Abed Charef, extrait de Octobre 1988, un chahut de gamins?

Octobre 1988

Tortures et droits de l’homme

Abed Charef, Algérie ’88 Un chahut de gamins.?

Laphomic, 1990, pp. 129-162

L’Etat de droit

Les violations des droits de l’homme révélées au grand public à la suite des émeutes d’octobre ne sont pas nouvelles. Le discours officiel sur le renforcement de l’Etat de droit cache en fait une réalité qui n’est pas toujours telle qu’on la décrit, et un avocat a souligné qu’il «faut créer l’Etat de droit, à cause des violations quotidiennes, banales des droits de l’homme». «Qui n’a pas un proche giflé dans un commissariat ou détenu une nuit sur simple décision d’un membre des forces de, sécurité ?» dit-il.

En fait, les événements d’octobre ont révélé une «dérive» qui a atteint un degré que peu de gens pouvaient imaginer. C’est le prolongement logique d’une situation qui existait déjà depuis plusieurs années, et qui a été souvent soulignée par des avocats. En 1986, l’avocat Hocine Zahouane dénonçait déjà la «dérive de la justice». Son argumentation reposait sur de nombreux points : la pratique du système judiciaire algérien a abouti à une situation où il revient à l’accusé de prouver son innocence, alors qu’il incombe à l’accusateur de prouver la culpabilité de l’accusé. En outre, la détention préventive, qui doit être l’exception, est devenue la règle, poussant certains juges à condamner des innocents pour couvrir la période de détention préventive. Quand ils ne sont pas condamnés, ceux qui ont subi une longue période de détention préventive recourent très rarement à la récente loi sur les dédommagements des erreurs judiciaires.

Au cours du procès des membres de la Ligue des droits de l’homme présidée par Me Abdennour Ali-Yahia, Me Zahouane a prouvé que le procès-verbal du juge d’instruction et celui du procureur n’étaient qu’un, seuls l’en-tête et la signature ayant été changés. Ceci aurait dû annuler toute la procédure, mais le procès s’est poursuivi. Pour ce même procès, les accusés avaient été traduits devant la cour de sûreté de l’Etat de Médéa sous l’accusation d’atteinte à la sûreté de l’Etat. Cependant, devant la faiblesse des pièces, le procureur a abandonné cette accusation. Les autres délits retenus attroupements, distribution de tracts -sont passibles d’un simple tribunal correctionnel. Or, une fois saisi d’un dossier, la cour de sûreté de l’Etat doit trancher, et ne peut se déclarer incompétente. Pour Me Zahouane, il y a eu «détournement de procédure» : on peut porter n’importe quelle accusation pour envoyer un prévenu devant la cour de Médéa, qui est obligée de juger.

Les célèbres encadrés d’El Moudjahid, avec des photos de personnes arrêtées et l’inscription «cet homme est un escroc», Constituent également une «grave violation des droits de la personne», affirme un autre avocat : une personne est présumée innocente jusqu’à ce que le juge se prononce. Les arrestations sans mandat, les perquisitions en dehors des heures légales et sans justification, les détentions dépassant le délai légal de garde-à-vue de quarante huit heures, sont fréquentes.

Dans une étude publiée par Révolution Africaine début décembre 88, un juriste, le Dr Chalabi recense les violations de libertés devenues courantes. «Les libertés publiques retenues notamment par les arlicles 39 à 73 de la constitution (35 articles) sont vidées de leurs substance», écrit-il. il souligne ainsi que si la mise à l’écart de personnalités en vue «cadre fort bien avec les péripéties d’une lutte politique qui obéit aux us et coutumes du FLN,, (elle) soulève des questions fort épineuses lorsqu’elle est analysée au plan du droit ( … ). Des questions relevant de la responsabilité politique ont été ramenées à des délits de droit commun, tout en veillant à retenir éloignées les juridictions ordinaires».

Quant aux libertés d’opinion et d’expression, elles sont «inviolables» selon l’article 53 de la Constitution, mais «leur exercice ne peut être effectif qu’une fois l’appartenance au FLN établie. Or, l’appartenance au FLN devrait être la première marque d’une manifestation d’opinion libre», note le Pr Chalabi. En d’autres mots, la liberté d’expression est considérée officiellement comme inviolable, mais elle ne peut s’exercer que dans ce qu’on appelle alors le «cadre organisé».

Cela donnera naissance à une autre formule, celle de. la «démocratie responsable», qui s’exerce dans un «cadre organisé», mais avec l’obligation de se soumettre à «l’unité de pensée». Pour le Pr Chalabi, «Ies pratiques de viol des consciences sont fort bien enracinées, à l’initiative et avec la bénédiction de l’Etat, du Parti, de l’administration».

Autres exemples, comme la destruction des bidonvilles des grands centres urbains et le déplacement des habitants qui constituent une violation du droit du choix du domicile. Le retrait du passeport et le refus de le délivrer sont de leur côté des violations au droit de déplacement. «Contrairement à l’article 48 de la Constitution, l’Etat ne garantit pas l’inviolabilité de la personne, ni celle de la vie privée». Il signale aussi «cette aberration : l’administration algérienne assigne à résidence de son propre chef, sans fondement légal, tout en mentionnant dans ses actes les visas renvoyant aux articles 10 et 11 du code pénal, c’est à dire précisément les articles qui lui interdisent d’agir en la matière comme elle le fait si souvent».

Le Pr Chalabi pose enfin le problème du «rapport entre la justice et la police, pour savoir laquelle se trouve soumise à l’autre». En réalité, on assiste à un renversement des principes d’assujettissement au profit de la police, particulièrement depuis 1979».

Quant aux violations de la Constitution instituées par des lois adoptées par l’Assemblée Nationale, il cite le cas du code de la famille adopté le 9 juin 84, qui établit selon lui une inégalité officielle entre l’homme et la femme, alors que la Constitution prévoit l’égalité entre tous les citoyens (art. 42).

D’autres aspects, plus politiques, mais consignés dans la Constitution, ne sont pas respectés, ajoute Pr Chalabi. Ainsi, l’article 33 affirme que «l’Etat est responsable des conditions d’existence de chaque citoyen. Il assure la satisfaction de ses besoins matériels et moraux, en particulier ses exigences de dignité et de sécurité. Il a pour objectif de libérer le citoyen de l’exploitation, du chômage, de la maladie et de l’ignorance». Il a donc «Ie devoir de corriger les inégalités», estime le Pr Chalabi, mais les inégalités ont fortement augmenté durant les dernières années. L’option socialiste est considérée comme «irréversible», mais les mesures concrètes prises ne vont pas dans ce sens, selon les mouvements d’opposition de gauche. Les terres nationalisées lors de l’application de la révolution agraire sont devenues propriété de l’Etat, mais leur cession à des personnes privées a été envisagées lors de la réforme de l’agriculture.

Le droit syndical est aussi affirmé par la Constitution, mais l’article 120-121 des statuts du FLN le vide de sa substance, en éliminant des syndicats les éléments les plus revendicatifs pour des raisons politiques. Le droit à l’expression ne peut s’exercer que par la canal de médias nécessitant des moyens financiers puissants, qui permettent la possession de journaux, radios, etc… Or, les journalistes, eux-mêmes sont censurés alors qu’ils sont un relais entre le pouvoir et la population ? Le cinéaste Ben Brahim est de son côté traduit en justice parce qu’on trouve chez lui des textes du PAGS, et des militants islamistes sont arrêtés, victimes de multiples tracasseries, parce qu’ils prêchent un Islam différent de celui prôné par le Ministère des Affaires religieuses.

