Mohamed Garne, né d’un viol collectif dans un camp, demande réparation à l’Etat français

Mohamed Garne, né d’un viol collectif dans un camp, demande réparation à l’Etat français

Franck Johannès, Le Monde, 11 octobre 2001

Mohamed Garne, né d’un viol collectif dans un camp, demande réparation à l’Etat français

C’est sa dernière chance. Mohamed Garne, né du viol de sa mère par des soldats français pendant la guerre d’Algérie et devenu « français par le crime », n’a plus qu’un espoir : obtenir une pension, et donc une reconnaissance de l’Etat, pour retrouver une partie de son histoire.

La cour régionale des pensions devait examiner, jeudi 11 octobre, sa requête. Le commissaire du gouvernement, qui représente le ministre de la défense, y est franchement hostile; la cour, dans le doute, a ordonné une expertise, plutôt favorable. Mais il se joue devant cette obscure juridiction quelque chose de bien plus lourd: la reconnaissance d’un crime en Algérie, en dépit des amnisties qui ont jusqu’ici toujours étouffé le débat judiciaire.

Mohamed Garne est né le 19 avril 1960 en Algérie de père inconnu et d’une mère qu’il n’a pas connue : Kheïra Garne avait seize ans à sa naissance et le bébé a été mis aussitôt en nourrice. La nounou le battait et il a été hospitalisé à Alger avec des signes de rachitisme, puis placé dans une famille d’accueil, qui a explosé quand il avait quinze ans. Le mari buvait et on a renvoyé l’adolescent d’où il venait: à l’orphelinat. Le jeune homme, pourtant, a souvent rendu visite à ses parents adoptifs, pour savoir qui était son père. A l’automne 1977, « il a entendu son père adoptif, après une engueulade, lui jeter à la figure qu’il était le fils d’une pute, a témoigné une proche. Il a été pris d’une crise violente de désespoir, menaçant de se jeter par la fenêtre de mon appartement situé au 10eétage avant de s’enfuir dans la nuit. »

TENTATIVES DE SUICIDE

Le jeune homme a fait deux tentatives de suicide, a été hébergé jusqu’à vingt-cinq ans à l’orphelinat, a dormi deux mois en hôpital psychiatrique et trois ans en prison après avoir volé sa mère adoptive, « pour lui montrer que j’existais ». En 1985, il se marie, travaille comme infirmier et donne, l’année suivante, naissance à un enfant, qui réveille ses angoisses de filiation. Il lui a fallu trois ans pour retrouver la trace de sa mère, à Hydra, sur les hauteurs d’Alger (Le Monde du 9 novembre 2000). Il y est allé un soir de septembre 1988, il tombait des trombes d’eau, ce jour-là. Les gens regardaient avec méfiance ce type qui cherchait Kheïra Garne, on a fini par lui dire qu’elle habitait tout près, dans le cimetière. Elle était là, devant une sorte de grotte, aménagée entre deux tombes, une hache à la main. Mais quand il lui a dit qu’il était son fils, elle l’a embrassé.

Mohamed est revenu souvent et a fini par apprendre le nom de son père, Abdelkader Bengoucha, mort au combat contre les Français. Le jeune homme a poussé sa mère à faire les démarches pour qu’il prenne son nom, mais Kheïra n’a pas bougé et le fils s’est fâché. Il l’a assignée devant le tribunal et, après quatre ans de procédure, Kheïra Garne est venue témoigner, en 1994. La belle famille a prouvé qu’Abdelkader était stérile et que Mohamed ne pouvait être son fils. Alors Kheïra a avoué qu’elle avait été violée par les soldats, avant de s’évanouir en plein tribunal. Elle a raconté à Mohamed comment elle avait été découverte, en août 1959, après un bombardement. Comment elle avait été violée des nuits entières, puis frappée sur le ventre et à l’électricité dès qu’elle avait été enceinte.

Mohamed Garne, arrivé en France en 1998, a passé les années qui ont suivi sans sortir du cauchemar. Les psychiatres l’ont récupéré après des nuits d’errance dans les rues de Paris ou les bras tailladés à coups de rasoir, avec une idée fixe: faire reconnaître son histoire au seul père qu’on lui laissait: l’Etat français. Le tribunal des pensions militaires lui a refusé une rente le 14 mars 2000. En appel, le commissaire du gouvernement a estimé qu’il n’était qu’une « victime indirecte » de la guerre d’Algérie, et d’ailleurs seules les séquelles physiques, et non psychologiques, ouvrent le droit à une pension. Me Jean-Yves Halimi a pourtant montré que le bébé avait été frappé dans le ventre de sa mère et la cour a désigné en décembre 2000 un expert.

« SOUFFRANCE FŒTALE »

Le rapport du professeur Louis Crocq, psychiatre des armées et consultant à l’hôpital Necker, est net. Il juge Mohamed Garne atteint « de diverses infirmités, essentiellement psychiques » et évalue le taux d’invalidité à 60 %. Il voit trois causes à ses infirmités, toutes imputables « à la responsabilité de l’Etat français »: l’enfant a été séparé de sa mère, puis frappé par sa nourrice, c’est la première cause, « certaine », « directe » et « déterminante ». A cela s’ajoute « la cause vraisemblable d’une souffrance fœtale (…) éprouvée du fait des mauvais traitements et tentatives d’avortement » infligés à sa mère. L’expert ajoute encore une cause « directe et certaine », le choc trente ans après d’avoir appris qu’il avait été « conçu dans un camp de concentration » lors « d’un viol collectif ».

Le représentant du ministre de la défense n’a pas été trop convaincu et a suggéré, dans ses conclusions écrites, d’écarter le rapport. Le professeur Crocq a vertement répliqué au commissaire du gouvernement, « dont la compétence en psychiatrie est encore à démontrer » et dont l’argumentation « s’appuie sur deux assertions fausses et des contre-vérités scientifiques ». La vénérable cour régionale des pensions, qui n’est guère habituée à de si vifs éclats, attendait jeudi avec un zeste d’impatience la suite des débats.

 

 

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