes contre la France, en particulier le détournement d’un avion d’Air France en décembre 1994 et plusieurs attentats à Paris, en 1995, pour lesquels ont été jugés Smaïn Aït Ali Belkacem et Boualem Bensaïd.
Réalisé – avec Romain Icard – par Jean-Baptiste Rivoire, auteur de divers documentaires sur l’Algérie, « Attentats à Paris » est une enquête à charge, non contradictoire. Sa thèse : la DRS – la sécurité militaire algérienne – a recruté l’islamiste Djamel Zitouni pour en faire son informateur au sein des GIA. Elle l’a ensuite utilisé pour éliminer leurs chefs historiques, puis pour lancer ces groupes dans des massacres barbares contre les civils en Algérie. Enfin et surtout, Djamel Zitouni, désormais entouré d’adjoints issus des services spéciaux algériens, aurait mis en uvre la stratégie du pouvoir visant, par une série d’actes terroristes, à imposer aux gouvernements français successifs de maintenir un soutien sans faille à Alger.
Ce n’est pas la première fois que ce type d’accusations est émis. Le Monde publiait, dès le 11 novembre 1997, le témoignage anonyme d’un ex-capitaine présumé de la DRS affirmant que ce service était l’instigateur des attentats de 1995. La nouveauté du documentaire tient d’abord au nombre d’anciens responsables des services algériens qui s’expriment tous – à une exception près – à visage découvert. Et qui, tous, abondent dans le sens d’une « manipulation » organisée des GIA, certains ajoutant que des services français en étaient conscients. Certains témoignages sont invérifiables, mais plusieurs semblent sérieux, et leur accumulation est troublante. Le capitaine Samraoui affirme ainsi que Djamel Zitouni, vu en juillet 1994 dans les locaux de la sécurité militaire, était « un agent qui recevait des instructions de la part de nos chefs ». Ancien des forces spéciales, le capitaine Ahmed Chouchène évoque comment le général Abderrahmane, chef de la DRS, et son adjoint, le colonel Tartagh Bachir, lui ont demandé de « travailler avec Zitouni. On va t’arranger un rendez-vous ».
Mais la principale nouveauté de l’enquête réside dans les témoignages de plusieurs personnalités françaises. Ex-agent des renseignements généraux, Jean Lebeschu, pour qui Ali Touchent, l’organisateur présumé des attentats de Paris et grand absent du procès, était « très certainement un agent » des services algériens ayant bénéficié de protections en France, raconte comment un officier algérien, à Paris, informait régulièrement l’un de ses collègues des RG de l’imminence de chaque attentat. Interrogé, Alain Marsaud, aujourd’hui député UMP, qui fut chef du service central de lutte contre le terrorisme au parquet jusqu’en 1989, et était député RPR en 1994-1995, ne paraît aucunement surpris. « Ça ne sert à rien de commettre un attentat si vous ne faites pas passer des messages et n’arrivez pas à contraindre la victime à céder. Il faut faire comprendre d’où vient la menace. »
D’où venait la menace terroriste en France ? Réponse d’Alain Marsaud : « Le terrorisme d’Etat (…) utilise des organisations écrans, en l’espèce une organisation écran aux mains des services algériens. Il est probable que le GIA ait été une organisation écran (…) pour prendre la France en otage. » Deux témoignages assurent aussi que, en son temps, Jean-Louis Debré, ministre de l’intérieur, avait sciemment fait « fuiter » vers la presse, pour la démentir ensuite, sa certitude que les attentats avaient été « une manipulation des autorités algériennes ».
Insérés habilement dans l’enquête, deux autres témoignages restent sujets à interprétation, compte tenu de ces assertions. Celui d’Edouard Balladur, d’abord. L’actuel président de la commission de la défense et des affaires étrangères de l’Assemblée, qui était premier ministre en 1994, dit avoir téléphoné au président algérien Zeroual, alors qu’Alger refusait de laisser partir l’avion détourné d’Air France pour Marseille, en le menaçant en ces termes : « Je prendrai à témoin l’opinion et la communauté internationales du comportement du gouvernement algérien qui empêcherait la France de sauvegarder la vie de ses ressortissants. »
Interrogé sur les relations avec l’Algérie le 29 septembre 1997 sur TF1, quatre mois après être devenu premier ministre, un Lionel Jospin visiblement peu à l’aise répondait : « Nous sommes obligés d’être assez prudents. Je dois aussi penser quand même aux Français. Nous avons déjà été frappés (…) Je suis pour que nous prenions nos responsabilités, mais en pensant que la population française doit aussi être préservée. C’est lourd de dire cela (…) mais c’est ma responsabilité. » Interrogé sur le fait de savoir si l’interprétation de ces propos est que « les politiciens français ne peuvent pas dire ce qu’ils pensent de l’Algérie parce qu’ils ont peur des bombes », le responsable du dossier Algérie au PS, Alain Chenal, acquiesce.