Les Ligues de Droits de l’Homme

Cette situation a conduit à mettre la question des droits de l’homme sur la place publique, puis, logiquement, à la création de Ligue des droits de l’homme. Trois sont créées, dont deux ne sont pas agréées. Durant le printemps 85, un groupe d’avocats et intellectuels veulent fonder une ligue, mais leurs objectifs ne sont pas convergents, en raison des connotations politiques qui peuvent découler de leur action. Ils se divisent alors en deux groupes. Le premier a à sa tête Me Omar Menouer, ancien membre du collectif des avocats du FLN, qui fonde une ligue des droits de l’homme de tendance trotskiste, le second est dirigé par Me Abdennour Ali-Yahia, qui fonde à son tour une ligue dominée par les berbèristes. Les membres de la ligue de Me Menouer déposent leur demande d’agrément, mais ne mènent pas d’action publique. Par contre, les membres de la Ligue d’Ali-Yahia sont arrêtés progressivement, dès le début juillet, a mesure qu’ils agissent publiquement au nom de la Ligue. Ils sont accusés d’atteinte à la sûreté de l’Etat. Jugés en décembre 85 par la cour de sûreté de l’Etat de Médéa, ils sont condamnés à des peines de onze mois à trois ans de prison. Parmi les condamnés, il y a notamment Me AliYahia, Me Mokrane Ait-Larbi, vice président de la ligue, et son frère Arezki, le Dr Saadi, médecin à Tizi Ouzou, et le chanteur Ferhat Mehenni, ainsi que Dr Nourredine Ait Hamouda, fils du Colonel Amirouche.

Ensuite, le Président Chadli annonce qu’une Ligue des droits de l’homme est fondée, et que son action ne s’oppose pas à celle de l’administration, mais la complète. En avril 87, nait la troisième ligue, présidée par Me Miloud Brahimi qui a à affronter dès sa création, un lourd fardeau : elle est taxée de «ligue régimiste», de «ligue du pouvoir». De longs débats ont eu lieu alors dans les milieux intéressés par la question des droits de l’homme, portant notamment sur la question suivante : est-il préférable d’avoir une ligue agréée, qui mène des actions dans les limites possibles imposées par le système, ou bien faut-il placer les droits de l’homme en dehors du système, au risque de faire figure de mouvements d’opposition ? La suite des événements semble avoir tranché en faveur de la première solution. La Ligue de Me Brahimi s’est en effet montrée la plus efficace dans l’action, c’est elle qui a obtenu le plus de résultats concrets. Les deux autres ligues avaient aussi des étiquettes, celle de Me Menouer étant considérée comme trotskiste, celle de Ali-Yahia se voyant reprocher de recruter essentiellement à Tizi Ouzou et Alger. Mais la Ligue présidée par Me Brahimi n’est pas affiliée à la Fédération internationale des droits de l’homme, qui a déjà admis en son sein celle de Me Ali-Yahia. Le président de la FIDH critique même publiquement Me Brahimi.

L’existence et l’action de ces ligues ont-elles apporté un changement ?

Des résultats ont été atteints. Les droits de l’homme ne sont plus un sujet tabou. Quelques graves erreurs judiciaires sont révélées au grand public, comme celle des deux postiers de la région de Béjaïa, arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison pour un vol qu’ils n’ont pas commis.

Mais le fond reste le même : c’est tout un système qu’il faut revoir, disent les avocats : les rapports entre la justice et la police, la restauration, dans la pratique, du principe selon lequel toute personne est présumée innocente jusqu’à ce qu’elle soit jugée. Sans quoi, la route est ouverte aux dérapages, et c’est ce qui ne manque pas de se produire lors des événements d’octobre, à une échelle plus grande.

Dérapages et réaction de la Ligue des droits de l’homme

A la veille du 5 octobre, les arrestations préventives commencent. Elles sont effectuées, sans mandat, par des individus qui ne déclinent pas leur identité. Les personnes arrêtées sont détenues pendant des périodes qui dépassent largement le délai de garde à vue de quarante huit heures, sans être présentées au parquet. «Ce sont des arrestation arbitraires», déclare Me Brahimi, Président de la LADH.

Le 8 octobre, le Ministère de la justice annonce que les personnes arrêtées pendant les émeutes seront traduites devant des «tribunaux statuant en audiences spéciales» et, «Afin que force reste à la loi, les fauteurs de troubles graves ayant commis des destructions de biens publics et privés, porté atteinte à l’intégrité physique des citoyens et du symbole même du patrimoine national, seront jugés par des tribunaux statuant en audience spéciale». La veille, le commandement militaire de l’Etat de siège avait déjà annoncé l’arrestation de 900 personnes, qui sont toutes susceptibles d’être traduites devant les tribunaux des flagrants délits.

Les premiers procès signalés ont lieu à Annaba et AinDefla. A Annaba, les peines prononcées sont de quatre, six et huit ans de prison. Les prévenus sont défendus par des avocats commis d’office. A Ain Defla, les procès ont lieu la nuit, sans la présence d’avocats, et donnent lieu à des verdicts de deux à cinq ans de prison. Ce procédé se généralise ensuite, mais dans certaines villes, des collectifs d’avocats s’organisent spontanément pour défendre les accusés.

Dès le 11 octobre, la LADH s’oppose à cette procédure des flagrants délits. «L’Etat a le droit et même l’obligation de traduire en justice quiconque enfreint la loi, mais la LADH entend que la loi soit respectée en premier lieu par ceux-là mêmes qui sont chargés de l’appliquer, et que les droits de la défense soient scrupuleusement sauvegardés. Or, les audiences annoncées par la chancellerie ne sauraient être que des audiences de flagrants délits, qui se tiendraient dans une précipitation gravement attentatoire au principe constitutionnel de la présomption d’innocence et hautement préjudiciable à l’administration d’une bonne justice». La LADH lance un appel au Président Chadli «pour que cette procédure, à la fois sommaire par nature et spéciale au vu des circonstances, à la nature des délits et au nombre des prévenus, soit écartée au profit d’une procédure d’instruction seule à même de garantir les droits de la défense, composante essentielle des droits de l’homme». Enfin, la Ligue demande une audience au chef de l’Etat pour exposer ces problèmes.

Le lendemain, 12 octobre, la LADH demande «la libération de toutes les personnes interpellées ces derniers jours en raison de leurs opinions ou de leur militantisme syndical ou culturel». «Il n’y a pas de solution policière ou judiciaire aux problèmes de société qui interpellent le pays», déclare le Président de la Ligue, qui condamne les procédures des flagrants délits, émettant «les plus expresses réserves sur leur régularité».

Dans une conférence de presse donnée le lendemain, Me Brahimi estime à plus d’un millier les intellectuels, artistes et travailleurs arrêtés en raison de leurs idées. Il annonce que certains d’entre eux ont commencé à être libérés, et demande l’élargissement des autres. Il s’agit surtout des militants de gauche, sympathisants ou proches du PAGS et de diverses organisations trotskistes, comme l’organisation socialiste des travailleurs (OST) ou l’organisation révolutionnaire des travailleurs (ORT).

