M. Kaddache: « La France doit assumer son passé devant le tribunal de l’Histoire »

Mahfoud Kaddache à propos de la torture en algérie

« La France doit assumer son passé devant le tribunal de l’Histoire »

N.H., Liberté, 12 décembre 2000

La question de la torture avant et durant la Révolution algérienne fait l’objet de débats soutenus dans les colonnes de la presse algérienne et française. Dépassant le strict champ éditorial des deux rives, le sujet s’étale avec largesse dans les joutes universitaires. L’historien algérien Mahfoud Kaddache vient de participer à un colloque international à la Sorbonne, intitulé La Guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises. Il nous en parle dans un entretien tout d’intérêt.

Liberté : Peut-on avoir une idée sur ce qui s’est dit lors de ce colloque ?

Mahfoud Kaddache : Toutes les communications ont abordé dans leur grande majorité la Guerre d’Algérie sous tous ses aspects. Et il y a eu ainsi plusieurs versions. Celle des historiens algériens, celle de certains Français, qui était plus ou moins objective et enfin celle qui penchait du côté du gouvernement français, soutenue pour la plupart du temps par des généraux qui ont pris part à la Guerre d’Algérie et qui ont présenté au cours de ce colloque des exposés qui montraient évidemment des analyses militaires françaises. Il y avait même, pour l’anecdote, quelqu’un qui a parlé d’une « victoire militaire française en 1962 ». Mais, ce qu’il faut retenir, c’est que l’affrontement entre ces versions s’est déroulé dans un cadre académique et scientifique. Les uns ont défendu leurs visions, les autres les ont réfutées. Mais, une chose est sûre, beaucoup de participants ont été amenés lors de ces débats à revoir leurs positions.

La question de la torture a-t-elle été soulevée lors de cette rencontre, sachant que celle-ci est à la une de l’actualité française ?

Il faut souligner que toutes les communications programmées pour ce colloque étaient préparées depuis déjà trois mois, c’est-à-dire à un moment où le débat sur la torture n’avait pas encore pris l’ampleur qu’il a prise dernièrement. N’empêche que durant les débats, la question fut abordée, surtout de la part des Algériens présents, en réponse à l’un des participants qui a présenté une communication intitulée « Les tentatives de rééducation des détenus algériens » qui a d’ailleurs suscité un vrai débat sur la torture pratiquée non seulement durant la Guerre d’Algérie, mais pendant tout le temps de la colonisation. Et là, il faut le souligner, personne des présents n’a nié cette vérité, certains généraux participants ont essayé de justifier mais sans jamais arriver à la limite de la négation.

Comment expliquez-vous ce brusque surgissement du débat sur la torture en Algérie maintenant ?

Avant de répondre, je tiens à préciser une chose : quant on parle de torture pratiquée en Algérie, il ne faut pas sous entendre celle liée seulement à la Guerre de Libération, la torture a existé en Algérie depuis le début de la conquête française en 1830. Il suffit de rappeler certains noms ou certains lieux pour le confirmer. Par exemple la tribu « El Ouffiâa » qui vivait du côté d’El Harrach (Maison-Carrée à l’époque), elle fut entièrement décimée, le général qui s’est ensuite converti à l’islam et qui se faisait appeler Youcef, était très connu dans la région pour sa collection des oreilles qu’il arrachait aux détenus « indigènes ». Il y a eu également « les bureaux arabes » qui sont en vérité les ancêtres des SAS connus à l’époque pour leurs durs interrogatoires. Tout cela se pratiquait déjà avant le sursaut nationaliste qui s’est réalisé avec la création du PPA en Algérie. Cela suppute bien sûr, le début d’une autre période où la torture sera présente plus que jamais, surtout les années cinquante et cinquante-et-un (50/51) qui coïncidaient avec l’arrestation de certains militants nationalistes suspectés de faire partie de l’organisation spéciale (OS) du parti PPA/MTLD, puis enfin, c’était la Guerre de Libération et la torture fut totalement, et avec l’appui des politiques français, institutionnalisée. Et pour ce qui est de votre question, je pense qu’avant de chercher cette sorte les tortionnaires, il faut expliquer le silence des Algériens qui eux, étaient des victimes. Plusieurs hypothèses se posent à nous : le silence par pudeur surtout du côté des femmes, la mort ou la disparition des victimes et puis, le silence calculé, celui que j’appelle « le silence diplomatique » qui était la voie choisie à l’époque, vu les nouveaux rapports qui ont commencé à se lier entre l’Algérie et la France. Tout le monde, les uns et les autres pensaient que le fait de ne pas aborder certains aspects douloureux de leur histoire commune ,était la meilleure manière de tourner la page et d’entamer une nouvelle ère. Mais voilà, 40 ans après, la France rouvre ce dossier noir, est-ce par remord ou par souci de vérité, ou tout simplement un calcul électoral? Pour nous Algériens, qu’importe ! Pourvu que le monde entier sache enfin ce qu’a enduré le peuple algérien par la faute des Massu, Bigeard, Le Pen, Challe… Aussaresses.