Sylvain Cypel
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L’ombre d’Alger derrière les attentats de 1995
Le procès qui a pris fin mercredi laisse des questions sans réponses.
Par Jose Garçon, Libération, 1 novembre 2002
Plus de cinq semaines de procès, trois heures trente de délibéré et deux peines de réclusion perpétuelle, pour Boualem Bensaïd et Smaïn Aït Ali Belkacem : en dépit de ce verdict, le procès qui s’est achevé mercredi n’a pas fait toute la lumière sur les attentats qui firent huit morts et deux cents blessés à l’été 1995 dans la capitale française.
A lui seul, ce verdict de la cour d’assises spéciale de Paris semble d’ailleurs sanctionner l’incapacité des juges à répondre à toutes les questions soulevées par cette vague de terreur. En effet, Bensaïd et Belkacem n’ont été condamnés que pour deux des trois attentats : ceux du métro Maison-Blanche et du RER Musée-d’Orsay, dans lesquels les charges accumulées contre eux sont très lourdes. Les empreintes digitales de Bensaïd, retrouvées sur la bombe de Maison-Blanche, ou l’analyse du coupon de carte Orange de Belkacem ont en quelque sorte « signé » leur culpabilité. Mais, alors que Bensaïd était accusé d’être l’auteur principal de la bombe du RER Saint-Michel, il a n’en a été déclaré que « complice ».
« Commanditaires ». Le premier et le plus meurtrier des attentats de 1995 attribués aux islamistes des GIA est, il est vrai, entouré d’énormes zones d’ombre. Et l’avocat de Bensaïd a eu beau jeu de marteler : « Ce n’est pas Bensaïd qui a déposé la bombe et il ne se trouvait pas à Paris le 25 juillet. » A l’époque déjà, nombre de dirigeants et de policiers français s’interrogeaient, non pas sur les exécutants, mais sur les « vrais commanditaires ». « On ne peut exclure que les services de renseignement algériens aient été impliqués dans cette première opération. Après, les islamistes ont pris naturellement le relais », affirmait notamment un haut responsable français.
Les soupçons étaient alors si forts que Jean-Louis Debré les exprima au cours d’un déjeuner avec des journalistes le 15 septembre 1995. « La Sécurité militaire algérienne, affirmait ainsi le ministre de l’intérieur de Jacques Chirac, a tenté d’orienter les policiers français sur des fausses pistes pour qu’on élimine des gens qui les gênent. » Cette déclaration, immédiatement démentie par son auteur, avait néanmoins tout l’air d’un avertissement destiné à signifier à Alger les « doutes » de Paris quant aux commanditaires de Saint-Michel. Bien plus tard, Jean-Louis Debré confirmait d’ailleurs au journaliste Hubert Coudurier, auteur d’un livre sur Chirac, qu’il avait lancé cette phrase « sciemment pour envoyer un message aux Algériens ».
A l’époque, les relations entre la France et l’Algérie étaient au plus bas. Sept mois auparavant, en décembre 1994, l’épilogue du détournement de l’Airbus d’Air France par un commando des GIA avait amené les deux pays au bord de la rupture diplomatique. Au point qu’Edouard Balladur, alors Premier ministre, avait affirmé en privé « tenir Alger pour responsable de la mort du jeune cuisinier français » exécuté par les terroristes.