Me Brahimi annonce que la LADH a décidé de constituer une commission d’enquête, et qu’elle demande aux autorités d’en former une autre, pour «que rien ne soit laissé dans l’ombre». Ce sera «une commission nationale composée de personnalités indépendantes qui auraient pour mission de prendre la mesure exacte des tragiques événements que vient de connaître notre pays, sans complaisance aucune ni démagogie».

«Mais d’ores et déjà, on peut tirer certaines conclusions. Il faut d’abord relever le nombre d’adolescents morts pendant les troubles. Pour répréhensibles que soient les actes de pillage et de vandalisme qui ont marqué ces troubles, ils n’excusent pas les excès de la répression que nous condamnons sans réserve ( … ) Nous condamnons avec la même énergie la répression qui s’est abattue sur les manifestions pacifiques qui, nous en sommes convaincus, auraient pu être maîtrisées autrement.

Dans la semaine qui suit, les droits de l’homme sont portés sur la place publique grâce à une série d’actions menées par les étudiants, les avocats, les journalistes, les, médecins, etc… Un groupe d’étudiants entame, mardi 18 octobre, une grève de la faim à l’université de Bab-Ezzouar, pour réclamer une amnistie générale, l’instauration de la démocratie et l’arrêt des mauvais traitements. La grève de la faim commence en même temps qu’une assemblée générale regroupant les professeurs des universités du centre du pays, à laquelle assiste Me Miloud Brahimi. A l’université de Bouzaréah, les étudiants organisent de leur côté une marche silencieuse.

Le 19 octobre, c’est au tour des bâtonniers, des avocats d’Algérie de se prononcer pour «un pouvoir judiciaire indépendant». «Les arrestations massives» ont mené à «des erreurs et des dépassements touchant les libertés fondamentales du citoyen et de ses droits tels que prévus par la constitution». Les prévenus traduits devant les tribunaux des flagrants délits, n’ont pu «bénéficier du droit de défense reconnu au citoyen», à cause de la «précipitation» imposée par cette procédure. Ils ont été condamnés à des peines «sévères».

Les bâtonniers affirment «leur profonde conviction» que les droits de la défense «ne peuvent s’exercer que dans le cadre d’une justice indépendante. Il ne peut y avoir d’état de droit qu’avec une justice forte (qui) ne peut exister que dans le cadre d’un pouvoir judiciaire indépendant et dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs»

Le même jour, les membres fondateurs de la ligue des droits de l’homme demandent une commission d’enquête sur «les atteintes aux droits de l’homme et de la défense qui ont pu être commises à l’occasion des événements» d’octobre. Enfin, une délégation de la Ligue est reçue le même jour par le Président Chadli.

Réaction des autorités

La délégation de la Ligue comprend notamment son Président, Me Miloud Brahimi, son secrétaire général, l’écrivain Rachid Boudjedra, un membre de son comité directeur, Me Ali Benflis, futur ministre de la justice, et Salah Boubnider, ancien colonel chef de wilaya durant la révolution armée. A l’issue de la rencontre Me Benflis déclare que la Ligue a exposé au chef de l’Etat les problèmes posés par les violations des droits de l’homme, et qu’il a été réceptif à leurs doléances. Peu après, l’APS rapporte que le Président Chadli a déclaré que «tout dépassement sera sanctionné, dans le strict respect de la loi». Cette formule de «dépassement» inclut aussi la torture, mentionnée pour la première fois par le chef de l’Etat, et sur laquelle on reviendra.

Le Président Chadli affirme aussi sa «volonté de promouvoir le cadre légal permettant à toutes les sensibilités de s’exprimer en toute démocratie», et à «encourager les membres de la LADH à continuer à défendre les droits de l’homme et à faire état de tout dépassement dans ce domaine».

Cette rencontre met fin à une semaine de flottements, durant laquelle les violations des droits de l’homme et la torture sont évoquées dans les réunions publiques, mais officiellement occultées. Cette situation ambiguë laisse même se poursuivre les dérapages. Ainsi, la télévision a annoncé le 15 octobre que tous les mineurs, environ 500, et toutes les personnes arrêtées pour délit d’opinion pendant les émeutes sont libérées. Les procès devant les tribunaux des flagrants délits sont suspendus, «pour permettre aux inculpés de mieux préparer leur défense». Mais le lendemain, des procès à huis-clos ont lieu même à Alger, où une cinquantaine de prévenus sont jugées. Les arrestations se poursuivent aussi, avec l’apparition pour la première fois des «bouchkara»*. Les intellectuels, dénonceront plus tard cette «institution de la délation», et le Ministre de l’Intérieur, M. El-Hedi Khediri, nie catégoriquement que les services de la police aient eu recours à cette méthode, qui rappelle celle utilisée par les parachutistes français du général Massu durant la guerre d’Algérie. M. Khediri déclare même dans une conférence de presse qu’il a donné ordre de «tirer à vue» sur les «bouchkara» et ceux qui les accompagnent.

En outre, au 17 octobre, 721 personnes ont été déjà jugées par des tribunaux de flagrants délits, dont seulement ont été relaxées. Le cas des condamnés pose déjà problème, et la LADH a demandé qu’il soit revu. La même demande a été formulée par le bâtonnier d’Alger, Me Ahmed Abéche, dans une interview diffusée par la télévision. Il insiste aussi sur «la nécessité, pour les autorités, de respecter l’Etat de droit, les droits de la défense et des accusés, et les principes d’équité qui sont à la base de la justice».

Malgré toutes ces protestations, le Ministre de la Justice, M. Mohamed Chérif Kharroubi, déclare dans une interview publiée le 17 octobre par El Moudjahid, que les prévenus ont été jugés «selon la procédure légale normale ( … ), mais toujours en séances spéciales», en raison du «nombre de détenus et du climat qui imposait qu’on fasse vite». «Tous les droits de la défense seront respectés, qu’il s’agisse de l’accès aux dossiers, de la délivrance des permis de communiquer ou d’autres droits reconnus par la loi». Il précise aussi que la procédure des flagrants délits impose que le délai entre la date à laquelle est commis l’acte retenu par l’accusation et le procès «ne doit pas excéder huit jours».

Le 20 octobre, au lendemain de la rencontre Chadli-LADH, à l’issue de laquelle le chef de l’Etat reconnait les dépassements, le Ministre de la Justice réaffirme que les procès ont eu lieu «dans le strict respect de la loi». «Les personnes appréhendées ont fait l’objet, soit d’une information judiciaire, soit d’une procédure de flagrants délits prévues par la loi. Les procès ont eu lieu dans le strict respect de la loi, y compris celui pour les prévenus d’organiser librement leur défense ( … ). Les prévenus condamnés ont usé de leur droit d’appel, conformément à la loi». M. Kharroubi «félicite les magistrats pour leur engagement et leur attitude courageuse dans l’accomplissement de leur devoir (…) Malgré les menaces et pressions, les magistrats ont assuré le fonctionnement de leur juridiction, en n’obéissant qu’à leur devoir et leur conscience», dit-il dans une déclaration publiée par la presse.

Face à la pression de l’opinion et d’une décision de la présidence, M. Kharroubi se désavoue cependant le 31 octobre au soir. A la veille de la commémoration du 34ème anniversaire du ler novembre 1954, il décide de remettre en liberté provisoire toutes les personnes arrêtées pendant les émeutes. Un communiqué annonce en effet que «le Ministre de la Justice a instruit les procureurs généraux de faire requérir la liberté provisoire des personnes arrêtées lors des récents événements. La décision est prise «en application des orientations reçues du Président de la République, et à l’occasion de l’anniversaire du ler novembre».