Certains de ces tortionnaires justifient la pratique de la torture par le fait qu’elle était une riposte aux atrocités commises par le FLN/ALN ?

C’est un argument sans aucun fondement. Premièrement, les exécutions sommaires et la torture se pratiquaient sans aucune poursuite judiciaire préalable.

Ce qui suppose que le détenu pouvait être innocent. Et deuxièmement, la position des deux parties ne peut pas se comparer, l’un torture pour maintenir sa domination sur tout un peuple, et l’autre a opté pour la guerre révolutionnaire pour libérer son pays colonisé et chacun d’eux avec ses propres moyens. Et là, il faut se rappeler la réponse de Ben M’hidi lorsque détenu, on lui a reproché l’utilisation des bombes qui tuaient beaucoup d’innocents « donnez-nous vos chars et vos avions et on vous laisse nos couffins ».

Peut-on considérer le débat comme étant un débat franco-français, puisqu’il interpelle plus la conscience française qui devrait enfin regarder en face son passé colonial afin d‘exhumer sa honte pour s’en libérer ?

Il est évident que les citoyens français qui ont à l’esprit les valeurs humanitaires et toute la philosophie de la politique libérale française, estiment qu’il est impératif pour la France, de reconnaître la torture pratiquée durant la Guerre d’Algérie, parce que cela va de sa crédibilité en tant que symbole des idéaux de la Révolution de 1789. Mais ceci ne veut nullement dire que ce débat ne concerne pas les Algériens. C’est de leur histoire qu’il s’agit.
Par conséquent, ils ne peuvent pas se tenir à l’écart. Quant on parle d’un d’un crime, on ne peut pas demander à la victime de faire comme si cela ne le concernait pas.

Le gouvernement français a exprimé dernièrement par le biais de son Premier ministre Lionel Jospin, une fin de non-recevoir à la demande de certains milieux intellectuels et politiques de créer une commission d’enquête parlementaire. Pour lui, cette tâche incombe uniquement aux historiens. Quel est votre avis ?

Effectivement, la mission des historiens est de dresser un tableau complet sur ce qui s’est passé avec toute objectivité, mais l’État français reste responsable de son armée et de ce que celle-ci a commis durant la guerre d’Algérie. Par conséquent, elle devrait participer pour établir cette vérité. Et si il y a lieu crimes contre l’Humanité qui souillent l’honneur de la France, à cette dernière d’assumer son rôle devant le tribunal qu’est l’Histoire, et de prendre ainsi l’attitude adéquate.

On croit même savoir que certains Algériens sont hostiles à l’idée d’avoir un droit de regard sur les archives françaises concernant la Guerre d’Algérie. Comment expliquez-vous cela ?

Il ne faut pas oublier qu’il y a eu un nombre incroyable de traîtres, et certains sévissent encore chez nous. Et puis même la France ne veut pas dévoiler toutes ses cartes.
Par exemple, elle n’ouvrira jamais les archives concernant les rapports que lui faisaient certaines grandes familles. Pour le simple fait que ce n’est pas dans son intérêt de dénoncer les familles dont certains membres ont pu accéder à des postes de décision dans l’Algérie indépendante. C’est tout simplement des calculs géo-politiques.

Votre conclusion à propos de ce débat en tant qu’historien ?

Je crois qu’on ne peut qu’être satisfait par la tournure qu’ont pris les évènements actuels. Ce sont les années de l’oubli et du mépris qui prennent fin pour que la vérité s’impose enfin en plein jour. Et là, il faut rendre hommage à ces intellectuels qui, non seulement ont aidé l’Algérie révolutionnaire, mais également reviennent 40 ans après pour être à côté de l’Algérie indépendante en assumant leur devoir de mémoire et de vérité. Comme j’espère aussi que le pays des torturés ne soit pas lui-même un pays où se pratique la torture.

 

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