Préférences. L’accueil favorable réservé par le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, à « l’offre de paix » faite à Rome par l’opposition algérienne en janvier 1995 avait encore aggravé le contentieux. D’autant que les généraux n’avaient pas pardonné à ce dernier d’avoir affirmé, en 1993 au plus fort de la « sale guerre », que « le statu quo n’était plus tenable » en Algérie. « Dès lors, estime un connaisseur du dossier, le pouvoir algérien ne rêvait que de voir Juppé détrôné par Charles Pasqua, avec qui il entretenait les meilleures relations. Les bombes à Paris visaient aussi à déstabiliser Juppé devenu Premier ministre, et à assurer un soutien sans faille de Paris à Alger. »
Reconnues par tous les services de renseignement occidentaux, les manipulations et les infiltrations des GIA par les services de sécurité algériens ne sont pas faites pour infirmer cette thèse. Les GIA demeurent en effet l’un des groupes terroristes les plus opaques. La personnalité d’Ali Touchent, dont l’ombre a sans cesse plané sur le procès de Paris, en témoigne. Présenté comme « le vrai responsable des attentats », cet « émir » des GIA est vite devenu un agent des « services » algériens (Libération des 16 février 1998 et 5 octobre 2002). Sa faculté d’échapper à au moins trois rafles de la police en France et en Belgique, alors que tous ceux qui l’ont approché étaient tués ou arrêtés, n’est qu’une partie du mystère qui l’entoure. Comment expliquer ainsi que ce « terroriste islamiste », recherché par toutes les polices après les attentats en France, se réfugie… à Alger où, non seulement il ne se cache pas, mais habite dans une cité de CNS (équivalent des CRS) proche de la caserne de Châteauneuf, une zone parmi les plus sécurisées de la capitale. La « gestion » par Alger de sa mort « au cours d’un accrochage avec les forces de l’ordre » dans un hôtel du centre de la capitale algérienne en mai 1997 a encore donné du crédit à ces accusations. Paris n’a en effet été prévenu de son décès que… neuf mois après, en février 1998. « Recherches incessantes », avançait laconiquement le communiqué algérien pour expliquer un tel délai.
La justice française aura-t-elle l’occasion de rouvrir le dossier de Saint-Michel? Bensaïd et Belkacem disposent de quelques jours pour faire appel. Et Paris attend toujours l’extradition par le Royaume-Uni de Rachid Ramda, présenté comme le « financier » des attentats et détenu à Londres depuis fin 1995.
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FIN DU PROCES DES ATTENTATS PARISIENS DE 1995
Perpétuité pour les Algériens Bensaïd et Aït Belkacem
Quotidien d’Oran, 2 novembre 2002
Au terme d’un procès qui a duré un mois, la cour spéciale d’assises de Paris a rendu mercredi dernier, tard dans la soirée, son verdict dans l’affaire communément connue des attentats de Paris de 1995. Boualem Bensaïd et Smaïn Aït Ali Belkacem, deux ressortissants algériens qui ont implicitement reconnu leur appartenance aux GIA lors de ce procès, ont été condamnés à la perpétuité assortie d’une peine de sûreté de 22 ans pour Boualem Bensaïd. Ce verdict correspond au voeu de l’avocat général qui a réclamé la même peine pour les deux accusés.
Néanmoins, M. Gino Necchi n’arrivera pas à dissimuler son malaise concernant la fragilité des preuves concernant l’attentat de la station de métro de Saint-Michel qui avait coûté la vie à 8 personnes le 25 juillet 1995. Selon l’AFP, il évoquera « une justice des hommes » et non « une justice mathématique » qui serait uniquement « basée sur des preuves scientifiques ». Rappelons que lors du procès où une quinzaine de témoins à charge ont défilé à la barre, au moins deux sont revenus sur leurs déclarations premières.
A la lecture du verdict, les deux accusés se sont contentés de répliquer par un « Allahou Akbar ». Un parent d’une fille victime de l’attentat de Saint-Michel a ouvertement affiché sa satisfaction en déclarant « maintenant il va falloir se reconstruire ». Les avocats de la défense disposent de quelques jours pour introduire des appels. Dans sa plaidoirie, Me Philippe Van Der Meun, avocat de Smaïn Aït Ali Belkacem, dira de son mandant « je vois un exécutant ». Ce qui a été interprété comme reconnaissance explicite de l’implication de Belkacem dans l’attentat du Musée d’Orsay le 17 octobre de la même année. Et d’ajouter « le mot acquittement serait scandaleux. Et pourtant je suis convaincu que cette condamnation serait injustifiable, inéquitable », rapporte l’AFP. Me Guillaume Barbe, défenseur de Bensaïd, tentera de justifier l’attitude détachée de son client par « les événements gravissimes qu’il avait subis en Algérie ». En refusant la responsabilité de son mandant dans l’attentat de Saint-Michel, il déniera le statut attribué à tort ou à raison à Bensaïd en affirmant « Kelkal s’est battu les armes à la main. C’était un émir. Pas ce fils de vendeur de tisane ». Ainsi donc, ce procès s’est achevé en laissant un certain nombre d’interrogations en suspens. Ce qui n’a pas empêché certains milieux, médiatiques notamment, de revenir à la charge en ressuscitant de vieilles rengaines totalement éculées.