Cette mesure d’apaisement, qui intervient quatre jours avant le référendum sur la révision de la Constitution, était attendue , pour l’occasion du Mawlid Ennabaoui, célébré trois jours plus tôt. Elle appelle cependant une remarque : son effet est évidemment positif, mais ce n’est ni une grâce, ni une amnistie, telles que prévues par la loi ou la constitution, et constitue donc une ingérence du chef de l’Etat dans les affaires de la Justice. Un avocat note alors ce paradoxe : «Il a fallu une décision parfaitement illégale pour avoir un résultat parfaitement positif. On ne peut que s’en féliciter, mais il est préférable de ne pas en arriver là». La Ligue des droits de l’homme se félicite de cette mesure.

Droits de l’homme et revendications politiques

L’existences de trois ligues des droits de l’homme a-t-elle renforcé leur action ou se sont-elles affaiblies en se présentant dispersées ? La querelle entre les Ligues sur la manière de défendre les droits de l’homme, doublée de certains conflits personnels, ont-ils gêné leur action ? Difficile à dire. Celle présidée par Me Miloud Brahimi a pu travailler publiquement, et a donc dénoncé, y compris dans la presse algérienne, les atteintes aux droits de l’homme. Celle présidée par Me Ali-Yahia, affiliée à la fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), a pu mener une certaine activité sur le plan international, mais certaines de ses initiatives, comme l’invitation de l’actrice française Isabelle Adjani, a donné lieu à une controverse, le quotidien AI-Chaab allant jusqu’à écrire qu’Adjani est une «putain importée par Ali-Yahia». La diversité de ces associations a cependant permis d’occuper le terrain médiatique dans toute son ampleur, et mettre cette question sur la place publique. Us ligues ont aussi forcément été amenées à agir sur un terrain politique, qui dépasse nettement celui des droits de l’homme. Cet empiétement sur le terrain politique apparaît ainsi dans un rapport daté du 2 novembre 88 présenté par la FIDH dans lequel écrit Me Ali-Yahia :

«Ce que le peuple ne veut pas, ce qu’il rejette:

– «Le parti unique et son monopole sur la vie politique, économique et sociale du pays.

– «Les interdits , les tabous, les privilèges, les prébendes, les passe-droits, la corruption, la nomenklatura. Une Algérie à deux et même trois vitesses, où les riches sont toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres.

– «Les atteintes aux droits de l’Homme, qui sont multiples et se caractérisent par trois traits : l’absence de justice libre, l’absence d’information libre, l’absence d’une force démocratique libre.

– «Une information mutilée, aseptisée, qui repose sur le code de l’information, code du silence et du secret, répressif, médiéval dans sa conception, et chaussé des deux chaussures orthopédiques, que constituent la censure et l’autocensure

– «Un Etat qui se veut procureur, juge et partie, bourreau.

– «Les dirigeants qui se disent propriétaires et non dépositaires du pouvoir, qui refusent d’être déposés démocratiquement, et de se soumettre au libre choix populaire et à sa sanction.

Ce que le peuple veut:

– «Non pas des changements dans le régime, mais un changement fondamental du régime lui-même. Ce qui est en cause, c’est le régime politique et social de l’Algérie. Un Etat de droit, et la démocratisation de toutes les institutions.

– «Une démocratie basée sur la tolérance, la justice, le respect de l’autre, de celui qui pense autrement, où les opinions les plus différentes peuvent s’exprimer en toute liberté et s’affronter en toute indépendance.

– «L’alternance qui est à la base de la démocratie.

– «La possibilité, le droit pour les citoyens, de choisir le type de régime qu’ils veulent, et de changer démocratiquement les hommes qui les dirigent.

– «Qu’ils soient associés à l’élaboration des décisions qui les concernent.

La cécité politique du pouvoir est frappante

Comme on le voit, ces revendications dépassent largement le cadre des droits de l’homme, mais portent sur un projet politique, la démocratie libérale à l’occidentale, que Me Ali-Yahia estime être le cadre dans lequel les Droits de l’Homme peuvent être sauvegardés.

La ligue présidée par Me Brahimi empiète elle aussi sur le terrain politique, comme cela apparaît clairement dans son rapport sur «la dérive de l’information» durant les événements, rapport élaboré par une commission d’enquête et rendu public le 16 novembre. Elle estime en effet que le code de l’information adopté par l’Assemblée Nationale le 6 février 1982 constitue en lui-même une atteinte aux Droits de l’Homme :

«L’abrogation du code de l’information doit intervenir dans les plus brefs délais. (Ce code) mérite une attention particulière. En effet, ce code de l’information organise le cadre juridique nécessaire à la mise sur pied d’une presse partisane et de propagande. Les dispositions de cette loi concourent toutes à l’exclusive autorité du Parti du FLN.»

«Il est évident que cette perspective tourne radicalement le dos aux dimensions qu’envisage aujourd’hui un pays qui s’ouvre aux sensibilités multiples et présentés.»

Le rapport de la Ligue demande que la presse soit «débarrassée de tout contrôle policier et de l’obligation desséchante de la vérité unique». Il souligne aussi le fait : «Il ne semble plus utile d’entrer dans l’analyse détaillée des diverses dispositions du code de l’information, qui apparaît dans son ensemble comme une atteinte aux Droits de l’Homme. La LADH demande l’élaboration rapide d’un nouveau code de l’information pour permettre l’expression de toutes les sensibilités nationales au moyen d’une presse libre», et «soutient la demande générale des journalistes relative à la mise en place dans chaque organe de presse, de comités de rédaction, partageant avec la direction la gestion de l’information».

La ligue « Brahimi » utilise le terme «sensibilités», qui figure dans les projets de réformes politiques présentés par le Président Chadli, alors que celle d’Ali-Yahia a un ton plus tranché. Me Ali-Yahia dit clairement qu’il rejette les réformes présentées par le Président Chadli, quand il affirme que «le peuple veut non pas des changements dans le régime, mais un changement fondamental du régime lui-même». La Ligue de Me Brahimi tente, de rester dans le strict domaine des droits de l’homme, mais elle se trouve projetée sur la scène politique.

L’enquête de la LADH sur «la dérive de l’information» a aussi montré où en était arrivée la censure dans la presse algérienne. Dans un premier temps, la Ligue avait invité des journalistes à venir apporter leurs témoignages mardi 26 octobre à son siège. Le déferlement de quelques 250 journalistes l’a forcé à reporter la réunion.

La rencontre se tient finalement le jeudi 28 octobre dans une salle de cinéma, le «Mouggar». Les journalistes contestent la présence au sein de la commission d’enquête de M. Abdelkrim Djaad, ancien rédacteur en chef d’Algérie-Actualités, qui quitte la commission après avoir été accusé d’ancien censeur. Un journaliste d’El Moudjahid, M. Abdennour Dzanouni, relate cet exemple de censure : à la veille d’une session du Comité central, la météo prévoit que la mer sera «agitée». Comme ce mot peut prêter à équivoque, les responsables d’El-Moudjahid le suppriment et annoncent que «la mer sera belle … »

Un autre journaliste, qui écrivait un article sur les oiseaux, a cité, parmi les oiseaux de proie, «les vautours et les rapaces». Cette expression a été rejetée, parce qu’elle pouvait désigner certains affairistes ou responsables… Enfin, un autre a utilisé le mot «censure» dans un article sur la création culturelle et littéraire. Ce mot «censure» a été supprimé, sous prétexte qu’il n’y a pas de censure en Algérie.

Plus généralement, les journalistes se sont plaint de la censure quotidienne, qui exclut tout écrit critique envers le pouvoir, le système ou des responsables.

Cela conduit la LADH à dénoncer la «désinformation totale» qui a régné durant les événements d’octobre, et qui a été la conséquence des «entraves que rencontrent les journalistes dans l’exercice de leurs fonctions depuis 1962 : humiliations, répressions professionnelle et policière, listes noires, fichage, interdits d’écrire, mutations arbitraires, délation juridiquement organisée, écrits dénaturés ou falsifiés, et censure systématique dont sont victimes les journalistes de la part des autorités de presse à tous les niveaux». La Ligue prend dès lors les faits et causes pour «le mouvement des journalistes algériens», qui n’était pas encore reconnu officiellement. Elle «demande la révision du statut du journaliste en vue de protéger la fonction contre toute pression et répression tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des organes de presse. Le respect des droits de l’Homme est inconcevable si la fonction des journalistes n’est pas correctement protégée». Cette position l’amène à «soutenir la demande des journalistes relative à la création d’une organisation professionnelle représentative et démocratique, indépendante de toute tutelle».

Le rapport de la Ligue sur les violations des droits de l’homme

Le 19 novembre 1988, après trois semaines d’investigations, la LADH a publié un rapport qui note que «les tragiques événements d’octobre ont entraîné des atteintes graves aux Droits de l’Homme, compris comme droit à la vie, à l’intégrité physique, l’inviolabilité du domicile et à un juste procès». Les témoignages recueillis sont relatifs à «des interpellations, des arrestations, des interventions des forces de l’ordre, des conditions de détention et des poursuites judiciaires».

«Les témoignages recueillis se répartissent comme suit

– Arrestations arbitraires 100

– Personnes blessées par balle 13

– Personnes torturées 51

– Personnes décédées 51

– Personnes disparues 13

Ces chiffres ne concernent que les témoignages recueillis pendant les trois premières semaines d’investigations aux «moyens d’investigations limités» et aux «appréhensions encore vivaces des victimes et de leurs proches». De nombreuses arrestations ont été faites «sur simple indications vagues et arbitraires ( … ) certaines personnes ont été appréhendées en raison de leurs opinions réelles ou supposées, et sans qu’à aucun moment, ne leur ait été reproché une participation quelconque aux manifestations».

Les arrestations, suivies de perquisitions, ont été faites sans mandat, «et parmi les personnes interpellées, figuraient de nombreux mineurs». «Les témoignages sont’ unanimes pour affirmer que les auteurs de ces arrestations n’ont jamais décliné leur qualité, et à fortiori leur identité, rendant ainsi impossible l’identification des services de sécurité auxquels ils appartiennent. D’ailleurs, la confusion résultant de ces méthodes a été à l’origine de «graves dépassements», affirme la Ligue, citant l’exemple du patron du «Tamaris», une boite de nuit d’Ain-Taya, qui a participé à l’enlèvement et à la torture de sept jeunes habitants de cette localité.

«Alors que l’état de siège n’était en vigueur qu’à Alger, sur le territoire des daïrates de Chéraga et Rouiba, dans d’autres régions du pays, les autorités militaires se sont substituées aux autorités juridiquement compétentes en matière de maintien de l’ordre. Il faut encore signaler que certains responsables du service de sécurité n’ont pas hésité à donner à leur action un caractère de règlement de comptes, et cette attitude grave et irresponsable s’est manifestée jusqu’aux derniers jours du mois d’octobre, comme ce fut le cas à Tiaret, où onze morts sont à déplorer».

«Outre la détention dans les locaux de la police et de la gendarmerie, devenus pour la circonstance évidemment exigus compte tenu du nombre des interpellations, des personnes appréhendées ont été concentrées dans des lieux inappropriés (stades, casernes, arènes à Oran, et autres lieux non réglementaires). Durant leur séjour dans de telles conditions, certaines personnes, bien que sérieusement blessées, n’ont pas reçu les soins nécessités par leur état de santé. A Hadjout, cinq blessés par balle n’ont été hospitalisés que douze jours plus tard».

«Il faut signaler que les règles régissant la garde à vue ont été totalement méconnues pendant les interpellations : à Boufarik, par exemple, les personnes arrêtées ont séjourné six jours dans les locaux de la police, plus spécialement la brigade de gendarmerie.

«La phase judiciaire s’est caractérisée par un état de non droit pendant au moins 48 heures, période au cours de laquelle ni la défense, ni les familles n’ont pu communiquer avec les prévenus puisqu’aussi bien les avocats que les parents se sont vus interdire la délivrance des permis de communiquer». Ceci dément la déclaration du ministre de la justice, qui avait affirmé qu’elle était accordée régulièrement.

«En dépit des traces de violences visibles sur nombre de personnes présentées au parquet, les autorités judiciaires n’ont pas cru devoir informer les victimes de leurs droit de solliciter un examen médical, au mépris des dispositions très claires de la Constitution et du code de procédure pénale».

Avant la décision du Président Chadli de faire suspendre les procès devant les tribunaux des flagrants délits, «plusieurs centaines de personnes avaient été jugées et lourdement condamnées, au mépris des droits les plus élémentaires de la défense et parfois ( … ) sur instruction de la chancellerie (Annaba). C’est ainsi que des tribunaux comme ceux de Ain Defla et Rouiba auraient siégé de nuit dans le cadre d’un huis-clos de fait, et ont rendu des jugements quasi-clandestins. L’analyse des procédures soumises aux parquets permet de souligner le caractère assurément désordonné et souvent aveugle des arrestations. L’aspect stéréotypé des procès verbaux a eu pour conséquence la notification uniforme et systématique à toutes les personnes présentées de trois inculpations: attroupement, vols et dégradation de biens».

Dans ses conclusions, la LADH «exige la publication des listes nominatives exactes et complètes des personnes blessées, tuées et disparues.». Dans les autres points contenus dans ses conclusions, elle :

– «Rappelle aux autorités judiciaires le droit des familles des personnes décédées de mort violente de faire procéder aux autopsies des corps». La famille du journaliste de l’APS, Sid Ali Benmechiche, a fait une demande en ce sens, et n’a pu l’obtenir malgré les assurances de plusieurs hauts responsables, dont au moins deux ministres.

– «Demande que les poursuites soient engagées contre les responsables et les auteurs des atteintes aux droits de l’homme constatées.

– «Estime nécessaire de rendre effectif le contrôle des services de police judiciaire par les autorités judiciaires.

– «Souhaite la création d’une inspection générale des Polices.

– « Décide de se constituer systématiquement partie civile à l’occasion de toutes les procédures susceptibles d’être engagées.

– «Invite les autorités du pays à ratifier dans les meilleurs délais trois documents adoptés par l’Assemblée générale de l’ONU:

a) le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels,

b) le pacte international relatif aux droits civils et politiques,

c) les conventions contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants>.

Ces textes seront paraphés, cinq mois plus tard, en avril 1989, par l’Assemblée Nationale, qui révise aussi le code pénal.