Ziad Salah
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ATTENTATS PARISIENS DE 1995
Bensaïd et Aït Ali Belkacem rejugés dans une année
Quotidien d’Oran, 7 novembre 2002
Les deux principaux accusés dans la vague d’attentats parisiens ont fait appel de la décision de la Cour d’assises spéciale de Paris.
Boualem Bensaïd et Smaïn Aït Ali Belkacem n’abdiquent pas devant la justice française. Les deux principaux accusés des attentats parisiens de 1995 (8 morts et 198 blessés), revendiqués par le GIA, ont décidé de faire appel de la condamnation à perpétuité prononcée à leur encontre, par la Cour d’assises spéciale de Paris, à l’issue du procès fleuve (un mois et trois heures et demie de délibérations) qui s’est tenu en octobre. Un nouveau procès devra avoir lieu fin 2003 ou début 2004. La condamnation à vie de Boualem Bensaïd est assortie d’une période de sûreté de 22 ans, soit la peine maximale prévue par la loi française. Il a été reconnu coupable d’avoir commis l’attentat du 6 octobre 1995 près du métro Maison-Blanche, dans le XIIIe arrondissement de Paris, qui avait fait 18 blessés. Il a également été reconnu « complice » de l’attentat du RER à Saint-Michel, qui avait fait 8 morts et 150 blessés le 25 juillet 1995. Quant à Smaïn Aït Ali Belkacem, 34 ans également, il a été condamné à perpétuité sans peine de sûreté pour l’attentat du RER à la station Musée d’Orsay, qui a fait 26 blessés le 17 octobre 1995.
Le procès n’a cependant pas levé toutes les zones d’ombre sur certains auteurs des attentats à la bombe. Paris attend toujours l’extradition par le Royaume-Uni de Rachid Ramda, l’un des principaux suspects qui a toujours refusé de répondre aux questions des policiers britanniques. Il paraît lourdement impliqué dans l’attentat de Saint-Michel puisqu’il a procédé à des envois de fonds aux autres protagonistes dans les jours précédant l’explosion.
Son extradition a été refusée en juin dernier par la justice britannique qui a dit craindre qu’il ne subisse en France « des traitements inhumains et dégradants ». Paris a présenté une nouvelle demande qui sera examinée par un tribunal de première instance à Londres le 23 novembre, selon le ministère français de la Justice. L’énigme Ali Touchent est également restée entière. Présenté tantôt comme le cerveau des attentats et tantôt comme une taupe des services français et algériens, Touchent, alias Tarek, a emporté avec lui tous ses secrets après sa liquidation par les policiers algériens en 1997 dans la rue de Tanger à Alger. Les familles des victimes sont, elles aussi, reparties avec leurs interrogations.
La Cour d’assises spéciale de Paris a eu du mal à prouver la culpabilité directe de Bensaïd dans l’attentat de la station RER de Saint-Michel, le seul à avoir provoqué la mort de passagers, mais l’a confondu, au même titre que Aït Ali Belkacem, dans les deux autres attentats du métro Maison-Blanche et du RER Musée d’Orsay. « Ce n’est pas lui qui a déposé la bombe (de la station Saint-Michel, ndlr) et nous affirmons de plus qu’il ne se trouvait pas à Paris le 25 juillet. Il s’agit d’un attentat qui, judiciairement, ne trouve pas d’auteur », a souligné Me Benoît Dietsch, avocat de Boualem Bensaïd.
L’accusation dispose ainsi de suffisamment de temps pour présenter de nouvelles preuves.
Arezki Benmokhtar