Dans la déclaration préliminaire faite avant la présentation du rapport, Me Miloud Brahimi souligne que «le moment semble venu de décréter une amnistie générale pour consolider la paix sociale et permettre au gouvernement de préparer l’avenir dans la sérénité.». C’est pourquoi il lance, au nom de la Ligue Algérienne des Droits de l’Homme, un appel au Président de la République pour une amnistie générale.

Il réaffirme aussi sa volonté d’aller vers une union avec les autres ligues, en déclarant : «C’est l’occasion de rappeler ce nous avons toujours soutenu, à savoir que le regroupement de tous les militants des droits de l’Homme, sans exclusive aucune, devient plus impératif que jamais, et comme vous le savez sans doute, nous nous y employons».

Qui a torturé ?

La torture semble avoir été le fait de la police, de la gendarmerie et de la DGPS (direction générale de la prévention et de la sécurité), selon les témoignages de personnes torturées. D’autres citent aussi des particuliers plus ou moins liés aux services de sécurité, et des responsables civils auraient au moins assistés à la torture.

Les témoignages de la population de Ain Benian mettent en cause un officier de police, Mohamed Griche, cité par de nombreuses personnes : un peintre d’Ain Benian, âgé de 24 ans, arrêté le 7 octobre, affirme que Griche l’a torturé, et lui a dit que la seule manière de s’en sortir.

Deux autres personnes torturées après leur arrestation, la première le 8 octobre, la seconde le 10 octobre, toujours à Ain Benian, citent Griche parmi les policiers qui les ont torturées.

Un autre habitant d’Ain Benian met en cause un adjudant de police nommé «Mouloud», et le commissaire de police d’Ain Benian est cité par un commerçant de 18 ans, qui a été passé à tabac.

De son côté, Hocine Khaiti, ingénieur agronome dAin Benian, met en cause un «officier Mustapha», qui appartient à la DGPS. Racontant son interrogatoire, Hocine Khaïti déclare : «Profitant d’un moment d’accalmie, j’ai posé cette question à l’officier :

– Etes-vous de la DGSN ou de la sécurité militaire ?

– Je suis un cadre de la DGPS, me répondit-il, ajoutant: «parler des problèmes du logement des problèmes sociaux, pour nous, c’est la même subversion». ( … )

Après le passage dans un commissariat de Zéralda, «on m’a embarqué dans une Golf», raconte Khaïti. Un des civils m’a placé la tête sous sa cuisse pour que je ne puisse pas me repérer. Il avait une mitraillette posée sur les genoux. Nous avons roulé, et j’ai compris en arrivant que nous étions à Sidi Fredj, dans le camp des parachutistes, non loin du cimetière».

Un autre officier de la DGPS, Madjid, est cité par M. Khaïti, ainsi que par Mohamed Merouani, 30 ans, employé des PTT, dans un témoignage publié le 10 novembre par Algérie-Actualités.

Pour les tortures, «les officiers de la DGPS et les paras se relayaient», selon Khaïti, qui a affirmé que le wali de Tipaza assistait à la torture.

M. Bettahar Abada, enseignant à l’Institut National d’Enseignement Supérieur, arrêté le 4 octobre, précise lui aussi qu’on lui a dit «ici, tu es à la DGPS». «Le gardien était en tenue militaire, et le langage qu’emploient les hommes entre eux est un langage militaire. L’un d’eux m’a dit : ici, tu es au cour de lEtat. La politique, c’est nous».

Les habitants de Boufarik mettent surtout en cause la gendarmerie. «Les exactions ont été surtout le fait de la gendarmerie de Boufarik, dont le siège s’est transformé en un véritable centre de torture. Elle a aussi eu recours à la pratique honteuse des Bouchkara», affirme une déclaration adoptée le 12 novembre à l’issue d’une assemblée générale regroupant 2.000 personnes. La déclaration mentionne la présence du chef de daïra pendant les séances de torture.

Les habitants d’Ain-Taya ont de leur côté publié une déclaration affirmant que «Hadj Moumène», patron du «Tamaris», une boite de nuit, a participé à l’enlèvement de deux groupes de jeunes du village, puis à leur torture.

Par contre M. Saci Belgat, enseignant à l’Institut de Technologie agricole (ITA) de Mostaganem, a affirmé qu’il a été emmené à Alger, menottes aux poings. E a été interrogé à la DGSN où il a «subi un interrogatoire en règle, sans brutalités ni intimidations».

Dans la confusion qui a régné lors des événements d’octobre, des personnes d’horizons très divers, des jeunes, des plus âgés, des enfants, ont été torturés. La plupart de celles dont la ligue des droits de l’homme et le «comité pour une mobilisation nationale contre la torture» ont recueilli les témoignages déclarent qu’elles ont été frappées dès leur arrivée dans les commissariats. Un habitant d’Ain Benian, cité dans un document intitulé «des témoignages accablants» établi par ce comité, déclare : «les policiers en civil se sont mis à me frapper à l’aide de bâtons et de nerfs de boufs. Ils m’ont par la suite fait tomber par terre, ils m’ont attaché les mains et les pieds avec des menottes et ils se sont mis à me frapper pendant une vingtaine de minutes sans m’interroger. Ils ne savaient même pas pourquoi ils m’avaient convoqué au commissariat».

Les commissariats les plus souvent cité sont ceux d’Ain Benian, Zeralda, Ain Defla et la brigade de gendarmerie de Boufarik.

De nombreux jeunes, connus dans leurs quartiers comme animateurs, des repris de justice, et des personnes arrêtées sur le tas pendant les émeutes, ont été torturées. Le même habitant d’Ain Benian, cité plus haut, décrit une scène qui s’est passée au camp de Sidi Fredj : «On a ramené un jeune garçon de seize ans entouré de trois policiers, et on l’a sodomisé. Un policier entrant dans la salle, connaissance de ce qu’on a fait à l’adolescent, a remis sa carte de police et son pistolet en signe de protestation». Hocine Khaïti en parle aussi : «Les jeunes étaient torturés devant nous. C’était monstrueux. On les sodomisait avec des pieux. Certains étaient tout simplement violés par des paras, avec cette insulte suprême qu’on leur lançait : «maintenant, vous êtes des femmes.» Pour

me terroriser, on me faisait assister à des scènes de sodomie de ces jeunes, qui avaient entre 16 et 20 ans ( … ) On menaçait certains : ou tu signes que tu es meneur, ou on te sodomisé. C’était un chantage ignoble. Ces jeunes signaient n’importe quoi, tout ce qu’on leur demandait».

Parmi les torturés, beaucoup sont accusés d’être militants du PAGS. La plupart arrêtés à la veille des émeutes sont des gens de gauche, militants, sympathisants ou proches du PAGS. Hocine Khaïti, déjà cité, précise : «On m’accusait d’appartenir et d’être un responsable zonal du PAGS, et d’être également l’instigateur de l’insurrection dans la région. Les questions qu’on me posait concernaient mes fréquentations, mes opinions politiques et nies prises de position ( … ) Un moment, j’ai parlé des droits de la défense. L’officier qui m’interrogeait me répond : «les avocats qui s’agitent maintenant sont des communistes. On va les embarquer eux aussi.». Arrive un autre officier, Madjid de Zéralda. Il eut ces mots pour moi : «la balle était dans votre camp, nous avons sué pour la reprendre. Maintenant, nous ferons ce que nous voudrons».

Quelle torture ?

Sur les 51 premiers témoignages recueillis au 16 novembre, la Ligue des Droits de l’Homme a noté que «les mauvais traitements ont consisté particulièrement en

– «Châtiments corporels.

– «Matraquages par instruments contondants.

– «Coups et blessures par arme blanche.

– «Contrainte des personnes arrêtées de se déshabiller, à ramper nues sur un sol jonché de gravier et de bris de verre (au camp militaire de Sidi Fredj).

– «Utilisation de la baignoire (immersion.

– «Utilisation de la «gégène» (application des électrodes sur les parties du corps).

– «Violences sexuelles.

– «Sodomisation par instruments tels que goulot de bouteille ou manche de pioche (gendarmerie de Boufarik).

– «Brûlures par cigarette (Boufarik).

– «Administration forcée de liquides ou produits nocifs divers, urines, eaux usées.

Ce rapport de la ligue, rendu public le 16 novembre, note que «lorsqu’il a été possible aux familles et aux avocats de communiquer avec les détenus, il a été révélé que certains présentaient des traces de sévices visibles. D’autres se sont plaints de mauvais traitements, allant de simples coups jusqu’à la torture. La gravité de ces atteintes a été révélée (publiquement, pour la première fois), le 17 octobre à l’Université de Bab-Ezzouar, à travers les premiers témoignages d’une dizaine d’enseignants et de militants syndicalistes qui venaient d’être libérés».

Il souligne aussi que «selon certains témoignages, les auteurs de tirs (pendant les émeutes) ont agi parfois avec la volonté délibérée de tuer (El Harrach, Belfort, Sidi Lakhdar wilaya d’Ain Defla, Bouzaréah, Chéraga, Blida). Il est signalé également le décès d’une personne à la suite de ce qui semble être des tortures». Le rapport relève également que «la Ligue a été saisie de 11 cas de personnes disparues au niveau d’Alger. A notre connaissance, et à ce jour (au 16 novembre), ces personnes n’ont pas reparu.».

Un habitant d’Ain Benian, arrêté le 9 octobre, déclare «( … ) Une fois la fourgonnette arrivée (au camp de Sidi Fredj), ils nous ont ordonné de nous déshabiller et de rester en slip. Il fallait ramper sur le gravier pendant que des paras nous arrosaient d’eau et d’autres nous battaient avec des tuyaux. Ils nous surveillaient avec des fusils.

«Une fois la nuit venue, ils ont commencé à nous appeler par nos noms, un à un, et chaque fois, on entendait des cris. Je tremblais de peur. Mon tour est arrivé. Quelqu’un m’a pris par la taille et m’a traîné jusqu’à la salle de torture. Ils m’ont demandé d’enlever la chemise et le pantalon et de me mettre contre le mur. Ils ont commencé à me frapper sur le dos avec un manche en bois. Ils s’arrêtaient de temps en temps, puis reprenaient le passage à tabac. J’ai dit n’importe quoi pour qu’ils s’arrêtent.

«Ils ont voulu que j’accuse un ami, que je dise que c’était lui qui avait brûlé le monoprix. Sous la douleur ‘j’ai dit que c’était lui. Ils ont commencé à le tabasser. Ils lui ont demandé de signer des papiers. Ensuite, ils m’ont demandé de frapper mon ami, vu qu’il avait brûlé des biens de l’Etat. Comme je n’avais qu’à obéir, je l’ai frappé, mais doucement’. En voyant cela, l’un des «civils» m’a dit que ce n’est pas comme ça qu’on frappe, et m’a montré «comment», en me frappant. Le coup était si fort que je suis tombé à genoux. Il m’a relevé et m’a donné plus de dix coups de bâton sur les mains. Ils m’ont ordonné d’enfoncer mon doigt dans l’anus de mon ami.. Alors, je l’ai fait. Ensuite, ils lui ont dit de me faire la même chose. Après, ils nous ont demandé de nous baiser à tour de rôle.

Nous l’avons fait de peur. Ils nous ont ordonné de pratiquer la flagellation l’un sur l’autre. A chaque fois, le policier me frappait à coups de rangers sur le visage. Ils ont tabassé B… à coups de crosse et de rangers».

Les réactions face à la torture

A la fin des événements d’octobre, et alors que la situation revient progressivement à la normale, les premiers témoignages sur la torture commencent à circuler. Il s’agit d’abord de simples rumeurs, puis la population, particulièrement les milieux intellectuels, artistiques et scientifiques, commencent à prendre conscience de l’ampleur qu’elle a atteint. La rue s’empare alors de la question, et une multitude de réunions, de rencontres, meetings, conférences, assemblées générales, ont organisées pour dénoncer la torture et provoquent un véritable bouillonnement la deuxième quinzaine d’octobre. Le débat est alors public, et finit logiquement par atteindre le sommet de l’Etat : le Président Chadli déclare que «tout dépassement sera sanctionné». Au congrès du FLN, un mois plus tard, il réaffirme sa position, tout en soulignant qu’il faut aussi parler de la violation de l’intégrité des personnes innocentes pendant les émeutes. Il s’agit de nombreux abus commis par les manifestants, mais les faits ne sont pas connus dans le détail. Ainsi, un médecin qui se rendait par route vers Blida avec sa femme a été bloqué par les manifestants, qui ont forcé sa femme à descendre de la voiture et à danser pendant que lui-même klaxonnait. Des vengeances personnelles ont été assouvies à l’égard des policiers, selon un haut responsable, donnant lieu à une nouvelle vendetta. «Les débordements de tous bords sont inévitables», ajoute ce haut responsable.

Le 16 octobre, les journalistes «dénoncent énergiquement l’utilisation de la torture et le recours à la violence physique et morale contre les citoyens», en soulignant les «traumatismes et conséquences» qu’elles peut avoir sur la «personnalité de notre jeunesse, leur avenir et leurs mentalités».

Les médecins organisent une série de marches et de rassemblements, à l’hôpital Mustapha d’Alger, notamment. Les universitaires agissent de même, particulièrement à Bab Ezzouar, Blida et Bouzaréah. Des comités populaires se forment, dont certains sont particulièrement actifs, en raison de la répression qui s’est abattue sur leurs localités, comme Ain Benian et Ain Taya. A la rai-décembre, une quarantaine de comités sont créés, et certains organisent de grandes actions de mobilisation. Les grandes villes bouillonnent, sous la poussée des intellectuels, et de divers courants politiques, comme le PAGS surtout, l’Organisation Socialiste des Travailleurs (OST), l’Organisation Révolutionnaire des Travailleurs (ORT), les islamistes, et de simples citoyens, dont des proches, des amis, ou eux-mêmes ont été victimes de la torture, d’arrestations arbitraires ou autres. Et pour couronner le tout, même la presse s’empare de ce thème : le mot «torture», utilisé pour l’Algérie, apparaît ainsi dans le quotidien El Moudjahid.

Les Universitaires de Bab Ezzouar adoptent le 17 octobre une déclaration appelant à une «mobilisation nationale contre la torture», qui aboutira à la création du «comité pour une mobilisation nationale contre la torture».

Soulignant qu’«une cause est perdue dès lors qu’elle se défend par la torture», cette déclaration ajoute : «La torture sous toutes ses formes physiques et morales, s’est institutionnalisée comme mode de traitement des différences d’opinion et des problèmes sociaux dans notre pays.

«Nous universitaires algériens, dénonçons avec force l’usage de la torture (électricité, baignoire, bastonnades, sodomisation d’adultes et d’enfants avec des bouteilles et des manches de pioches, viols d’enfants, administration de grésyl, etc … ) par les services de sécurité policiers et militaires lors des événements, en présence de certaines autorités civiles de haut niveau.

«Nous exigeons l’abolition définitive de cette pratique et l’inculpation des tortionnaires à quelque niveau qu’ils soient.

«Nous nous déclarons mobilisés, afin que soit brisée la loi du silence et du mensonge autour de la torture en Algérie, et pour que soit respectée l’intégrité physique et morale de chaque citoyen».

De son côté, Cheikh Sahnoun dénonce, le 28 octobre, «les méthodes sauvages utilisées par les services spéciaux chargés d’enquêter au sujet des derniers événements. Des informations concordantes et de nombreux témoignages révèlent que les méthodes utilisées ont été suscitées par les rancunes et la vengeance, et ont atteint des niveaux dignes des juridictions de l’Inquisition en Europe. Nous demandons à tous ceux qui ont été victimes des ces agissements d’avoir une attitude courageuse pour dénoncer ces services spéciaux, porter plainte et informer de ces pratiques l’opinion publique nationale et internationale. Cette dénonciation servira la justice, la défense et la liberté et isolera les coupables. Ces derniers sont d’ailleurs ceux-là mêmes qui s’opposent au changement.

«Nous demandons aux éléments honnêtes des services de sécurité qui se sont voués au service de la société d’assainir leurs rangs des individus nuisibles qui s’y sont infiltrés et qui ont déshonoré l’ensemble du corps.

«Que les forces de sécurité prennent garde d’être punies par la Justice divine, d’être sanctionnées par le peuple et d’être jugées par histoire qui ne pardonne pas».

«L’homme est présumé innocent jusqu’à preuve de sa culpabilité. La justice doit se prononcer en toute équité et indépendance, en défendant aussi bien les droits de l’accusé que ceux de l’accusateur. Les mesures coercitives ne doivent en aucun cas être utilisées pour obtenir des aveux. Le droit de poursuite judiciaire à l’encontre des responsables de ces atteintes doit être reconnu aux victimes .

«Les force de sécurité n’interviennent que pour rétablir l’ordre, et sans dépassement dans l’utilisation des moyens mis en ouvre. Elles ne doivent pas se substituer aux juridictions habilitées pour punir les auteurs des troubles.

Le 4 novembre, Cheikh Sahnoun lance un nouvel appel pour rendre visite aux blessés, aux victimes de la répression et aux familles des victimes, et de les aider.

Le «comité de mobilisation nationale contre la torture»

Le 23 novembre, le nouveau Ministre de la Justice, M. Ali Benflis, ancien membre du comité directeur de la Ligue des droits de l’homme, déclare à la chaîne 3 de la radio, qu’il a lui même donné des instructions aux procureurs généraux pour que «toute affaire de torture portée devant les tribunaux connaisse les suites prévues par le droit et la loi».

«Le gouvernement (de M. Kasdi Merbah) qui vient d’être nommé a pris l’engagement dans son programme de faire respecter l’indépendance de la magistrature». «Qui dit indépendance de la magistrature dit qu’il doit être donné suite à toute affaire engagée devant la justice». Les magistrats sont indépendants, et «ils jugeront en toute sérénité, en toute quiétude, en toute tranquillité, en leur âme et conscience et dans le respect de la loi, les affaires qui seront portées devant eux».

La ligue à laquelle avait appartenu M. Benflis a publié un rapport accablant sur la torture, et celle que préside Me Ali-Yahia a organisé une exposition sur la torture à Ryadh El Feth, à Alger, et rassemblé une série de témoignages.

Mais c’est surtout le «comité pour une mobilisation nationale contre la torture» qui prend le plus d’initiatives. Comprenant des militants du PAGS, tel Kateb, arrêté à la veille des événements d’octobre, ainsi que des militants d’autres organisations de gauche, et de nombreux intellectuels de renom, ce comité organise ou participe à une série de rassemblements, avec les médecins, les étudiants, les journalistes, les avocats, les intellectuels, les artistes. Il tente de coordonner l’action des multiples comités qui se forment ici et là, et en crée d’autres. En concertation avec des comités, notamment ceux des étudiants, très actifs, il organise une collecte en faveur des victime des émeutes, et engage une action pour dresser le bilan exact des émeutes. Il publie aussi un document sur la torture largement utilisé ici, intitulé «des témoignages accablants». Il organise aussi de grandes actions de démonstration.

Le jeudi 24 novembre, il organise une «marche contre la torture» entre l’université de Bab Ezzouar et le cimetière d’El-Alia, qui a failli tourner au drame. 8.000 personnes, selon Révolution Africaine, 800 selon le Ministère de l’Intérieur, ont pris part à cette marche, qui devait initialement mener les manifestants de l’université de Bab Ezzouar au cimetière d’El-Alia, en passant par l’avenue de l’ALN. Après avoir parcouru 50 mètres environ, les manifestants ont été bloqués par la police, un officier les a informés qu’ils ne pouffaient pas passer. Des discussions se sont engagées qui ont duré un quart d’heure, à la suite de quoi les manifestant ont décidé de prendre un autre itinéraire passant par la cité «Djorf», une zone d’habitation populaire de Bab Ezzouar.

A leur arrivée devant l’entrée du cimetière d’El-Alia, les manifestants se sont à nouveau trouvés confrontés à un barrage de gendarmes, dont une partie, munis de boucliers, barraient la route, et une autre partie, déployés sur un terrain vague, disposaient de pistolets-mitrailleurs et de lance-grenades lacrymogènes. Après de longues discussions qui n’ont pas abouti, un médecin, membre du comité, a affirmé la volonté des manifestants d’éviter les incidents. «Nous voulons montrer que les Algériens peuvent manifester sur la voie publique sans violence et en toute démocratie. La force et la démocratie se sont trouvées face à face. Elles ne se sont pas affrontées aujourd’hui, mais elles s’affronteront un jour», dit-il. Les manifestants sont ensuite revenus dans l’enceinte de l’université de Bab Ezzouar, où ils ont lu la «fatiha» et mis le drapeau en berne.

Auparavant, un meeting avait été organisé, avec la participation de médecins, écrivains, journalistes, artistes, étudiants, moudjahidates, etc… On notait notamment la présence du peintre Denis Martinez, Ben Brahim, Merzak Allouache (cinéastes), Youcef Sebti (écrivain), le Dr Djoudi, membre de la Ligue des Droits de l’Homme d’Ali Yahia, M. Halim Mokdad, ancien rédacteur en chef d’El-Moudjahid.

Sous les youyous, les chants comme «mes frères, n’oubliez pas vos martyrs, les martyrs d’octobre», ou «nous sommes toujours révolutionnaires», des témoignages sur la torture, dont certains poignants, ont été présentés, notamment par une vieille femme de Staouéli, dont le fils a été tué pendant les émeutes.

Le comité pour une mobilisation nationale contre la torture a tenté plusieurs fois d’organiser des meetings par la suite, mais ses démarches ont été rejetées. Le comité voulait notamment organiser de grandes démonstrations à la salle Harcha, au coeur d’Alger, mais la salle lui a été à chaque fois refusé. E s’est alors rabattu sur l’université de Bab Ezzouar, où les meetings ont moins d’impact.

Enfin, cinq mois après les événements d’octobre, aucun procès engagé par une personne torturée n’a abouti, selon les informations disponibles.

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